LUTTER CONTRE LES VIOLENCES
protéger les victimes et leur offrir des soins adaptés
article de la Dre Muriel Salmona
psychiatre, présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie
paru dans le numéro 579 de la revue Gestions Hospitalières d'octobre 2018 Dossier Violences
LA VIOLENCE DANS TOUS SES ÉTATS
Lutter contre la violence c‘est protéger et offrir des soins adaptés aux victimes
octobre 2018
Dre Muriel Salmona
psychiatre, présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie
Les violences qu’elles soient verbales, physiques, psychologiques ou sexuelles, sont une atteinte grave aux droits humains fondamentaux des personnes, et à leur intégrité physique et psychique. La plupart des violences bénéficient d’un déni et d’une loi du silence qui invisibilisent les victimes ainsi que de stéréotypes et d’une « culture de la violence » qui inversent les responsabilités, culpabilisent les victimes, et disculpent les agresseurs en organisant leur impunité
Comme la majorité des violences sont commises par des proches essentiellement sur des enfants, des femmes ou des personnes en situation de vulnérabilité (les personnes âgées, malades ou handicapées, les victimes de discrimination, les exclues, toutes celles qui sont en situation d'être désignées de façon arbitraire comme « inférieures » et que personne ne protège) et qu’elles se produisent essentiellement dans des milieux censés être les plus protecteurs comme la famille, le couple, les milieux institutionnels d’éducation et de soins, le monde du travail, la très grande majorité des violences sont cachées et maquillées en amour, désir, éducation, soins, sécurité, rentabilité…
Cet escamotage a pour fonction de protéger le mythe d’une société idéale patriarcale où les plus forts protégeraient les plus faibles, rationalisant ainsi les inégalités et les privilèges d’une position dominante, ce qui rend les violences possibles.
Les victimes qui subissent ces violences sont alors isolées, abandonnées sans protection ni soins, condamnées au silence et confrontées impuissantes à des violences d’autant plus traumatisantes qu’elles sont impensables.
Ces violences sont à l’origine de blessures psychiques et de troubles psychotraumatiques d’autant plus fréquents qu’elles sont intra-familiales, conjugales ou sexuelles qui auront un impact catastrophique sur la vie et la santé des victimes s’ils ne sont pas pris en charge. Or ces victimes traumatisées sont à l’heure actuelle abandonnées, elles ne bénéficient ni de protection, ni de soins spécifiques, à charge pour elles de survivre dans une grande souffrance et une insécurité totale et de se réparer comme elles peuvent. Et ces systèmes de survie hors norme chez la plupart des victimes seront, et c’est cruel, retournés contre elles et injustement stigmatisés comme provenant de leur incapacité à se gérer et s'insérer, ce qui aggravera leur souffrance et augmentera encore plus le risque de discriminations et de violences, alors que ce sont des réactions normales aux situations violentes anormales qu’elles ont subies. En revanche, un faible nombre d’autres victimes se répareront en adhérant à la loi du plus fort et en reproduisant des violences, ce qui alimentera la production de nouvelles violences dans un processus sans fin, de proche en proche et de génération en génération. Les grandes études épidémiologiques internationales recensé par l’OMS en 2010 et 2014 ont démontré que le premier facteur de risque de subir ou de commettre des violences est d’en avoir déjà subi : la dernière en date de de l’ONU, réalisé par Fulu en 2017 sur une très grande cohorte, montre qu’avoir subi des violences physiques et sexuelles dans l’enfance multiples par 19 pour les femmes d ‘en subir par un partenaire, et par 16 pour les hommes d’en commettre sur une partenaire. Notre enquête Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte a montré que 70% des victimes de violences sexuelles subissent à nouveau des violences sexuelles tout au long de leur vie.
Les violences les plus cachées sont les plus fréquentes et elles touchent tous les milieux sociaux, les chiffres des violences sont accablants.
