lundi 1 mars 2021

Lettre aux ministres Eric Dupond-Moretti et Adrien Taquet : Lutte contre l’inceste et les autres violences sexuelles faites aux enfants : éléments de réflexion concernant la dimension sexiste de ces violences et le risque de discrimination que peut induire sa non prise en compte

 Lutte contre l’inceste et les autres violences sexuelles faites aux enfants : éléments de réflexion concernant la dimension sexiste de ces violences et le risque de discrimination que peut induire sa non prise en compte 


Dre Muriel SALMONA 

psychiatre, psychotraumatologue, présidente et fondatrice de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie

drmsalmona@gmail.com

https://www.memoiretraumatique.org


Bourg la Reine, le 24 février 2021,


Messieurs les ministres, M. Eric Dupond-Moretti et M. Adrien Taquet,


Je tiens à vous apporter quelques éclairages supplémentaires car je crains que dans le cadre des débats et groupes de travail concernant la lutte contre l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, il ne soit pas suffisamment tenu compte de la dimension sexiste des violences sexuelles faites aux enfants. Ne pas prendre en compte cette dimension sexiste risque de créer de facto une discrimination envers les filles, qui contreviendrait à toutes les conventions internationales et européennes concernant la lutte contre les violences faites aux femmes et aux filles. La convention d’Istanbul est très claire à ce sujet. Je suis à ce propos préoccupée par le fait, d’après mes informations, que les associations féministes n’aient pas été auditionnées (mise à part mon asso qui se revendique comme féministe). Les associations féministes sont les premières à avoir alerté sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, à s’être battues et à avoir obtenu des améliorations législatives importantes. Elles ont développé depuis les années 1990 une grande expérience et une expertise importante, c‘est le cas tout particulièrement du Collectif Féministe contre le Viol (CFCV) avec sa permanence d’écoute et d’informations Viol-femmes-information.

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Je vous rappelle que les filles subissent 3 à 4 fois plus de violences sexuelles que les garçons selon toutes les études de victimation (et encore plus si elles sont en situation de handicap et racisées) ; par rapport aux garçons, les filles vont subir plus de violences sexuelles répétées sur plusieurs années, et plus de viols ; et pour elles ces violences sexuelles subies dans l’enfance vont fréquemment s’inscrire dans un continuum de violences sexuelles et sexistes tout au long de leur vie. D’autre part, dès l’âge de 10 ans, les viols qu’elles subissent peuvent provoquer des grossesses, d’autant plus qu’il a été établi que les violences sexuelles dans la petite enfance entrainaient fréquemment des pubertés précoces chez les filles. Dans mes deux études de 2015 et 2019 les femmes ayant subi des violences sexuelles dans l’enfance rapportaient plus de 10% de grossesse et même 20% dans les situations d’inceste (étude de 2019), c’est énorme et cela doit absolument être pris en compte. Les 2/3 de ces grossesses sur viols sont interrompues par des IVG. Une grossesse sur trois est donc menée à son terme avec des conséquences catastrophiques pour la victime et pour l’enfant à naître (cf la petite fille de 11 ans victime de viols de l’affaire de Meaux qui a accouché à 12 ans et a du abandonner l’enfant). Il est impératif que la loi tienne spécifiquement compte, en tant que circonstance aggravante, de ces graves violations des droits de ces filles et des enfants issus de ces viols. Il faut également prévoir un dépistage précoce (impératif lors de demande de contraception, d’IVG ou de grossesse), une prise en charge spécialisée, une protection renforcée, des aides et des réparations à hauteur des préjudices majeurs subis par la victime et par l’enfant et il faut éviter l’éventualité d'une reconnaissance de paternité par le violeur, qui lui donnerait des droits ! 


