Cette loi, qui devra passer devant l’assemblée nationale pour pouvoir entrer en vigueur, ne sera pas rétroactive.
Pourquoi cette nouvelle loi ? Et en quoi est-elle une avancée pour les victimes de violences sexuelles ?
Il faut en moyenne 16 ans pour qu'une victime parle
Depuis 1989, la spécificité et la gravité des violences sexuelles sur les mineurs, la très grande difficulté pour les victimes de les révéler, même arrivées à l’âge adulte, a été de mieux en mieux reconnue par le législateur.
Il a d’abord fait courir jusqu’à l’âge de 28 ans la prescription après la majorité pour les viols ; puis en 2004, il en a rallongé le délai pour le porter à 20 ans après la majorité (jusqu’à 38 ans) pour les viols et les agressions sexuelles avec circonstances aggravantes (la loi Peben II du 9 mars 2004).
Mais ces allongements étaient-ils suffisants alors que la grande majorité des victimes mettent en moyenne 16 ans avant de commencer à parler, et qu’il leur faut souvent encore de longues années et des soins pour pouvoir porter plainte ?
Pourquoi la plupart des victimes restent silencieuses
De très nombreuses raisons font que les enfants ne peuvent pas révéler les violences sexuelles qu’ils subissent :
- les agresseurs sont majoritairement des personnes connues de l’enfant (dans 80% des cas), et de la famille (dans plus de 30% des cas), ils ont le plus souvent une autorité sur l’enfant, et des liens affectifs complexes leur permettent d’exercer une emprise sur lui, et de le manipuler efficacement pour le faire taire, le culpabiliser, lui faire honte, peur et penser que personne ne le croira ;
- la plupart des enfants, du fait de leur immaturité et du manque de connaissances lié à leur âge, mettent beaucoup de temps à identifier ce qui leur est arrivé, à réaliser qu’on n'avait pas le droit de leur faire cela, à mettre des mots dessus ;
- les conséquences psychotraumatiques rendent toute évocation des violences très douloureuse et angoissante, la mémoire traumatique faisant revivre à l’identique des sentiments de terreur et de détresse ;
- les victimes peuvent avoir de longues périodes d’amnésies et de dissociation traumatique (près de 60% des enfants victimes ont une amnésie partielle des faits, et 40% d’entre eux une amnésie totale qui peut durer de longues années avant que la mémoire leur revienne, souvent brutalement sous forme de flashbacks) [1] ;
- le déni et la loi du silence qui règnent dans notre société et dans l’entourage des victimes qui les empêchent d’être reconnues comme telles.
Des chiffres qui font froid dans le dos
Cette situation est d’autant plus préjudiciable que les chiffres sont effarants : de 15 à 20% des enfants ont subi des violences sexuelles, et la majorité des viols et des tentatives de viols sont commis sur des mineurs (59% pour les filles et 67% pour les garçons).
Ces pourcentages rapportés aux études de victimation donnent les chiffres vertigineux de 120.000 filles et 22.000 garçons victimes de viols et de tentatives de viol par an ! Soit un enfant toutes les trois minutes !
Les 980 réponses déjà obtenues révèlent que 66% des violences sexuelles sont subies par les mineur-e-s, principalement au sein de la famille, dans l’entourage proche et dans le cadre des activités scolaires et para-scolaires.
Dans 45% des cas, ces violences ont débuté alors que les victimes avaient moins de 8 ans et ont duré des années.
Des plaintes classées sans suite
L’immense majorité des victimes ne sont donc pas protégées, ni reconnues, ni prises en charge, ni soignées, elles doivent survivre seules comme elles en témoignent sur notre blog Stop au déni.
Ces crimes sont très peu dénoncés, moins de 10% des victimes de viol portent plainte, et les agresseurs ne seront condamnés que dans 1,5% des viols. Les plaintes seront classées sans suite, aboutiront à un non-lieu, ou seront très souvent déqualifiées en agressions ou en atteintes sexuelles et correctionnalisées.
Et pour les nombreuses victimes qui, au bout de longues années de calvaire, arrivent enfin à pouvoir enfin porter plainte, se retrouver privées de leurs droits à demander justice du fait de la prescription est vécu comme une très grande injustice, et aggrave leur désespoir.
Cela reste la parole des uns contre celle des autres
On leur explique que plus le temps passe plus il sera difficile de juger, les preuves ayant disparues, et que ce ne sera que paroles contre paroles alors que rien n’est plus faux.