Les enquêtes de victimation montrent qu’un enfant sur quatre est victime de violences physiques, un enfant sur trois de violences psychologiques, qu’une fille sur cinq et un garçon sur treize sont victimes de violences sexuelles majoritairement incestueuses, une femme sur trois victime de violences par partenaire ou ex-partenaire, une femme sur cinq de violences sexuelles, les femmes handicapées subissent quatre fois plus de violences et les femmes autistes sont 90% à avoir subi des violences sexuelles… Les enfants sont principales victimes de violences sexuelles (81% des violences sexuelles commencent avant 18 ans, 51% avant 11 ans, 21% avant 6 ans, IVSEA, 2015) : chaque année près de 130 000 filles, 35 000 garçons subissent des viols et des tentatives de viols (dont plus de 80% avant 15 ans sont incestueux), pour 93000 femmes (dont 45% sont conjugaux) et 16 000 hommes (estimation à partir des enquêtes de victimation CSF, 2008 ; ONDRP 2012-2017 ; VIRAGE 2017).
Ces violences sont très peu signalées et restent impunies
Pour les rares sont les victimes qui arrivent à porter plainte, les forces de l’ordre et la justice échouent le plus souvent à les protéger et à condamner les agresseurs. Pour des crimes comme le viol, 83% des victimes rapportent n’avoir jamais été protégées, ni reconnues, seules 10% des victimes adultes portent plainte et 4% des victimes mineures, et au total 1% de l’ensemble des viols d’adultes est jugé en cour d’assise et 0,3% des viols de mineurs (ONDRP Infostats juste 2018).
Les violences intra-familiales, conjugales, sexuelles sont les plus traumatisantes
les troubles psychotraumatiques sont des conséquences normales et universelles des violences. Ces conséquences s’expliquent par la mise en place par le cerveau de mécanismes neuro-biologiques et psychiques de survie à l’origine d’une mémoire traumatique et d’une dissociation traumatique (MacFarlane, 2010, Salmona, 2012, Hillis, 2016). les atteintes sont non seulement psychologiques, mais également neurologiques avec des atteintes de certaines structures du cerveau et des dysfonctionnements importants des circuits émotionnels et de la mémoire, visibles sur des IRM (Rauch, 2006, Nemeroff, 2009, Louville et Salmona, 2013). Ils ne sont pas liés à la victime, à ses caractéristiques, mais avant tout à la gravité de l’agression, au caractère insensé des violences, à l’impossibilité d’y échapper, ainsi qu’à l’intentionnalité destructrice de l’agresseur et à sa mise en scène terrorisante. La vulnérabilité de la victime (liée au handicap, à la maladie, à l’âge et au fait d’avoir déjà subi des violences) n’est qu’un facteur aggravant de ces psychotraumatismes. Sans une prise en charge adaptée, ces troubles psychotraumatiques peuvent durer des années, des dizaines d'années, voire toute une vie. Ils sont à l’origine pour les victimes traumatisées d’une très grande souffrance mentale et d’un possible risque vital et de décès précoces (suicide, conduites à risque, maladies graves).
Les violences ont un impact considérable sur la santé mentale et physique à court, moyen et long termes
Les études internationales ont démontré qu’avoir subi des violences a un impact considérable sur la santé mentale : état de stress post-traumatique, troubles anxieux, dépressions, tentatives de suicide, addictions, troubles alimentaires, insomnies, phobies, troubles cognitifs (de la mémoire, de l’attention et de la concentration), etc. ; mais également sur la santé physique : douleurs et fatigue chroniques, troubles cardiovasculaires, gynéco-obstétricaux, gastroentérologiques, endocriniens, rhumatismaux, neurologiques, dermatologiques, maladies auto-immunes, cancers, etc., et sur le risque de précarité et d’exclusion sociale. Avoir subi plusieurs formes de violences dans l’enfance est même le premier facteur de risque à l’âge adulte de morts précoces, de suicides, de dépression à répétition, de conduites addictives et de subir à nouveau des violences, c’est le déterminant principal de la santé 50 ans après et cela peut faire perdre jusqu’à 20 ans d’espérance de vie (Garcia-Moreno, 2006 ; Brown, 2009, Felitti et Anda, 2010 Blake, 2011).
La méconnaissance de l’origine traumatique de ces troubles entraîne de nombreux examens complémentaires inutiles, des errances médicales et des diagnostics erronés (particulièrement psychiatriques et neurologiques : troubles psychotiques, démentiels) accompagnés de lourds traitements inappropriés. Elle est à l’origine également d’un coût humain très important avec une perte de chance pour les victimes, et aussi d’un coût financier pour les États (soins, hospitalistions répétées, arrêt de travail, mise en invalidité, etc.). La plupart de ces conséquences auraient pu être évitées avec une protection et un traitement spécialisé adapté.
