lundi 30 novembre 2015

Nouvel article de la Dre Muriel Salmona paru dans Le Plus de l'Obs :Attentats à Paris : passé l'état de choc, voilà comment aider les victimes 24 novembre 2015










LE PLUS. Au lendemain des attentats du 13 novembre, la prise en charge psychologique des rescapés est essentielle. Des cellules d'aide ont ainsi été mises en place à Paris et en province. Comment soutenir les victimes, leurs familles, mais aussi les témoins de ces attaques ? Pour Muriel Salmona, psychiatre spécialisée dans la prise en charge des victimes, ce travail doit s'effectuer dans la durée.



Muriel Salmonapsychiatre, présidente de l'association Mémoire Traumatique et Victimologie ,

Édité par  Anaïs Chabalier  Auteur parrainé par Elsa Vigoureux

Publié le 24 novembre 2015






Passé l’état de choc émotionnel des premiers jours, que toutes les victimes et leur entourage ont ressenti, que va-t-il se passer pour ces personnes dans les semaines, les mois, voire les années qui viennent ? Comment prendre soin d’elles ?

Une prise en charge immédiate est nécessaire

Les actes terroristes atroces perpétrés vendredi 13 novembre à Paris et à Saint Denis sont des événements extrêmement traumatisants pour toutes les personnes qui en ont été victimes et toutes celles qui ont été impliquées plus ou moins directement : leurs proches, celles qui les ont secouru ou ont été témoins extérieurs des attentats, sans oublier toutes celles qui ont déjà vécu des actes criminels et dont le traumatisme se réactive, voire même toutes celles qui ont été exposées à des images traumatisantes et des informations stressantes en boucle.

Les traumatismes psychiques sont de véritables blessures neuro-psychologiques. Ils nécessitent une prise en charge immédiate, ce qui est en général proposé en urgence dans le cadre des cellules d’urgences médico-psychologiques.

Mais les troubles psychotraumatiques s’installent fréquemment dans la durée, parfois pendant des années, parfois de façon décalée, avec de lourds  retentissements sur la santé des personnes traumatisées. Il est alors impératif de continuer à les accompagner et à leur apporter des soins spécialisés.

Réanimer psychologiquement les victimes

Dans un premier temps, les personnes traumatisées ont besoin d’être secourues, sécurisées et protégées de tout stress. Il faut apaiser leur détresse et les sortir de leur état de sidération ou de prostration. Il s’agit de les réanimer psychologiquement, de les ramener dans le monde des humains.

Elles ont également besoin d’être entendues, soutenues et comprises. Il est important qu’elles puissent partager leurs émotions, leurs craintes, leurs questionnements en toute sécurité sans être culpabilisées, et en respectant leur rythme.

Le temps pour se libérer d’un tel traumatisme et pour apaiser une douleur morale si massive est un temps de réparation et d’intégration psychique, qui ne peut pas faire l’économie d’un travail d’élaboration et de mise en sens sur tout ce qui a été vécu et ressenti au moment des attentats et après, sur ce qui s’est passé, sur les terroristes et leurs stratégies, sur les contextes socio-politiques.

Un long et très lourd travail de deuil est à mener également.

Le traumatisme, une bombe à retardement

Pourtant, cette prise en charge dans la durée fait souvent défaut, or sans elle, les atteintes neurologiques sont à l’origine d’une mémoire traumatique (flashbacks, réminiscences intrusives, cauchemars...), qui peut se réactiver, parfois des mois ou des années après les attentats.

Cette mémoire traumatique est une véritable bombe à retardement qui, au moindre lien rappelant l’évènement traumatique, fait revivre à l’identique les pires moments comme une machine à remonter le temps incontrôlable (un cri, un bruit soudain, une douleur, la vue ou l’odeur du sang ou de la poudre, etc.).

C’est très violent, il s’agit d’une véritable torture qui doit absolument être prise en charge. Elle peut se désamorcer et être transformée, grâce à un traitement spécifique, en mémoire autobiographique.

La douleur peut se réactiver

Pour les personnes traumatisées, le temps n’est donc pas celui des médias, ni de toutes les personnes qui les entourent. C’est le plus souvent quand tout le monde cesse d’y penser, que leur douleur, qui était anesthésiée du fait d’un mécanisme de survie neuro-biologique (la dissociation traumatique) va se réactiver.

Ce décalage dans le temps va les mettre en porte-à-faux avec leur entourage, qui n’aura plus la disponibilité qu’il avait au moment des attentats, et qui ne fera pas forcément le lien entre ce mal être et les événements traumatiques.

Les victimes traumatisées, si elles n’ont pas été bien informées ainsi que leurs proches, courent le risque de se retrouver seules avec une effroyable souffrance, sans en comprendre l’origine (le lien peut être difficile à faire à distance), sans la protection, le réconfort, la compréhension, les soins et l’accompagnement nécessaire, en grand danger donc.

La réactivation peut parfois se faire des mois ou des années après le trauma. Pendant ce temps, les personnes sont déconnectées de leur souffrance par une anesthésie à la fois émotionnelle et physique. Il y a peu de signes extérieurs pouvant alerter un non-professionnel, elles n’ont qu’un sentiment de vide, d’être spectatrices de leur vie, et peuvent penser que finalement tout va plutôt bien et qu’elles n’ont pas besoin de soin, ni de soutien : rapidement l’entourage ne va plus se préoccuper d’elles.

Une sidération qui paralyse les victimes

Avoir été exposé, que l’on soit blessé physiquement ou non, à l’effroi, à la volonté de destruction inhumaine des terroristes, et à l’impuissance face à la mort, la détresse semée de façon aussi implacable autour de soi génère une effraction psychique et un état de sidération qui paralyse les représentations mentales et l’activité du cortex cérébral chargé d’intégrer.

Ces personnes en état de choc traumatique se retrouvent soit pétrifiées, dans l’impossibilité de bouger, de crier, de réagir, soit en pilote automatique avec des réactions plus ou moins adaptées. Cette sidération rend impossible le contrôle de la réponse émotionnelle et de la production d’hormones de stress qui rapidement devient extrême (stress dépassé) et représente un risque vital (cardiologique et neurologique) pour l’organisme.

