mercredi 6 mai 2015

Témoignage sur la colonisation par l'agresseur : "Cette page, c'est pour toi que je l'écris"



À lire, un texte qui témoigne du phénomène de colonisation par l’agresseur et de la torture psychique qui en résulte chez la victime. Cette colonisation peut perdurer longtemps après les violences et transformer la vie des victimes en un véritable enfer, puisque les mots, le comportement, l’excitation de l’agresseur les envahissent régulièrement sans qu’elles sachent pourquoi, sans qu’elles identifient forcément que cela ne vient pas d’elles, mais de l’agresseur. Elles peuvent alors se penser monstrueuses, or c’est ce que leur a fait subir l’agresseur qui est monstrueux, pas elles.  



Cette page, c’est pour toi que je l’écris

Cette page, c’est pour toi que je l’écris, tu la liras peut-être et peut-être alors serons nous deux, deux au moins à nous battre contre eux et leurs souillures en nous, deux à tenter d’y mettre un terme sans y laisser nos peaux.
Je ne connais pas ton histoire, comme tu ignores la mienne, et si je te dis comme certains jours j’ai voulu arracher ma tête de mon buste et l’inonder de chlore et de javel pour arrêter de penser, si je te dis comme certaines heures j’ai voulu coudre mes paupières pour arrêter de voir, si je te dis comme certaines nuits c’est mon sexe gonflé de plaisir et de honte que j’ai voulu exciser, torturer, tuer, si je te dis comme j’ai voulu mourir et m’auto-détruire, si je te dis cela, c’est que je sais que toi aussi, certains jours, certaines heures, certaines nuits, tu l’as voulu.
Je suis aujourd’hui stupéfaite chaque fois qu’on me laisse seule avec un enfant, surtout le mien, stupéfaite de cette confiance inouïe que l’on me fait, stupéfaite aussi et surtout de constater comme toutes ces pensées et ces images surviennent de moins en moins depuis que j’ai appris, en juillet 2014, qu’elles ne venaient pas de moi, mais bien de lui, G.
De 1991 à juillet 2014, 23 ans d’invasions par effraction, à toute heure, à tout instant.
Et je me suis retrouvée peu à peu enterrée tremblante, pensées de boue après pensées de boue, écrasée sous ce poids qui ne peut se vivre autrement que dans la haine absolue de moi-même et dans la terreur quotidienne que ça se voit, que ça se sache.
Et aussi et surtout cette pensée poison obsédante depuis que je suis maman que je pourrai faire ce qu’il m’a fait à mon bébé, mon boubou, ma merveille.
Je me vivais monstre. Et jamais avant je n’aurai pu en parler, t’en parler. J’étais toute entière contaminée de honte.
J’avais neuf ans. J’en ai trente-quatre. Entre les deux, la guerre.
Être au cinéma et soudain une scène atroce de viol avec torture et sentir mes voisins révulsés et mon sexe gonflé.
Être dans le bain peau à peau avec mon nourrisson et penser que je pourrais le masturber.
Être seule à la maison et sentir l’angoisse fétide monter et taper vite vite sur google scène porno viol pour jouir et me calmer.
Garder mon garçon malade dans le grand lit pour la nuit et vouloir ses petits pieds sur mon sexe.
Être assise au bureau et lire un article sur la traite des femmes et imaginer que mon voisin me prenne violemment sur la table.
Être en train de changer la couche de mon bébé et son sexe est tout dur et imaginer le lécher avec ma langue.
Être en train de changer la couche de mon bébé de quelques mois et éviter de regarder son sexe de peur que.
Mille fois par jour, serrer les dents très forts, planter les ongles loin dans la peau pour que les doigts de G. se retirent de mon sexe.
Être en train de changer la couche et chanter, raconter une histoire, faire des blagues, surtout surtout remplir les interstices.
Acheter un vibromasseur en cachette pour ça aille plus vite et m’administrer des jouissances préventives.
Être enceinte et avoir tellement peur que ce soit un garçon que je n’arrive plus à respirer et que je me gifle pour me calmer.
Éviter de rester seule chez moi. Éviter de rester seule avec des petits garçons. Éviter de penser à ce que ça me fait d’y penser.
Être perdue.

Crédit photo : Alfred Borchard 

En juillet 2014, un livre noir. Je lis:
« En l’absence de prise en charge et de compréhension des mécanismes à l’origine de la mémoire traumatique, la victime subit ces réminiscences et le plus souvent y adhère comme à des productions psychiques émanant de ses propres processus de pensées, ce qui est particulièrement effrayant. 
Elle va se croire terrorisée, en état de panique, en train de mourir, alors que rien ne la menace.
Elle va se croire soudainement déprimée, n’ayant plus aucun espoir, avec comme seule perspective celle de se suicider et de disparaitre, alors que tout se passe bien pour elle et qu’elle aime la vie.
Elle va se croire coupable et avoir honte de ce qu’elle est, elle va se penser comme n’ayant aucune valeur, moche, débile, moins que rien, un déchet bon à mettre au rebut, alors qu’elle fait tout au mieux. Elle va se croire monstrueuse, agressive, perverse, capable de faire du mal, alors qu’elle ne cherche qu’à aimer. Elle va croire qu’elle désire des actes sexuels violents et dégradants, alors qu’elle ne rêve que de tendresse.»
Et brutalement mes yeux brûlent, ma gorge saigne, et je me mets à hurler dans l’enclos de mes deux mains. J’ai peur que mon coeur éclate en morceaux dorés. Tout ce grand paragraphe, c’est moi.
En vérité, je ne suis pas un monstre. Ces pensées de boue ne m’appartiennent pas. C’est lui qui s’excite à travers moi. Le temps d’un viol, il a pénétré au plus profond de ma citadelle, a uriné sur mon âme, a vomi sur mon innocence, a déféqué sur ma candeur. Et ses excréments jour après jour m’ont dégouliné au dedans, ont sali chaque recoin de mon être, à tâtons. Une invasion invisible impossible alors à déceler, à nommer, à comprendre. 
Mais depuis que je le sais, certains jours, certaines heures, certaines nuits, il n’est plus là.

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