Les troubles psychotraumatiques et leurs mécanismes sont encore trop méconnus : les conséquences des violences sont un problème de santé publique majeur
La méconnaissance des troubles psychotraumatiques porte lourdement préjudice aux victimes. Alors que dans les enquêtes de victimation les professionnels de la santé sont désignés par les victimes comme leur premier recours, ils ne sont toujours pas formés au dépistage systématique des victimes de violences, à leur protection et à la reconnaissance et à la prise en charge des conséquences psychotraumatiques des violences sexuelles, ni en formation initiale, ni en formation continue, et l’offre de soins adaptés est bien trop rare (en 2019, grâce à notre plaidoyer, dix centres du pychotraumatisme devrait ouvrir en France en outre-mer, centres proposant une prise en charge holistique et gratuite avec des professionnels formés). De nombreux diagnostics sont portés à tort et des traitements essentiellement dissociants et anesthésiants proposés, quand ils ne sont pas maltraitants. L’offre de soins très insuffisante participe au déni et à l’abandon des victimes. L’absence de dépistage, de protection et de prise en charge de ces victimes est une lourde perte de chance pour eux, d’autant plus que les soins dont ils pourraient bénéficier sont efficaces.
Or une prise en charge de qualité permet de protéger les victimes et de traiter les troubles psychotraumatiques et de réparables atteintes neurologiques (neurogénèse et neuroplasticité) et d’éviter ainsi la majeure partie de toutes les conséquences des violences sur la santé, ainsi que de leurs conséquences sociales (Hillis, 2016). La méconnaissance de tous ces mécanismes psychotraumatiques, l’absence de soins, participent donc à l’abandon où sont laissées les victimes, à la non-reconnaissance de ce qu’elles ont subi et à leur mise en cause comme nous l’avons vu.
La mémoire traumatique des violences est le symptôme central des troubles psychosomatiques
Elle est produite lors de la mise en place de mécanismes psychiques et neurobiologiques de sauvegarde exceptionnels pour échapper au risque vital que génère le stress extrême déclenché par des violences traumatisantes. En effet ces violences terrorisantes, incompréhensibles et impensables entraînent une effraction et une sidération du psychisme qui paralyse la victime, et qui ne peut pas alors contrôler l’activité de la structure sous-corticale responsable de la réponse émotionnelle, l’amygdale cérébrale, ni la sécrétion hormonale de cortisol et d’adrénaline qu’elle déclenche. Or la quantité croissante sécrétée de ces hormones de stress constitue un risque vital cardio-vasculaire et neurologique pour l'organisme. Face à ce risque le cerveau sécrète à son tour en urgence des drogues "dures" (morphine-like et kétamine-like) qui font littéralement "disjoncter" le circuit de l'émotion, en coupant les connections entre l'amygdale et les autres structures et en produisant une dissociation traumatique avec une anesthésie émotionnelle.
La réponse émotionnelle s’éteint brutalement et les victimes dissociées décrivent alors un sentiment d'irréalité, voire d'indifférence et d’insensibilité, comme si elles étaient devenues de simples spectateurs de la situation du fait d'une anesthésie émotionnelle et physique liée à la disjonction. La conséquence immédiate est que la mémoire émotionnelle de l'événement ne pourra être encodée par l'hippocampe ni devenir un souvenir autobiographique "racontable". Elle restera piégée dans l'amygdale, condamnée à rester inaccessible à la conscience, mais susceptible de se rallumer lors de n'importe quelle stimulation rappelant les violences subies, et faisant alors revivre à la victime les mêmes souffrances physiques et psychiques et les mêmes (Janet, 1928, Van der Kolk, 1991).. La mémoire traumatique est cette mémoire enkystée, semblable à une machine à remonter le temps elle menace de s’enclencher à tout moment de façon incontrôlable, en plongeant à nouveau la victime au milieu des violences subies, et en reproduisant tout ou partie de leur vécu sensoriel et émotionnel.
La dissociation traumatique ou comment on devient étranger à soi-même et très vulnérable
Tant que la victime reste en contact avec son agresseur, le danger et la sidération persistent ainsi que le stress extrême, et le mécanisme de sauvegarde continue d’être enclenché produisant chez la victime un état de dissociation traumatique chronique.