Comme dans un circuit électrique en survoltage, pour éviter que tout ne grille, le cerveau va mettre en place un mécanisme de survie exceptionnel en faisant disjoncter le circuit émotionnel et en isolant la petite structure à l’origine du stress extrême : l’amygdale cérébrale.

Lors de cette disjonction, un cocktail morphine-kétamine inonde l’organisme, et la personne se retrouve déconnectée de ses émotions et de sa perception de la douleur : c’est ce qu’on appelle un état de dissociation traumatique. La disjonction empêche la mémoire émotionnelle et sensorielle d’être intégrée et différenciée par une autre structure cérébrale essentielle : l’hippocampe. Elle va rester piégée dans l’amygdale cérébrale, c’est ce qu’on appelle la mémoire traumatique.

Différentes stratégies de survie

Les personnes traumatisées, tant qu’elles restent exposées au stress, au danger, ou à son rappel omniprésent vont dans l’ensemble rester dissociées et anesthésiées, comme le décrit si bien le journaliste Philippe Lançon dans son dernier article

Et c’est à distance, lorsque plus personne n’en parlera, et qu’elles seront protégées de tout stress, que la mémoire traumatique apparaitra et leur fera revivre la détresse initiale, la sensation de mort imminente avec son cortège d’émotions, de douleurs extrêmes.

Si elles ne sont pas prises en charge et si aucun lien n’est fait alors avec le trauma, elles vont être condamnées à mettre en place des stratégies de survie de deux types : des conduites d’évitement, de contrôle et d’hypervigilance pour éviter toute explosion de mal-être, et des conduites dissociantes pour anesthésier ces ressentis liés à la mémoire traumatique avec des drogues, de l’alcool ou des mises en danger et des conduites à risque.

Ces comportements sont très invalidants et sont un facteur de risque pour la santé des personnes traumatisées (souffrance très graves, risque de suicide et maladies liées au stress et aux conduites addictives). 

Une urgence de santé publique

Pour les personnes traumatisées, ainsi que pour tout l’entourage des victimes, il est donc impératif de savoir reconnaître les blessures psychiques pour tenir compte de leurs manifestations et d’être informé sur les conséquences très lourdes qu’elles peuvent avoir.

Et rappelons pour finir, la nécessité d’une offre de soin accessible, sans frais par des professionnels qualifiés et formés, dans un cadre sécurisé, accueillant et pluridisciplinaire. 

Les centres pouvant proposer ces soins sont rares, les professionnels formés sont trop peu nombreux. Pourtant, il s'agit d'une urgence humanitaire et de santé publique. Les pouvoirs publics doivent donc agir en conséquence pour respecter le droit des victimes à recevoir des soins de qualité.
  

lundi 16 novembre 2015

Comment prendre soin des personnes traumatisées par les attentats du 13 novembre 2015 ? Article de la Dre Muriel Salmona 16 novembre 2015


Comment prendre soin des personnes traumatisées par les attentats de Paris du 13 novembre 2015 ?






Les actes terroristes atroces perpétrés vendredi 13 novembre à Paris et à Saint Denis sont des événements extrêmement traumatisants pour toutes les personnes qui en ont été victimes, directement ou indirectement. Le risque de développer à court, moyen et souvent long termes des troubles psychotraumatiques est majeur pour toutes ces personnes, et nécessite une prise en charge spécifique par des professionnels formés, pour les prévenir ou les traiter. Cette prise en charge est d’autant plus efficace qu’elle est précoce, mais elle pourra se faire à tout moment. 

Pour tout l’entourage des victimes, qu’il soit familial, amical ou professionnel il est impératif de savoir reconnaître les blessures psychiques pour tenir compte de leurs manifestations, et d’être informé sur les conséquences très lourdes qu’elles peuvent avoir, pour accompagner, comprendre et soigner au mieux les personnes traumatisées, les sécuriser, être solidaires avec elles et leur éviter des souffrances supplémentaires.

Les personnes traumatisées ont avant tout besoin d’être secourues, sécurisées, soignées, entourées de chaleur humaine, d’humanité et de solidarité pour les réconforter, les rassurer et apaiser leur détresse et les sortir de leur état de sidération ou de prostration. Elles ont besoin également d’être entendues, soutenues et comprises, il est important qu’elles puissent partager leurs émotions, leurs craintes, leurs questionnements en toute sécurité sans être culpabilisées, sans ressentir qu’elles gênent ou sont inadéquates, et en respectant leur rythme. 

De plus, et c’est essentiel, elles ont besoin d’être informées sur les impacts traumatiques et de savoir que leurs réactions sont normales et universelles en cas de situations de violences aussi extrêmes que ces massacres terroristes.

Tous ces besoins ne sont pas qu’immédiats ou post-immédiats, ils sont pendant des mois, voire des années tout aussi nécessaires, suivant l’ampleur du traumatisme, d’autant plus si la prise en charge n’a pas été suffisamment spécifique et prolongée comme c’est souvent le cas. 

Il faut du temps, des informations précises, de la patience, une solidarité sans faille, et un accompagnement spécialisé…

Et c’est normal : le temps pour se libérer d’un tel traumatisme et pour apaiser une douleur morale si massive est un temps de réparation et d’intégration psychique qui ne peut pas faire l’économie de tout un travail, de compréhension et d’élaboration sur tout ce qui a été vécu et ressenti au moment des attentats et après, sur ce qui s’est passé, sur les terroristes et leurs stratégies, sur les contextes socio-politiques, un long et très lourd travail de deuil est à mener également, tout cela nécessite un accompagnement éclairé, dans la durée. 

Or il est rare que les victimes bénéficient longtemps de cet accompagnement, souvent l’entourage, au bout de quelques semaines, ne tient plus compte des traumatismes et de la douleur morale des victimes, elles se retrouvent fréquemment seules à devoir survivre avec des symptômes psychotraumatiques qui ne se font pas oublier et continuent à les envahir, particulièrement, comme nous le verrons, avec la mémoire traumatique et son cortège de flash-backs, réminiscences, cauchemars, comme si les attentats étaient encore et toujours en train de se produire, telle une torture sans fin. 

