AGRESSION SEXUELLE DANS LES TRANSPORTS, ET APRÈS…
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Il y a quelques temps, dans le texte « Parlons-en, agissons, et que cela cesse !! », je vous ai raconté l’agression sexuelle dont j’ai été victime, à l’âge de 16 ans, alors que j’allais à mon lycée. Cette agression a eu lieu sur le quai du RER, au milieu des voyageurs. Aucun d’entre eux n’est venu à mon secours. Cette humiliation écrasante a rapidement laissé place à une honte envahissante et sans limite. Solitude absolue.
Lorsque je suis arrivée à destination, je suis allée en cours, telle une automate, je n’ai rien dit, habituée, formatée, dressée depuis mon plus jeune âge, à ne pas me plaindre quoi qu’il m’arrive. Aucun adulte n’a remarqué l’état de choc dans lequel je me trouvais. D’heure en heure, de cours en cours, la journée s’est passée, toute mon énergie étant occupée à serrer les dents pour éviter de penser et essayer de paraître comme d’habitude. Pendant les heures et les jours qui ont suivi, l’absence totale de parole concernant cette agression a laissé s’installer une mémoire traumatique qui a transformé ma vie en un enfer, pour plusieurs décennies.
J’ai évoqué, dans le premier texte, mon évitement du quai de cette station pendant des années, sans même m’en rendre compte, préférant toujours prendre une autre ligne. Lorsque je n’avais pas d’autre choix que de passer par là, assise dans un wagon, le passage du train dans cette station provoquait une chose particulière : mon regard se dirigeait tout à coup vers le sol, plongeant dans une sorte de trou noir, évitant de regarder le quai et ses murs. C’était automatique, incontrôlable, mon cerveau se déconnectait, comme si je m’absentais durant un certain temps.
Pendant de longues années, j’ai subi une quantité innombrable de moments où, sur le quai d’un métro, tout à coup, sans aucune raison apparente, mon cerveau se déconnectait sans que je ne comprenne ce qui se passait. Je ne pouvais plus réfléchir, plus trier mes idées. Je ne savais plus où j’allais, ni où je devais descendre si je montais dans le métro qui arrivait alors je restais sur le quai.
Crédit photo : Ariel da Silva Parreira
Je dois vous expliquer que lorsque mon cerveau se déconnecte, c’est la confusion la plus totale, je vois, j’entends, je peux bouger, je peux parler de façon cohérente mais mon système de pensée ne fonctionne plus. Je ne peux plus utiliser ma mémoire, je ne peux plus réfléchir, mon cerveau est en panne. Et certaines fois, c’est comme si tout s’éteignait à l’intérieur, dans un froid glacial. La chaleur revient tout de suite après.
La première fois que j’ai subi une panne de cerveau, je me suis affolée, j’étais paniquée. Aux urgences, un psy m’a fait transférer dans un hôpital psychiatrique, j’ai entendu dire que j’étais droguée, que je n’étais pas normale, que j’étais folle. Je me suis enfuie.
Certaines autres fois, je me retrouvais sur un quai, le cerveau en panne, à regarder le plan du métro, pouvant lire ce qui était écrit mais ne sachant que faire de tous ces mots. J’étais perdue.
Il m’est arrivé aussi de me retrouver, le cerveau en panne, à regarder mon téléphone sans pouvoir me souvenir comment il fonctionnait. Je ne savais plus comment l’utiliser pour appeler quelqu’un.
Quelquefois, le cerveau en panne, je m’enfuyais dans la ville, errant comme un automate pendant quelques heures, et puis je rentrais chez moi.
Au fil des pannes, j’ai constaté que je pouvais, que je devais tout simplement attendre, attendre que mon cerveau retrouve toutes ses fonctions. J’ai appris, seule, à ne plus paniquer.
Après plusieurs années à tout observer pour comprendre ce que je vivais, cherchant ce qui pouvait bien provoquer cela, j’ai fini par remarquer que la couleur rouge-orangée produisait parfois une panne de cerveau. Mais je ne comprenais ni pourquoi, ni comment.
Je n’avais fait aucun lien entre cette panne qui surgissait dans le présent et cette agression du passé. Je n’avais pas relié cette couleur rouge-orangée qui provoquait une panne et cet instant précis de l’agression où je me suis sentie n’être plus que ces yeux figés sur les petits carreaux rouge-orangés des murs de la station. La vue de cette même couleur rouge-orangée explosait et enclenchait ma mémoire traumatique, de façon automatique, me faisant revivre l’agression dans ma tête et mon corps.
Il m’arrive aussi, assez souvent, d’être abordée dans la rue ou sur un quai de métro par un-e inconnu-e cherchant un renseignement. Et alors… mais pourquoi, avec tout le monde qu’il y a autour, c’est toujours à moi que l’on vient demander quelque chose ?! Pourquoi ne me laisse-t-on pas vivre tranquille ?! Et voilà, c’est toujours comme ça, chaque fois qu’une personne m’aborde pour me demander quelque chose, je suis dans tous mes états, je me sens offusquée, fâchée, je réponds à peine, brièvement, je suis envahie par une envie de m’enfuir le plus rapidement et le plus loin possible.
Pour tout vous dire, il y a quelques semaines à peine que j’ai enfin compris pourquoi je vivais cela. J’ai réussi à faire le lien entre cet état particulier dans cette situation précise du présent avec l’état dans lequel j’étais au moment de l’agression du passé. L’agresseur avait surgi devant moi avec un large sourire en me demandant l’heure qu’il était. Il m’a agressée au moment précis où je lui répondais. J’étais sidérée, dissociée, de façon instantanée. C’est cette sidération-dissociation instantanée que je revivais lorsqu’une personne s’approchait pour me demander un renseignement.
Je n’ai pas encore terminé de faire tous les liens entre certains troubles que je subis au présent, et cette cruelle agression sexuelle subie dans le passé sur ce quai. Mais déjà, je peux me promener la tête haute sur le quai du RER, à Denfert. Je peux regarder les petits carreaux rouge-orangés sur les murs de la station sans subir une nouvelle panne. Je peux parler de cette agression sans me mettre dans tous mes états. Je peux aussi répondre tranquillement à une personne qui me demande un renseignement, sans être envahie de sensations dans ma tête et dans mon corps. Et parfois, je peux même échanger quelques paroles avec elle.
Ces changements se sont opérés tout naturellement, au fur et à mesure que j’ai pu mettre en mots le déroulé de cette agression, que des détails oubliés ont pu revenir en mémoire, que j’ai pu ressentir les douleurs physiques qui s’étaient déconnectées, que j’ai pu faire du lien entre mon présent et mon passé.
Il m’a fallu 36 années pour trouver le médecin capable de traiter la mémoire traumatique en lien avec cette agression sexuelle, et trois années, à raison d’une séance par semaine, ensemble, ma psychotraumatologue et moi, pour arriver à ce résultat.
Malheureusement, j’ai subi, avant et après cette agression, de nombreuses autres violences sexuelles encore plus graves. Une victime de violences avec une mémoire traumatique non-soignée devient, le plus souvent, une cible parfaite pour les agresseurs qui, eux, savent très bien la repérer pour l’agresser à nouveau. Les victimes cumulent les agressions. La destruction n’a pas de limite, la souffrance non plus.
Quand la France va-t-elle offrir à toutes les victimes de violences des soins adaptés dans des centres spécifiques avec des psychotraumatologues bien formés, pour être soignées rapidement et non 40 ans après? À partir de quelle date les victimes vont-elles pouvoir guérir sans attendre ?
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