Cet état déconnecte la victime de ses émotions, elle se sent spectatrice des événements, comme détachée et privée de ses émotions et de ses ressentis, avec un sentiment d’irréalité. l’anesthésie émotionnelle et physique que produit la dissociation l’empêche d’organiser sa défense et de prendre la mesure de ce qu’elle subit puis-qu’elle paraît tout supporter. Les faits les plus graves, vécus sans affect, ni douleur exprimée, semblent si irréels qu’ils en perdent toute consistance et paraissent n’avoir jamais existé ce qui entraine de fréquentes amnésies dissociatives post-traumatique qui peuvent durer des années (Salmona, 2018). L’entourage et la plupart des professionnels, face à la dissociation de la victime et son apparent détachement, ne vont pas ressentir sa détresse, ni prendre conscience du danger (Salmona, 2013). La victime se sentira d’autant plus isolée, et sera d’autant moins reconnue et protégée.
De plus, la dissociation est une véritable hémorragie psychique qui vide la victime et qui annihile ses désirs et sa volonté. Elle se sent perdue et ne se reconnaît plus, elle est comme un pantin. De ce fait, il lui est très difficile de s’opposer, de se projeter dans un autre espace, une autre vie, elle s’en sent incapable. Cet état facilite grandement l’emprise par l’agresseur qui en profite pour coloniser le psychisme de la victime et la réduire en esclavage et représente un risque important de subir à nouveau des violences.
La mémoire traumatique où comment la vie devient un enfer
Elle y est hors temps, hors de toute possibilité d’analyse et de tri. La mémoire traumatique piégée dans l’amygdale cérébrale est indifférenciée comme un magma qui contient à la fois tout ce qu’a ressenti la victime, les violences, et les mises en scène, les paroles, la haine et le mépris de l’agresseur.
Cette mémoire traumatique se charge de plus en plus lors des nouveaux épisodes de disjonction qui surviennent lors de chaque épisode de violences. Et, telle une bombe à retardement, elle va se déclencher au moindre lien rappelant les violences, elle explose alors et envahit l’espace psychique de la victime en lui faisant revivre à l’identique sous la forme de flashbacks ce qui a été enregistré, comme une machine à remonter le temps, avec la même détresse, les mêmes douleurs, les mêmes sensations, comme une torture sans fin (Salmona, 2012).
Tant que la victime est exposée aux violences qui peuvent se répéter pendant de nombreuses années, à leur contexte, et à l’agresseur (même s’il ne commet plus de violence) elle reste dissociée, la mémoire traumatique la colonise, mais elle n’en res- sent pas les émotions qui y sont attachées. Mais, aussitôt que la victime n’est plus en état de dissociation si elle est enfin éloignée l’agresseur, des violences ou de leur contexte, elle ressent alors lors des flashbacks la même terreur et les mêmes douleurs que celles provoquées par les violences, avec une acuité intolérable sous la forme d’attaques de panique avec des sensations de mort imminente, la dissociation n’étant plus là pour les atténuer. Elle ré-entend également les paroles et les mises en scène culpabilisatrices, haineuses et méprisantes de l’agresseur "tout est de ta faute, tu l’as bien mérité, tu ne vaux rien, tu n’es rien sans moi, etc.", auxquelles elle peut totalement adhérer en pensant qu’elles proviennent de ses propres processus psychiques, et croire qu’elle se hait et se méprise, qu’elle est un monstre. La victime, colonisée par ce discours, se sent coupable et honteuse, elle se croit folle et incapable, et ressent de la haine pour elle-même (celle de l’agresseur qui la colonise), ce qui rend toute prise de conscience de ses droits et toute révolte impossibles. La mémoire traumatique transforme en enfer les seuls moments où elle pourrait récupérer. Cette mémoire traumatique qui menace sans cesse d’exploser transforme la vie des victimes en un terrain miné, générant un climat de danger et d’insécurité permanents.