Il est essentiel de ne pas confondre la guérison du traumatisme et l’oubli, la cicatrice douloureuse de l’évènement monstrueux restera mais la victime ne revivra plus celui-ci à l’identique avec la même détresse, la mémoire traumatique aura fait place à une mémoire autobiographique .

D’où l’importance que tout le monde soit informé précisément de qu’est un traumatisme psychique, des mécanismes à l’œuvre et des conséquences sur la vie des victimes, seul moyen de comprendre les réactions des victimes traumatisées et de reconnaître à son juste niveau leurs souffrances, et d’être le plus bien-traitant et aidant possible. Les proches doivent avoir les outils pour comprendre que toutes les réactions traumatiques de la victime - particulièrement les phénomènes de sidération, de mémoire traumatique et de dissociation.


De quoi parle-t-on, qu’est-ce qu’un psychotraumatisme ?

Les troubles psychotraumatiques sont des conséquences normales et universelles de violences, ils sont d’autant plus fréquents que les violences sont extrêmes, terrorisantes et impensables, comme l’ont été ces attentats. Ces conséquences s’expliquent par la mise en place de mécanismes neuro-biologiques et psychiques de survie  à l’origine d’une mémoire traumatique. 

Les atteintes sont non seulement psychologiques, mais également neurologiques avec des dysfonctionnements importants des circuits émotionnels et de la mémoire qui sont visibles sur des IRM (Imagerie par Résonance Magnétique). Si ces troubles sont présents pendant plus d’un mois après l’attentat, on considère que la personne souffre d’un État de Stress Post-Traumatique (ESPT), au delà de 3 mois on considère que cet état s’est chronicisé. 

Les troubles psychotraumatiques sont caractérisés par un symptôme central : la mémoire traumatique (avec des reviviscences, des flach-backs, des cauchemars), à laquelle sont associés des conduites d’évitement et de contrôle, des symptômes dissociatifs que nous allons décrire plus précisément, et une hyperactivation neuro-végétative (irritabilité, sursaut, insomnie).

Les troubles sont évolutifs dans le temps et les personnes ayant été exposées à un traumatisme majeur devront - au-delà d’une prise en charge immédiate - être traitées ou tout au moins surveillées pendant des mois (la mémoire traumatique peut apparaître à distance) pour éviter la chronicisation de leurs troubles à moyen et à long termes, et de lourdes conséquences sur leur santé.

Il est utile de rappeler que la gravité de l’impact psychotraumatique n’est pas lié à une fragilité psychologique de la victime (une vulnérabilité liées à l’âge, comme pour les enfants, ou à certains handicaps, ne fait qu’intensifier les symptômes), mais à la monstruosité de l’agression, au caractère particulièrement terrorisant, atroce et inhumain des violences, à l’impuissance totale ressentie ainsi qu’à la mise en scène terrorisante et à l’intentionnalité destructrice inconcevable des terroristes qui créent une effraction psychique et un état de choc avec une sidération, c’est à dire une paralysie de toute l’activité du cortex cérébral. 

Une sidérération

Sidérée, la victime se retrouve alors dans l’incapacité de réagir de façon réfléchie, elle reste pétrifiée ou agit sur un mode automatique. Cet état de sidération (que souvent la victime va se reprocher alors qu’il n’est pas contrôlable) est à l’origine de toute une cascade de réactions traumatiques, il met le cerveau dans l’incapacité de contrôler la réponse émotionnelle qui rapidement devient extrême avec une sur-production d’hormones de stress (adrénaline et cortisol). 

Un stress dépassé

Ce stress dépassé représente un risque vital cardiologique et neurologique, pour y échapper le cerveau met en place des mécanismes de sauvegarde exceptionnels pour désactiver de force la réponse émotionnelle : comme dans un circuit électrique en survoltage, il provoque une disjonction avec la production par le cerveau d’un cocktail aux effets morphine-kétamine like. 

Une disjonction de survie

Cette disjonction interrompt à la fois le circuit émotionnel et isole la structure cérébrale à l’origine de la réponse émotionnelle (l’amygdale cérébrale), ce qui entraîne ce qu’on appelle une dissociation traumatique avec une anesthésie émotionnelle (la victime est déconnectée, elle se sent spectatrice de l’évènement qui lui paraît irréel). La disjonction interrompt également le circuit de la mémoire, la mémoire des évènements ne peut pas être intégrée ni transformée en mémoire autobiographique par l’hippocampe (structure cérébrale qui est le système d’exploitation de la mémoire, des apprentissages et des repérages temporo-spatiaux) ce qui entraîne une mémoire traumatique (flash-back, réminiscences, cauchemars). 

Une mémoire traumatique

C’est cette mémoire traumatique brute, bloquée dans l’amygdale cérébrale, non intégrée, non différenciée, qui, au moindre lien rappelant les violences, les fera revivre à la victime à l’identique comme une machine à remonter le temps, avec les mêmes images atroces, les mêmes cris et tirs entendus, les mêmes émotions telles que la terreur, la détresse et le désespoir, et les mêmes perceptions qui leurs sont rattachées (images, odeurs, bruits, paroles, cris, douleurs fulgurantes). Par exemple un pétard qui explosera, pourra déclencher une attaque de panique, tout comme des cris, la vue du sang, etc. Cette mémoire traumatique colonisera la victime et transformera sa vie en un terrain miné, avec d’intenses souffrances et des sensations de danger permanent, l’obligeant à mettre en place des stratégies de survie coûteuses, épuisantes et souvent handicapantes comme des conduites d’évitement (contrôle, hypervigilance, phobies, TOC ) et des conduites dissociantes pour s’anesthésier comme lors de la disjonction initiale (conduites addictives, mises en danger, conduites à risque).