Les procédures d’enquêtes se fondent sur la recherche de faisceaux d’indices graves et concordants avec : le récit détaillé de la victime, les séquelles physiques et les conséquences psychotraumatiques qu’elle présente, son parcours de vie (fugues, tentatives de suicides, ruptures scolaires, IVG à répétition ou grossesses liés aux viols, etc.), les témoins, les écrits et enregistrements, les comportements de l’agresseur, et surtout d’autres victimes du même prédateur qui racontent les mêmes mises en scène et les mêmes contraintes utilisées, parfois sur plusieurs générations comme c’est malheureusement le cas dans les familles incestueuses, mais aussi dans des institutions comme nous l’avons vu avec les violences sexuelles commises au sein de l’église, dans l’affaire de l’École en bateau, ou celle du tennis avec de Camaret.
La prescription peut alors aboutir à des situations totalement incohérentes ou pour des mêmes faits commis par les mêmes agresseurs, à quelques mois ou années près, des victimes peuvent porter plainte et aller aux assises et d’autres non.
La prescription vécue comme une double peine
"Plus d’une trentaine, voire une cinquantaine de plaintes minimum auraient pu être déposées contre des adultes de l’École en bateau. À cause des prescriptions, il ne restait qu’une dizaine de parties civiles au procès qui s’est tenu en mars 2013 à la cour d’assises des mineurs de Paris. 14 adultes ont été identifiés comme étant des pédophiles avérés. 'Grâce' aux prescriptions, ils n’étaient plus que quatre à la barre… Pour nous, victimes de l’École en bateau, la prescription a été vécue comme une 'double peine'."
De même Isabelle Demongeot qui a été la première à dénoncer les violences sexuelles que lui avait fait subir son entraîneur de tennis, n’a pas pu être sur le banc des parties civiles, mais d’autres victimes pour lesquelles les viols n’étaient pas prescrits ont pu obtenir justice.
Pour porter plainte, la victime doit être en état de le faire
Pour toutes ces raisons, les sénatrices UDI Muguette Dini et Chantal Jouanno, considérant que le délai de prescription de l'action publique des agressions sexuelles est inadapté au traumatisme des victimes, inadapté à une procédure douloureuse et complexe.
Pour porter plainte contre son agresseur, son violeur, la victime doit être physiquement et psychiquement en état de le faire, ont donc déposé une proposition de loi n°368 qui proposait de faire démarrer les délais de prescription à compter du moment où la victime est en mesure de révéler l'infraction, sur le modèle du régime jurisprudentiel applicable aux abus de biens sociaux.
Mais cette loi n’a pas été votée en l’état car, en faisant dépendre la possibilité de poursuites de l'évolution du psychisme de la victime, elle introduisait une incertitude sur le point de départ du délai de prescription et donnait aux procureurs et aux juges un pouvoir discrétionnaire pour considérer si la victime n’était effectivement pas en état de porter plainte.
L'assimilation au délit d'abus de biens sociaux ne pouvait pas tenir, la Cour de cassation ayant refusé d'étendre le bénéfice de cette jurisprudence à d'autres domaines du droit pénal et ayant réitéré cette position dans sa décision du 18 décembre dernier concernant une victime de viol qui avait présenté une amnésie traumatique.
Le chemin pour sortir du déni reste long
La solution, aurait pu être de rendre ces violences imprescriptibles, à l’instar de la Suisse pour les viols d’enfants de moins de 12 ans, mais la commission des lois ne souhaitait pas aller jusque-là, pour préserver le caractère exceptionnel de l’imprescribilité pour les crimes contre l’humanité.
Dans son rapport pour lequel j’ai été auditionnée, le sénateur Philippe Kaltenbach a émis un avis défavorable sur cette proposition de loi en l'état, et a présenté l’amendement voté en discussion générale consistant à allonger le délai de prescription de 20 à 30 ans pour les viols sur mineurs :
"Voilà la solution que je propose, sachant que, d'après les auditions que j'ai menées, les victimes prennent le plus souvent conscience des faits après 40 ans. La durée de trente ans n'est pas incohérente ; elle est celle retenue pour les crimes de guerre, mais aussi pour les infractions de trafic de stupéfiants ou encore de terrorisme."
C’est une avancée, mais le chemin reste long pour sortir du déni, pour reconnaître la réalité et la gravité de ces violences sexuelles et permettre aux enfants victimes d’être protégés, soignés, d’accéder à leurs droits et d’obtenir justice.
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