Deux grandes stratégies de survie pour échapper à la mémoire traumatique : les conduites d’évitement et de contrôle, et les conduites dissociantes
Dans un premier temps les victimes tentent d’empêcher son explosion en évitant tous les stimulus susceptibles de la déclencher. Elles deviennent hypervigilantes, et mettent en place des conduites de contrôle et d’évitement de tout leur environnement, de tout ce qui peut rappeler les violences même inconsciemment comme un stress, des émotions, des douleurs, des situations imprévues ou inconnues… mais aussi un contexte, une odeur, une voix. Cela entraîne de nombreuses phobies, un retrait affectif, des troubles du sommeil, une fatigue chronique, des troubles de l’attention et de la concentration très préjudiciables pour mener à bien une vie personnelle, sociale et professionnelle. Mais les conduites de contrôles et d’évitement sont rarement suffisantes, particulièrement lors de grands changements (adolescence, rencontre amoureuse, naissance d’un enfant, entrée dans la vie professionnelle, chômage, etc.) et la mémoire traumatique explose alors fréquemment, traumatisant à nouveau les victimes en entraînant à nouveau un risque vital, une disjonction, une anesthésie émotionnelle et une nouvelle mémoire traumatique. Mais rapidement la disjonction spontanée ne peut plus se faire car un phénomène d’accoutumance aux drogues dures sécrétées par le cerveau se met en place, à quantité égale les drogues ne font plus effet, les victimes restent alors bloquées dans une détresse et une sensation de mort imminente intolérable. Il est alors nécessaire, pour faire cesser cet état et s’anesthésier enfin, onde le prévenir, d’obtenir coûte que coûte une disjonction en faisant augmenter la quantité de drogues dissociantes. Cela peut s’obtenir de deux façons : soit en leur ajoutant des drogues exogènes - alcool ou substances psycho-actives - qui sont elles aussi dissociantes, soit en augmentant leur sécrétion endogène par aggravation du stress. Pour aggraver leur stress, les victimes se mettent en danger dans le cadre conduites à risque ou exercent des violences le plus souvent contre elles-mêmes (scarifications, auto-mutilations), mais un certain nombre d'entre elles préféreront exercer des violences contre autrui, générant une mémoire traumatique chez de nouvelles victimes, et c'est un élément très important sur lequel nous reviendrons. Ces conduites de mises en danger, ces conduites violentes et ces conduites addictives dont les victimes découvrent tôt ou tard l’efficacité sans en comprendre les mécanismes, je les ai nommées conduites dissociantes. Ces conduites dissociantes provoquent la disjonction et l’anesthésie émotionnelle recherchées, mais elles rechargent aussi la mémoire traumatique, la rendant toujours plus explosive et rendant les conduites dissociantes toujours plus nécessaires, créant une véritable addiction aux mises en danger et/ou à la violence.
Ces mécanismes psychotraumatiques permettent de comprendre les conduites paradoxales des victimes et le cycle infernal des violences.
Ils sont malheureusement méconnus, et les médecins qui ne sont pas formés à la psychotraumatologie ne vont pas relier les symptômes et les troubles des conduites que présentent les victimes aux violences qu’elles ont subies et donc ne pas les traiter spécifiquement. Sans soins spécifiques, la violence a la triste capacité de traiter de façon transitoire mais très efficace les conséquences psychotraumatiques, tout en les aggravant. Elle est sa propre cause et son propre antidote. Mais à quel prix ! Si la violence est paralysante et dissociante pour la victime, elle est pour l’auteur un outil de domination et une drogue anesthésiante.
La violence est un formidable outil pour soumettre et pour instrumentaliser des victimes dans le but d’obtenir une anesthésie émotionnelle de l’agresseur.
Elle devient ainsi une usine à fabriquer de nouvelles victimes et de nouvelles violences. Les rationalisations habituelles pour justifier la violence ne sont donc que des leurres.
La violence n’est pas une fatalité, elle ne procède pas d’une pulsion agressive. Ceux qui utilisent la violence prônent le mépris et la haine des victimes considérées comme inférieures et sans valeur, alors qu’ils ne peuvent être violents que parce qu’ils ont été eux-mêmes des victimes. Ils n’ont recours à la violence que parce qu’elle est utile, possible et qu’elle est une drogue pour eux.
La victime n’est pas responsable de la violence exercée contre elle, rien de sa personne ni de ses actes ne la justifie, la victime est toujours innocente d’une violence préméditée qui s’abat sur elle. De fait la victime est interchangeable, et choisie pour jouer par contrainte ou par manipulation un rôle dans un scénario qui ne la concerne pas, monté par l’agresseur.