Les phénomènes de mémoire traumatique permettent de comprendre qu’il est impossible pour les victimes traumatisées de prendre sur elles, d’oublier, de passer à autre chose, de tourner la page, comme on le leur demande trop souvent… Il est important d’expliquer à l’entourage que lorsque cette impressionnante mémoire traumatique sera traitée et transformée en mémoire autobiographique, la victime pourra se remémorer les violences sans les revivre. En attendant les proches doivent être patients, et ne pas paniquer pour ne pas aggraver la détresse de la victime.

Une dissociation traumatique

De même, les phénomènes de dissociation péri-traumatiques que présentent souvent les victimes peuvent être trompeurs et faire croire que la victime ne va pas si mal puisqu’elle a l’air calme, détachée, voire même parfois elle peut être souriante comme si rien de grave ne s’était passé. Cet état discordant avec la situation traumatique doit alerter, il est l’indice d’un état de dissociation et d’un traumatisme majeur. L’état dissociatif ne signifie pas que la personne n’est pas en état de détresse, elle est privée de ses émotions et ne peut pas les exprimer. La dissociation n’empêche nullement d’être traumatisé, et c’est même le contraire, les victimes dissociées ont une tolérance aux violences et à la douleur qui font qu’elles ne pourront pas se protéger au mieux de situations dangereuses, et qu’elles seront encore plus traumatisées, avec une mémoire traumatique qui se rechargera d’autant plus, se transformant en une bombe à retardement. Parfois l’état dissociatif est tel que les personne peuvent être stuporeuses, totalement confuses et désorientées, amnésiques, sans notion du temps qui s’écoule, elles peuvent faire des «fugues» dissociatives et errer sans savoir qui elles sont, et où elles sont.

Ces symptômes dissociatifs s’installent parfois durant une longue période et masquent alors la mémoire traumatique (elle est anesthésiée), et font que l’entourage peut avoir du mal à reconnaître les victimes, elles semblent avoir changé totalement de personnalité (elles peuvent paraître étranges, difficiles à comprendre, avec des comportements paradoxaux). Comme nous l’avons déjà expliqué ces symptômes dissociatifs conduisent l’entourage des victimes à sous-estimer leur souffrance et l’intensité de son traumatisme, et à ne pas ressentir d’émotion face à elle, les processus d’empathie (par l’intermédiaire des neurones miroirs) étant désactivés par la dissociation traumatique. La dissociation est souvent perçue par les proches, comme de la résilience et les proches vont considérer qu’il n’y a plus de traumatisme, ce qui les rend moins compatissants et plus exigeants, voire facilement agacés devant des absences de réactions et des troubles cognitifs qui peuvent être pris pour de l’indifférence ou de la mauvaise volonté. Les personnes dissociées peuvent alors subir un véritable harcèlement psychologique avec des remarques désagréables et blessantes incessantes pour les faire  réagir.

Pour éviter cela, il faut aider les proches à prendre en considération que la souffrance et la détresse de la victime sont rendues inaccessibles par la dissociation et qu’il est nécessaire de les reconstruire mentalement. Connaître le processus d’absence d’activation des neurones miroirs face à une personne dissociée, permet de l’identifier et de lutter contre cette anesthésie émotionnelle et cette indifférence induite, de comprendre qu’au contraire il faut encore plus s’inquiéter pour elles, puisque cela signifie qu’elles sont très traumatisées. 

Mais, quand la personne sort de son état dissocié (le plus souvent parce qu’elle est à distance de l’événement traumatisant, sa mémoire traumatique (qui n’est plus anesthésiée par la dissociation) risque fortement d’exploser, déclenchant des réactions émotionnelles exacerbées (état d’agitation et de panique, sensation de mort imminente). C’est important que l’entourage comprenne qu’il s’agit encore d’un processus psychotraumatique normal, et que la victime ne devient pas folle, ni «hystérique». 

Sans une prise en charge adaptée, sans soutien et protection, ces troubles psychotraumatiques peuvent durer des années, des dizaines d'années, voire toute une vie. Ils sont à l’origine d’une très grande souffrance mentale et d’un possible risque vital (suicide, conduites à risque, accidents, maladies). Ils ont un impact considérable démontré par les études internationales que ce soit sur leur santé mentale (troubles anxieux, dépressions, troubles du sommeil, troubles cognitifs, troubles alimentaires, addictions, etc.), ou physique (troubles liés au stress et aux stratégies de survie), et leur qualité de vie.



Quelles sont les personnes qui risquent d’être traumatisées ?

Les victimes directes sont les plus exposées au risque de traumatisme majeur. Ce sont celles qui ont subi les attentats, et qui, blessées ou non, ont été soudain plongées dans la terreur la plus totale et la plus implacable, confrontées à la barbarie insensée des terroristes, exposées avec leurs proches au risque d’être tuées, et qui ont vu autour d’elles de nombreuses personnes mourir, être gravement blessées, mutilées. 

Puis viennent les personnes qui ont été pendant les attentats des témoins non exposés directement aux terroristes, sans être menacés d’être blessés ou tués (témoins à distance, proches qui ont eu les victimes au téléphone pendant l’attentat).

Ensuite celles qui ont secouru les victimes (forces de l’ordre, pompiers, soignants qui ont été confrontés à des grands blessés de guerre, dont ils n’ont pas l’expérience pour la plupart) ou bien celles qui sont arrivés après et qui on vu les blessés et les cadavres mutilés, les victimes en état de très grande détresse, le sang, etc.(voisins, passants).

Et enfin, les victimes indirectes que sont les proches, la famille, les amis, les connaissances de celles et ceux qui ont subi les attentats, qui ont été assassinés ou y ont survécu blessés physiquement et/ou psychiquement. 

Mais il ne faut pas oublier également les personnes qui n’ont pas été victimes directes ou indirectes des attentats mais dont le passé traumatique peut être réactivé et les re-traumaiser (victimes d’attentats précédents ou d’autres violences, maltraitance, viols, etc.) par eux-ci. 


Quelle prise en charge ?