Les filles sont également beaucoup plus exposées au risque de pédocriminalité sur le net sous toutes ses formes (on retrouve 80% de filles/20% de garçons) et au risque d’exploitation sexuelle et de mise en situations prostitutionnelles. Les études internationales et nationales montrent une corrélation importante entre les violences sexuelles dans l’enfance, particulièrement l’inceste, et les situations prostitutionnelles, et je vous rappelle que l’âge moyen d’entrée en prostitution est de 14 ans. Le CFCV l’avait bien montré, et notre étude sur les violences sexuelles dans l’enfance de 2019 montre que 16% des filles victimes d’inceste se retrouvent en situation prostitutionnelle.


En terme de spécificité on retrouve également les situations hypermaltraitantes et particulièrement injustes que les mères protectrices subissent lors d’une séparation avec un conjoint violent qui a déjà agressé sexuellement les enfants, continue à les agresser ou commence à les agresser après la séparation. En effet elles sont souvent accusées du concept sexiste (et dénué de toute légitimation scientifique) d’aliénation parentale (SAP)  ; quand elles refusent de confier leur enfant à la garde du père pour protéger leur enfant, elles sont poursuivies pour non présentation d’enfant et souvent condamnées, et peuvent même être privées de la garde de leur enfant qui dans certains cas peut être remis au père au mépris de tout principe de précaution (même si une plainte a été déposée par la mère, celle-ci étant toujours traitée beaucoup plus lentement qu’une citation directe pour non présentation d’enfant). J’ai été confrontée à de nombreux exemples de cette situation au cours de mes consultations et de mes activités associatives (pour le groupe de travail du Grenelle sur les enfants victimes de violences conjugales, j’avais préparé 3 témoignages édifiants que je n’avais pas pu présenter oralement, on m’avait interrompue faute de temps, mais j’avais remis le dossier où ces témoignages étaient consignés : https://www.memoiretraumatique.org/assets/files/v1/Articles-Dr-MSalmona/2020-les-enfants-victimes-violences-conjugales.pdf). De plus les instances internationales et européennes ont plusieurs fois rappelé à l’ordre la France pour ces situations (cf le rapport du GREVIO 2019).


Plus spécifiquement concernant l’évolution législative sur le seuil d’âge du non-consentement à 15 ans et de la prescription des rimes sexuels :


Il faut rappeler que la culture du viol est basée essentiellement sur des stéréotypes sexistes qui nuisent gravement aux filles victimes et rendent leur prise en charge et les procédures judiciaires (dont les expertises) particulièrement maltraitantes. Il est donc nécessaire de faire très attention à propos du seuil d’âge du non-consentement car il existe un risque important de discrimination vis à vis des filles, notamment par la possibilité pour l’adulte auteur d’actes sexuels sur mineurs de 15 ans d’arguer qu’il pensait que l’enfant avait plus de 15 ans ; ce type d'argument a tendance à être pris en compte pour les filles qui de façon sexiste sont habituellement considérées comme plus matures que les garçons ; leur aspect corporel, la façon dont elles étaient habillées et maquillées peuvent être utilisés pour justifier une erreur d’appréciation sur leur âge beaucoup plus facilement que pour un garçon. Pour les filles noires il existe une double discrimination sexiste et raciste, avec des stéréotypes aggravés qui sexualisent leur corps, et permettent encore plus facilement de justifier les erreurs d'appréciation sur l'âge. Il est donc nécessaire que l’auteur démontre qu’il s’est réellement préoccupé de connaître précisément l’âge de l’enfant. De même, la prescription des crimes sexuels et la non prise en compte de l’amnésie traumatique comme obstacle insurmontable sont discriminatoires puisqu’elles portent atteinte au droit d’accès à la justice pénale de façon disproportionnée pour des femmes, qui plus est mineures au moment des faits. Il s’agit d’une discrimination indirecte (cf article et travaux de Benjamin Moron-Puech).


Si ces risques de discrimination sexiste ne sont pas pris en compte, nous lancerons des procédures au niveau de la CEDH.


En vous remerciant pour votre attention, veuillez croire Messieurs les ministres à l’expression de ma respectueuse considération. Je reste à votre disposition pour tout échange à ce sujet.



Dre Muriel Salmona, psychiatre,

Présidente et fondatrice de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie

drmsalmona@gmail.com

https://www.memoiretraumatique.org


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