La violence n’est pas utile pour la victime, le «c’est pour ton bien» dénoncé par Alice Miller, le «c’est par amour pour toi», le «c’est pour mieux te protéger, t’éduquer, te soigner…» sont des mystifications. La violence n’est utile qu’à son auteur, pour le soulager lui et lui seul, et pour paralyser et soumettre les victimes. Le but de ce dernier est d’imposer à une personne qu’il a choisie d’être son «esclave-soignant et son médicament» pour traiter sa mémoire traumatique. Il instrumentalise sa victime et l’aliène en la privant de ses droits afin de la transformer en esclave soumise qui devra développer des conduites de contrôle et d’évitement à sa place, pour éviter l’explosion de sa mémoire traumatique à lui, et qui, si l’explosion a quand même lieu, devra servir de fusible pour qu’il puisse disjoncter par procuration et s’anesthésier.
Si personne n’est responsable des violences qu’il a subies, ni des conséquences psychotraumatiques qu’il développe, en revanche on peut tenir pour responsable celui qui chosifies stratégies de survie dissociantes qui vont porter atteinte à l’intégrité d’autrui.
La violence est un privilège, elle est l’apanage d’une société inégalitaire qui distribue des rôles de dominants et de dominés et qui attribue ensuite à chacun une valeur en fonction de la place qu’il occupe dans le système hiérarchique imposé. La fonction principale de la violence est donc mensongère, elle permet aux agresseurs d’effacer les traces de la victime qu’ils ont été et d’échapper à une mémoire traumatique encombrante. Elle leur permet de se mettre du côté des dominateurs privilégiés et de s’assurer d’une totale impunité en dissociant les victimes, qui, anesthésiées, seront sous emprise et se tairont, ce qui aura pour effet d’effacer les traces des violences qu’ils sèment tout au long de leur chemin. Dans ce système la victime a une position paradoxale. Elle est d’abord une victime de substitution, indispensable pour faire marcher la machine à effacer le passé traumatique des agresseurs. Mais comme elle est susceptible de rappeler leur passé traumatique à tous ceux qui sont en position dominante en allumant leur mémoire traumatique, elle peut mettre en danger toute la construction illusionniste de la société et il faut l’effacer à tout prix. Elle est donc à la fois indispensable et indésirable. Les victimes sont à éradiquer, mais il faudra en créer sans cesse de nouvelles. Une fois qu’elles ont été victimes, elles sont donc sommées de se cacher, ou de disparaître en s’auto-détruisant, à moins qu’elles ne deviennent à leur tour des agresseurs quand la société leur en donne la possibilité et quand elles s’y autorisent, c’est à dire quand une place de dominant leur est réservée. C’est pourquoi elles n’ont pas le droit de revendiquer leur statut de victimes, elles seront aussitôt soupçonnées de ne pas dire la vérité ou de chercher un avantage. Quand les agresseurs auront besoin de victimes pour s’anesthésier, ils feront leur casting au sein de toutes les victimes cachées ou de personnes pas encore victimes mais vulnérables (comme les enfants) pour leur faire jouer leur scénario, aux victimes de s’y soumettre puis à nouveau de se cacher ou de disparaître sans laisser de traces. il est alors essentiel pour les agresseurs à la recherche de victimes potentielles de cultiver des situations de discrimination ou d'en créer de toutes pièces, de décider que certaines catégories d'humains sont « inférieures » et sont donc utilisables en tant que victimes.
La mémoire traumatique quand elle n’est pas traitée est donc le dénominateur commun de toutes les violences, de leurs conséquences comme de leurs causes.
Et il résulte clairement de ce qui précède que pour interrompre la production sans fin de violence il faut éviter que des victimes soient traumatisées et développent une mémoire traumatique. Cela passe par une protection sans faille de tout être humain pour qu’il ne subisse pas de violences, et plus particulièrement des enfants et des femmes qui en sont les victimes les plus fréquentes. Il faut donc protéger les victimes potentielles vivant dans les univers malheureusement connus comme les plus dangereux, comme le couple, la famille, les institutions, le travail, et il faut promouvoir une égalité effective des droits, une information sur les conséquences de la violence et une éducation à la non-violence. Il faut aussi bien sûr protéger les victimes traumatisées et ne plus les abandonner à leur sort. Aucune victime ne doit être laissée sans prise en charge et sans soin.