Dans un premier temps, protéger, mettre en sécurité rassurer et réconforter les victimes et prendre en charge leur état de stress ou de choc émotionnel est primordial. Aller vers elles, s’assurer que leurs besoins fondamentaux sont assurés (ne pas avoir froid, ni faim, ni soif, être à l’abri et au calme, ne pas être isolées). Donner des informations fiables, répondre aux questions concernant la situation, l’état des autres victimes, sur ce qui va se passer dans l’immédiat et plus tard. 

Il est essentiel, de prendre en charge le choc psychotraumatique initial, la détresse et la souffrance psychologique, l’état de sidération, la dissociation traumatique et le stress aigu, ce qui permet de prévenir la mise en place d’une mémoire traumatique à long terme (protéger les victimes d’un surcroit de stress, traiter la douleur et contrôler les excès de stress par un traitement). 

Il faut qu’elles puissent exprimer leurs émotions (la peur, la tristesse, la rage, le désespoir, l’incompréhension, etc.), ce n’est pas grave de pleurer, tout au contraire. Partager leurs ressentis, comprendre leurs réactions est très important pour s’apaiser et pour se dé-culpabiliser par rapport à une impossibilité de réagir (sidération), à un état de confusion, de perte de repères et d’anesthésie émotionnelle (dissociation), ou à des expériences d’angoisses extrêmes et d’état de panique.

Nous l’avons vu les victimes sont souvent en état de dissociation, perdues, confuses, il est important de leur donner des repères, il faut leur parler, leur tenir un discours cohérent, rassurant, permettre de reprendre doucement contact avec la réalité : «je suis là avec vous, tout est fini, vous ne risquez plus rien, vous êtes en sécurité à tel endroit, il est telle heure, je vais vous expliquer comment vous êtes arrivés ici et ce qui va se passer».

Rassurer les personnes traumatisées sur leur état est important,  leur dire qu’avec ce qui est arrivé, il est normal d’avoir été terrorisé, dépassé par ses émotions, normal de n’avoir pas pu réagir sur le moment (sidération), normal d’avoir un sentiment d’impuissance très douloureux, normal de ne plus ressentir ses émotions et d’avoir un sentiment d’irréalité, de déconnexion, normal d’être perdu, ne plus savoir où on est (dissociation). Normal d’être envahi par des images atroces, de revivre sans cesse une ou des scènes, de réentendre des bruits, des cris, de ressentir à nouveau des douleurs, une panique, etc. (mémoire traumatique). Mais qu’avec un accompagnement sécurisant et des soins cela va s’atténuer et disparaître petit à petit. 

Pour les victimes, bénéficier du soutien, de la reconnaissance, de la solidarité, de la compréhension, de l’accompagnement  et de l’aide des équipes de secours et de son entourage est salvateur, et représente un atout énorme pour se reconstruire.

Il ne s’agit pas que les victimes fassent à tout prix le récit de ce qui s’est passé ; dans un premier temps c’est trop difficile et cela réactive les sentiments de terreur. La disjonction traumatique au moment du stress extrême, fait que tout ce qui se passe après elle, est engrangé comme un magma indifférencié dans l’amygdale cérébrale, il faudra un travail patient pour tout remettre en ordre chronologique, pour reconstituer, nommer, faire un récit, comprendre ce qui a été vécu, ressenti de façon cohérente, intégrable, sans revivre aussitôt l’état de sidération qui va faire redisjoncter le circuit.

En quoi consiste une thérapie post-traumatique ?

le thérapeute spécialisé en psychotraumatologie sert de guide et d’éclaireur dans les moments les plus difficiles, et de « cortex cérébral de secours » en cas de sidération (comme un disque dur extérieur qui prend le relais en cas de nécessité), il va identifier la mémoire traumatique, qu’il faut localiser puis patiemment la désamorcer. Ce travail de repérage permet aux victimes de revisiter les violences sans que la sidération ne les envahisse à nouveau. Cela peut se faire grâce à la construction d’une analyse précise et pertinente, et d’une organisation chronologique cohérente, du déroulement des violences, des mises en scène des agresseurs et du vécu émotionnel et comportemental des victimes, qui permettent aux victimes de récupérer une capacité de contrôle émotionnel. Avec cette capacité, les circuits émotionnels et de la mémoire ne disjonctent plus à chaque évocation, les victimes ne sont plus dissociées et la mémoire des violences peut s’intégrer petit à petit en mémoire autobiographique. Parallèlement, l’identification de la mémoire traumatique permet aux victimes de séparer ce qu’elles sont de ce qui les colonise et provient des violences et des agresseurs. Elles sont alors libérée de la haine et de la destruction que l’agresseur a déversées en elles, peuvent s’éprouver à nouveau telles qu’elles sont, et retrouver leur personnalité et leur estime de soi.

Il s’agit donc, en d’autres termes, de faire des liens en réintroduisant des représentations mentales pour chaque manifestation de la mémoire traumatique (remise en sens), de « réparer » l’effraction psychique initiale, la sidération psychique liée à l’irreprésentabilité des violences. Pour revisiter le vécu des violences, le thérapeute accompagne pas à pas les victimes tel un « démineur professionnel », dans le cadre sécurisant de la psychothérapie, pour que ce vécu puisse petit à petit devenir intégrable, car mieux représentable, mieux compréhensible, en mettant des mots sur chaque situation, sur chaque comportement, sur chaque émotion, en analysant avec justesse le contexte, ses réactions, le comportement de l’agresseur. Cette analyse poussée permet au cerveau associatif et à l’hippocampe de reprendre le contrôle des réactions de l’amygdale cérébrale, et d’encoder la mémoire traumatique émotionnelle pour la transformer en mémoire autobiographique consciente et contrôlable. 

Le but de la prise en charge psychothérapique, est donc de ne jamais renoncer à tout comprendre, à remettre en sens. Tout symptôme, tout cauchemar, tout comportement qui n’est pas reconnu comme cohérent avec ce que l’on est fondamentalement ou ce que l’on devrait être, toute pensée, réaction, sensation incongrue doit être disséquée pour la relier à son origine, pour l’éclairer par des liens avec les violences subies. Par exemple une odeur qui donne un malaise et envie de vomir se rapporte à une odeur de poudre ou de sang, une douleur qui fait paniquer et donne la sensation de mourir se rapporte à une douleur ressentie lors de l’agression, un bruit qui paraît intolérable et angoissant est un bruit entendu lors des violences comme les bruits de tirs ou d’explosion. Une heure de la journée peut être systématiquement angoissante ou peut entraîner une prise d’alcool, des conduites boulimique s’il s’agit de l’heure de l’attentat.

Rapidement, ce travail se fait quasi automatiquement chez les personnes traumatisées et permet de sécuriser le terrain psychique, car lors de l’allumage de la mémoire traumatique le cortex pourra désormais contrôler la réponse émotionnelle et apaiser la détresse, sans avoir recours à une disjonction spontanée ou provoquée par des conduites dissociantes à risque, les atteintes neurologiques pourront se réparer grâce aux capacités de neurogénèse et de neuro-plasticité du cerveau. 

La restauration de la capacité de modulation de la réponse émotionnelle peut être visualisée par des IRM : lors d’une exposition à un récit de violences de guerre sur des vétérans traumatisés, avant et après traitement. Avant traitement, lors de l’exposition au récit de guerre, l’IRM montre un hippocampe qui, à l’allumage de la mémoire traumatique, est totalement hors circuit, et une amygdale énorme non contrôlée et très active (très colorée sur l’IRM fonctionnelle) entraînant une attaque de panique et une dissociation. Alors qu’après traitement, l’hippocampe est très actif et très coloré lors de l’allumage d’une amygdale de petite taille et peu colorée, car bien modulée et dont le contenu est intégré aussitôt en mémoire autobiographique par l’hippocampe. Non seulement le récit de violences n’entraîne pas de réaction émotionnelle explosive chez le vétéran mais il permet d’intégrer les nouvelles réminiscences des violences qu’il a déclenché, et de déminer un peu plus sa mémoire traumatique.

Les proches pourront aider les victimes à rechercher les liens qui déclenchent sa mémoire traumatique pour l’aider à mieux la contrôler. Ce qui est crucial, c’est que les proches restent calmes, confiants, parlent aux victimes pour les ramener dans le monde actuel, en les rassurant et en leur décrivant ce qui se passe, ce qui permet de les aider à sortir du passé où la mémoire traumatique, véritable machine à remonter le temps, les a bloquées. 

Plus les victimes et leur entourage comprennent ce qui se passe, plus la mémoire traumatique peut être contrôlée et désamorcée (c’est le principe du traitement). 

Comme nous l’avons vu, pour éviter d’allumer cette mémoire traumatique, tant qu’elle n’est pas désamorcée, les victimes sont obligées de mettre en place des stratégies de survie coûteuses, souvent handicapantes comme les conduites d’évitement, et parfois dangereuses, incompréhensibles et paradoxales, comme les conduites à risque et les mises en danger.

Devant tous ces comportements déstabilisants, déconcertants et angoissants, l’entourage ne doit pas s’en prendre aux victimes, ni paniquer. Il est tout à fait contre-productif de faire la morale aux victimes pour «qu’elles prennent sur elles, qu’elles passent à autre chose». Il s’agit avant tout de comprendre et de rechercher ce qui provoque l’exacerbation des stratégies de survie, de faire des liens pour désamorcer la mémoire traumatique (par exemple pour une alcoolisation massive, repérer que celle-ci a toujours lieu à l’heure où l’attentat s’est produit). De bien comprendre aussi que ce n’est pas une question de mauvaise volonté des victimes, ni de pathologie psychiatrique : les troubles psychotraumatiques ne sont pas une maladie mentale (ils sont malheureusement souvent renvoyé comme telle par méconnaissance et manque de formation), tout comme une fracture due à des coups n’est pas une maladie osseuse, ce sont des blessures produites par des violences, qui peuvent plus ou moins bien cicatriser suivant la gravité de l’atteinte, la qualité des soins donnés et l’exposition à d’autres violences, et tout comme avec une fracture le tissu osseux à une grande capacité de réparation (ostéogénèse), il en est de même pour le tissu nerveux du cerveau (neurogénèse et neuroplasticité). Le plus important est donc de prodiguer des soins adaptés et de protéger les victimes contre de nouvelles violences.

L’entourage doit donc être solidaire et bienveillant dans la durée avec les personnes traumatisées. Il doit leur apporter tout le soutien nécessaire, les accompagner, les aider à trouver les informations indispensables et les professionnels ressources qualifiés qui leur seront le plus utiles. Il est essentiel de  respecter le  temps des victimes, de ne rien leur imposer, d’être patient et confiant, une prise en charge de qualité permet aux personnes de ne plus être colonisées par la mémoire traumatique des attentats, ce qui est libérateur et leur permet de ne plus survivre, mais de vivre avec un passé traumatique certes très douloureux mais qui n’est plus une bombe à retardement. 


Et rappelons pour finir, la nécessité d’une offre de soin accessible proposant des prises en charge gratuites par des professionnels qualifiés et formés à la psychotraumatologie, dans un cadre sécurisé, accueillant et pluridisciplinaire. Ces centres sont très rares, les professionnels formés sont trop peu nombreux, il s'agit d'une urgence humanitaire et de santé public, les pouvoirs publics doivent agir en conséquence.