Rendre justice à toute victime est impératif absolu, et les auteurs de violences doivent rendre des comptes et être sanctionnés. Mais cela ne suffit pas, il faut que les auteurs de violences soient pris en charge et traités dès les premières violences, dans le cadre d’une éducation à la non-violence et de soins spécialisés pour traiter leur
mémoire traumatique et leur addiction à la violence.
le traitement des conséquences psychotraumatiques des violences
Le traitement de la mémoire traumatique consiste à faire comprendre les mécanismes psychotraumatiques, dans le but de se comprendre, de se déculpabiliser et d’éviter les conduites dissociantes et de faire en sorte que les patients ne soient plus pétrifier par le non-sens apparent des violences. Le traitement consiste en même temps à faire identifier au patient sa mémoire traumatique qui prend la forme de véritables mines qu'il s'agit de localiser, puis de désamorcer et de déminer patiemment, en rétablissant des connexions neurologiques, en lui faisant faire des liens et en réintroduisant des représentations mentales pour chaque manifestation de la mémoire traumatique.
Le traitement de la mémoire traumatique permet de l’intégrer et de la transformer pas à pas en mémoire autobiographique.
Il s'agit de « réparer » l'effraction psychique initiale, la sidération psychique liée à l'irreprésentabilité des violences (Steele, 1990 ; Van der Kolk, 2001, Salmona, 2012). Cela se fait en « revisitant » le vécu des violences pour qu’il puisse petit à petit devenir intégrable, car mieux représentable, mieux compréhensible, en mettant des mots sur chaque situation, sur chaque comportement, sur chaque émotion, en analysant avec justesse le contexte, ses réactions, le comportement de l'agresseur.
Cette analyse poussée permet aux fonctions supérieures de reprendre le contrôle des réactions de l'amygdale cérébrale, d'encoder la mémoire traumatique émotionnelle pour la transformer en mémoire autobiographique consciente et contrôlable (Nijenhuis, 2004), et de produire un récit des violences qui devient de plus en plus juste et cohérent (Van der Kolk, 2001). Il a pour but également de décoloniser la victime des violences et de l’agresseur et de lui permettre d’être à nouveau ou enfin elle-même (Van der Hart, 2010 ; Salmona, 2013, 2018).
Quand la mémoire traumatique est intégrée en mémoire autobiographique, le psychotraumatisme est traité, il n’y a plus de sensation de danger permanent, de nécessité d’être continuellement en état d’alerte, et les stratégies de survie (conduites d’évitement et de contrôle, et conduites dissociantes risque pour s’anesthésier comme les conduites addictives et les mises en danger) deviennent inutiles, il n’y a plus de troubles cognitifs, les atteintes neurologiques sont réparées (Ehling, 2003).
Lutter contre les violences c’est protéger les victimes
On a tout à gagner de faire le pari de protéger toutes les victimes et ce, dès les premières violences, pour cela il ne faut pas attendre que les victimes parlent, il faut aller vers elle en leur posant des questions dans le cadre d’un dépistage systématique : gagner de faire cesser immédiatement les violences et de mettre en sécurité les victimes, gagner de faire respecter les droits des victimes, en leur permettant d’obtenir justice et réparation pour les violences qu’elles ont subies, gagner de leur garantir leur non-répétition, gagner de mettre un terme à l’impunité des auteurs tout en leur proposant des soins précoces pour les sortir de leur addiction à la violence, gagner d’éviter l’installation de troubles psychotraumatiques chroniques chez les victimes grâce à des soins spécialisés précoces. En évitant la mise en place de conduites dissociantes, et particulièrement les violences exercées contre autrui, on peut s’opposer à la contamination progressive des individus par la violence, et gagner enfin de rendre la société moins inégalitaire.
Pour lutter contre les violences il faut donc une volonté politique forte pour protéger toutes les victimes, pour faire respecter les droits de toute personne à vivre en sécurité, pour rendre une justice efficace, pour former à la psychotraumatologie les professionnels prenant en charge les victimes, et plus particulièrement les médecins et autres professionnels de santé, pour créer des centres de soins spécialisés, pour informer le grand public sur les conséquences des violences et les mécanismes psychotraumatologiques, et l’éduquer aux respect des droits de l’humain et à la non-violence.
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