Dre Muriel Salmona, présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie
Paris le 15 novembre 2015




Pour en savoir plus :

Pour en savoir plus sur les mécanismes et les conséquences psychotraumatiques des violences et leur prise en charge sur :

mes livres : Le livre noir des violences sexuelles, Dunod, 2013 et Violences sexuelles Les 40 questions-réponses incontournables, Dunod, 2015
Louis Crocq 16 leçon sur le trauma, Odile Jacob, 2012
et mes articles référencés sur :
- Salmona M. La mémoire traumatique. In Kédia M, Sabouraud-Seguin A (eds.). L’aide-mémoire en psychotraumatologie. Paris : Dunod, 2008.
et avec le Dr Patrice Louville : Clinique du psychotraumatisme dans le dossier Le traumatisme du viol, revue Santé Mentale, 176, mars 2013
les brochures d’information de l’association à destination des jeunes :
Information sur les violences et leurs conséquences sur la santé,  texte de la Dre Muriel Salmona, distribuées gratuitement par l’association avec le soutien de la préfecture d’Ile de France, à télécharger sur le site memoiretraumatique.org  : http://www.memoiretraumatique.org/assets/files/Documents-pdf/Brochure_victimologie-102012.pdf

Pour une prise en charge et un accompagnement :

Le numéro d'information et d'assistance aux victimes et à leurs proches 0800 40 60 05

Un lieu d'accueil destiné à accueillir les familles des victimes des attentats de Paris a été ouvert samedi sur le site de l'Ecole militaire.
Ce centre, situé 1, place Joffre à Paris, « mobilise les cellules de soutien psychologique du Samu de l'APHP (Assistance publique - hôpitaux de Paris), du service de santé des armées et de la Sécurité civile, ainsi que les associations agréées de sécurité civile (Croix-Rouge, Protection civile) », a précisé le ministère. « Les familles y reçoivent les informations utiles de la part des autorités ainsi qu'un soutien psychologique », selon le ministère qui rappelle qu'« un premier niveau de prise en charge pour les personnes impliquées est assuré depuis vendredi soir par les mairies des 10e et 11e arrondissements de Paris »
Les CUMP cellules d’urgence médico-psychologique : http://www.sante.gouv.fr/les-cellules-d-urgence-medico-psychologique-cump.html
l'Association française des Victimes du Terrorisme (AfVT.org)






mercredi 11 novembre 2015

Nouvel article de la Dre Muriel Salmona dans le Plus de l'Obs : VIDÉO. "Est-ce un viol?" sur la BBC : la télé explique le consentement. Risqué mais utile







VIDÉO. "Est-ce un viol?" sur la BBC : la télé explique le consentement. Risqué mais utile





LE PLUS. Ce lundi, la BBC diffuse son émission "Is This Rape? Sex On Trial". Le concept ? 12 adolescents et 12 adolescentes visionnent une scène fictive de sexe avant de décider s'il s'agit d'un viol ou d'un rapport consenti. Les téléspectateurs sont aussi invités à répondre à la question : "Est-ce un viol ?". Un programme utile ou dangereux ? Réponse de la psychiatre Muriel Salmona.




Muriel Salmonapsychiatre, présidente de l'association Mémoire Traumatique et Victimologie ,

Édité par   Barbara Krief   Auteur parrainé par Elsa Vigoureux

Publié le 02 novembre 2015





La nouvelle émission de la BBC "Is this Rape?" ("Est-ce un viol?") diffusée ce lundi 2 novembre est, à priori, une émission à but pédagogique, qui aborde la problématique du consentement à des actes sexuels.

Faire comprendre la notion de consentement  

La chaîne destine ce programme à un jeune public, et le fait réfléchir à ce qui est ou non un viol, ce qui ne peut être que très utile. Surtout quand on sait à quel point ces notions sont méconnues, et combien sont alarmants les chiffres de viols et de tentatives de viols commis chaque année, principalement sur des mineurs (1).
  
Rappelons qu’en France près de 25% des viols sur mineurs sont commis par des adolescents, que les victimes de viol sont le plus souvent condamnées au silence, ne sont ni protégées, ni reconnues et que rares sont celles qui portent plainte (2). En cause sont le déni et la loi du silence, la culpabilisation et le sentiment d’humiliation des victimes, leur peur de ne pas être crues et la difficulté qu’elles ont de parler en raison de leurs troubles psychotraumatiques (3).

Si des adolescentes et des adolescents pouvaient à la suite de cette émission répondre clairement à des questions telles que :

"Est-ce qu’on a le droit de m’imposer un acte sexuel que je ne souhaite pas ?", "est-ce que ce que j’ai subi est un viol ?", "est-ce que j’ai le droit de faire pression pour obtenir un acte sexuel et de ne pas tenir compte du non-consentement d’une personne, fut-elle ma partenaire ?", ou bien "est-ce que ce que je m’apprête à faire est un viol ?", ce serait un pari gagné.

Le risque d'entretenir la culture du viol

Encore faut-il que cette émission soit clairement informative, avec des analyses éclairées des viols, non seulement juridiques (ce que la BBC semble avoir prévu avec la présence d’un expert juridique), mais également systémiques prenant en compte les contextes sexistes et d’inégalité hommes-femmes, et la tendance à la mise en cause des victimes (ce que la BBC ne semble pas avoir prévu).

Il est nécessaire aussi d’expliquer l’impact médical et psychotraumatique d’un viol, dont il faut avoir conscience pour comprendre et bien interpréter les réactions des victimes, (la BBC n’a prévu que le témoignage d’une victime pour informer sur la gravité du traumatisme que représente un viol).

Sans cela, le risque est grand que les votes des 24 adolescents (12 filles et 12 garçons) et des auditeurs reflètent avant tout les idées fausses qui imprègnent nos sociétés sur la sexualité et sur le viol, minimisent les comportements sexuels violents des hommes, banalisent la soumission sexuelle des femmes et l’instrumentalisation de leurs corps, et véhiculent des stéréotypes culpabilisants, sous-entendant que la victime a provoqué la situation ou en est responsable, ce qui fait partie de la culture du viol (4).

Attention aux victimes

L’émission prend la forme d’un vote : après avoir visualisé la reconstitution d’une situation jouée par des acteurs, les adolescents participants sont invités à répondre à trois questions.

Cette formule fait penser à la mise en scène d’un procès d’assises avec 24 "jurés" mais sans toutes les longues procédures d’enquêtes, d’expertises, de témoignages et de plaidoiries d’un véritable procès.

Cela fait craindre une simplification des analyses et des réponses qui pourront être caricaturales, voire traumatisantes et dangereuses pour des victimes qui après avoir regardé l’émission pourront être incitées à se refermer encore plus, comme le redoutent les associations anglaises d’aide aux victimes de viol.

C’est pour cela que l’émission ne doit pas se perdre dans une mise en scène ludique de télé-réalité ou de forum, où toutes les opinions auront droit de cité, ni faire l’impasse sur des connaissances indispensables à transmettre pour identifier une situation de viol et analyser la notion de consentement.

Comment reconnaître un viol 

Quelles sont ces connaissances indispensables pour identifier une situation de viol et analyser la notion de consentement ?

En premier lieu il faut connaître la réalité du viol et sa définition légale. En Angleterre, le viol se définit par des pénétrations en l’absence de consentement de la victime (5).

Le choix des situations proposées par les téléfilms devront refléter la réalité des viols qui sont avant tout commis par des proches, dans 80 % des cas pour les adultes et 94 % des cas pour les enfants – les viols sur les mineurs sont les plus nombreux – ; près de 50 % des viols d’adultes sont le fait de partenaires, plus de 50% des viols d’enfant sont le fait de membres de la famille (2).

Les viols se produisent le plus souvent au domicile de la victime, à son travail, dans son école ou dans une institution. Du fait de la stratégie de contrainte de l’agresseur, nombre de viols se font sans violence physique autre que le viol lui-même sur des personnes qui ne sont pas en mesure de s’opposer, ni de se défendre.

En France, la moitié des viols seulement sont commis avec violence, et seulement 12 % sous la menace d’une arme (6).

Céder n’est pas consentir

Il est très important de rappeler que la loi ne définit pas le viol ou l’agression sexuelle par rapport aux actes et paroles de la victime mais uniquement par rapport aux agissements de l’agresseur. L’infraction de viol est constituée si l’agresseur a usé de violence, contrainte (qui peut être physique ou morale), menace ou surprise pour atteindre son but, pour mettre la victime dans l’impossibilité de manifester sa réelle volonté et lui imposer (c’est-à-dire l’obliger à faire ou à subir) des actes sexuels.

Céder n’est pas consentir. De nombreuses contraintes physiques, morales ou économiques peuvent permettre à une personne d’imposer des actes sexuels à une autre personne qui n’en veut pas, et qui les subira sans dire mot, ni s’opposer.

La loi reconnaît d’ailleurs une contrainte morale invalidant l’absence de manifestation de non-consentement de la part de la victime, ou le consentement lui-même, si celui-ci est vicié du fait de la vulnérabilité de la victime et de l’emprise qu’exerce l’agresseur sur celle-ci.

Seuls les actes de l'agresseur comptent

Le consentement doit être libre et éclairé, et la volonté de la personne ne doit pas être abolie, entravée ou forcée. C’est-à-dire qu’il doit être exprimé clairement et provenir de la volonté d’une personne ayant toutes ses compétences intellectuelles, affectives et émotionnelles pour le donner, et toutes les connaissances pour en connaître les implications. Une relation sexuelle ne s’extorque pas.

Avoir une relation sexuelle avec une personne qui a trop bu, qui est droguée ou inconsciente, et donc dans l’incapacité de donner son consentement, de s’opposer et de réaliser ce qui se passe, c’est un viol.

Les stratégies de "séduction" qui utilisent la pression et qui acculent une personne à céder à des demandes de nature sexuelle par un chantage affectif, ou par une mise en scène de dette, en contrepartie d’une aide, d’un service, d’un travail, d’un logement, d’une protection, sont des violences sexuelles.

De même, les stratégies utilisant la surprise, la tromperie, avec des mises en scène éducatives, de jeux, ou de soins, et qui profitent de la méconnaissance de la victime et de sa confiance.

Peu importe le passé de la victime, l’infraction est constituée exclusivement en fonction des stratégies mises en œuvre par l’agresseur pour atteindre son objectif "quelle que soit la nature des relations existant entre l'agresseur et sa victime, y compris s'ils sont unis par les liens du mariage" (loi pénale). Celui-ci ne peut donc plus se défendre en disant qu’il a légitimement pu croire au consentement de la victime du fait de ces relations.

Les impacts psychotraumatiques 

Il faut connaître les impacts psychotraumatiques sur la victime qui sont des phénomènes universels en cas de violences. Le phénomène de sidération qui paralyse la victime et l’empêche de réagir, de crier, de fuir, et celui de dissociation et de mémoire traumatique.

Ils sont tous les deux produits par des mécanismes neuro-biologiques de sauvegarde déclenchés par le cerveau qui font disjoncter les circuits émotionnels et de la mémoire, en produisant un état d’anesthésie émotionnelle, avec une victime qui est spectatrice de l’événement, comme indifférente, et des troubles de la mémoire et des repérages temporo-spatial, avec des amnésies d’un côté et de l’autre une mémoire traumatique non intégrée qui fait revivre à l’identique les pires moments du viol. Comme s’ils se reproduisaient à nouveau avec les mêmes ressentis, la même détresse, les mêmes douleurs, comme une torture sans fin (3).

Cela entraîne une sorte de pseudo-tolérance, et empêche d’autant plus la victime de se protéger et d’avoir des réactions de défense adaptées. La victime se retrouve comme un pantin.

La BBC prend un gros risque


Dès lors que la victime souffre de troubles pyschotraumatiques, l'agresseur a la possibilité d’assurer son contrôle et son emprise et d’imposer facilement son scénario culpabilisant (c’est de ta faute, tu m’as cherché, tu mérites ce que je t’ai fait, tu aimes ça…) ou mystificateur (c’est parce que je t’aime, c’est normal, ce n’est pas grave…). Il peut même parvenir à lui faire jouer un rôle actif, à la faire participer aux violences, à lui imposer des comportements qui seront ensuite des sources de culpabilisation et de honte pour elle, et qui pourront lui être reprochés ensuite (3).

Ces phénomènes de sidération psychique et de dissociation traumatique servent trop souvent de prétexte pour mettre en cause les victimes et considérer qu’elles étaient consentantes, alors qu’il s’agit de symptômes psychotraumatiques qui sont une preuve de la gravité des violences subies.

La BBC a donc un rôle important à jouer en abordant ce sujet dans son nouveau concept d'émission. Le danger étant que les défauts et manquements du programme heurtent davantage les victimes et, paradoxalement, transmettent aux jeunes adolescents un message erroné. L'ambition est aussi grande que le risque.