VIOLENCES FAITES AUX ENFANTS : Un silence assourdissant et un scandale sanitaire, social et humain.
Dr Muriel Salmona, psychiatre, présidente de l'association Mémoire Traumatique et Victimologie, drmsalmona@gmail.com, Bourg la Reine 92340, juillet 2013.
Les enfants victimes de violences - qu'ils soient victimes directes ou témoins -sont dans leur immense majorité abandonnés sans protection ni soin. Les violences qu'ils subissent (physiques, psychologiques ou sexuelles), le plus souvent intra-familiales ou institutionnelles et commises par des personnes censées les protéger, sont une atteinte très grave à leurs droits, à leur dignité et à leur intégrité physique et psychique. Bien que ce soient des délits ou des crimes (viols, actes de barbarie, tentatives de meurtres) avec circonstances aggravantes, elles restent très rarement identifiées et signalées. Non seulement les enfants victimes se retrouvent à survivre seuls face à des violences auxquelles il leur est impossible d'échapper, mais ils sont également condamnés à survivre seuls aux conséquences psychotraumatiques qu'elles entraînent (Anda, 2006 ; MacFarlane, 2010), et plus particulièrement à leur symptôme principal - la mémoire traumatique - qui, leur faisant revivre les violences à l'identique, s'apparente à une véritable torture qui n'en finit pas.
La loi du silence et le déni des conséquences psychotraumatiques.
De toutes les violences, les violences envers les enfants sont certainement les plus cachées. La loi du silence y règne en maître. Les violences sont très peu dépistées et leurs conséquences psychotraumatiques rarement diagnostiquées par des professionnels de la santé qui n'ont pas été formé pendant leurs études. Or ces conséquences psychotraumatiques sont graves. Si elles ne sont pas prises en charge de façon spécifique, elles peuvent durer des années, des dizaines d'années, voire toute une vie. Alors que pour une exposition traumatique en général le risque que s'installent des troubles psychotraumatiques (un état de stress post-traumatique) est de 24 %, pour des violences physiques dans le cadre d'une maltraitance ou d'enfants témoins de violences, il est de 50 à 60% (Astin, 1996 ), et lors de violences sexuelles ou d'actes de barbarie, il est de plus de 80% (Breslau, 1991). Les troubles psychotraumatiques sont une réponse universelle et normale, présente chez toutes les victimes dans les jours et les semaines qui suivent un traumatisme (McFarlane, 2000), ils s'installent dans la durée si rien n'est fait pour protéger ni soigner les victimes.
Il y a une tradition de sous-estimation des violences faites aux mineurs, de leur gravité et de leur fréquence (plus de 20% des enfants en seraient victimes, plus de 50% des viols sont commis sur des mineurs, enquête CST INSERM, 2008). Une tradition de banalisation d'une grande partie de celles-ci, voire de justification (comme avec les châtiments corporels, A. Miller, 1985), à laquelle s'ajoute une méconnaissance de la gravité des conséquences sur la santé des violences. Il y a également une méconnaissance des conséquences sociales des violences sur l'apprentissage, sur les capacités cognitives, sur la socialisation, sur les risques de conduites asociales et de délinquance, sur les risques d'être à nouveau victime de violences ou d'en être auteur (l'OMS a reconnu en 2010 que la principale cause pour subir ou commettre des violences est d'en avoir déjà subi) ; et une stigmatisation des troubles de la conduite et des troubles du comportement des enfants et des adolescents, troubles qui masquent une souffrance non reconnue, ainsi qu'une banalisation de signes de souffrance mis sur le compte de la crise d'adolescence, et à l'inverse une dramatisation de symptômes psychotraumatiques (dissociatifs et intrusifs) parfois étiquetés psychotiques et traités abusivement comme tels.
De nombreuses études et des recherches cliniques et neuro-biologiques sont pourtant disponibles
L'étude prospective américaine de Felitti (2010), montre que le principal déterminant de la santé à 55 ans est d'avoir subi des violences dans l'enfance. Les conséquences sur la santé, sont à l'aune des violences subies. Plus elles ont été graves et répétées, plus leurs conséquences sur la santé sont importantes : risque de mort précoce par accidents, maladies et suicides, de maladies cardio-vasculaires et respiratoires, de diabète, d'obésité, d'épilepsie, de troubles de l'immunité, de troubles psychiatriques (dépressions, troubles anxieux, troubles graves de la personnalité), d'addictions, de troubles du sommeil, de l'alimentation et de la sexualité, de douleurs chroniques invalidantes, de troubles cognitifs etc.
Et de nombreuses recherches cliniques et neuro-biologiques depuis plus de 10 ans ont montré que l’impact des violences sexuelles chez les victimes est non seulement psychologique, mais également neuro-biologique avec des atteintes de circuits neurologiques et des perturbations endocriniennes des réponses au stress. Ces atteintes ont été bien documentées, elles laissent des séquelles cérébrales visibles par IRM, avec une diminution de l’activité et du volume de certaines structures (par diminution du nombre de synapses), et pour d’autres une hyperactivité, ainsi qu’une altération du fonctionnement des circuits de la mémoire et des réponses émotionnelles. Récemment des altération épigénétiques ont également été mises en évidence chez des victimes de violences sexuelles dans l’enfance, avec la modification d’un gène (NR3C1) impliqué dans le contrôle des réponses au stress et de la sécrétion des hormones de stress (adrénaline, cortisol), altérations qui peuvent être transmises à la génération suivante.
Et encore plus récemment une étude menée par une équipe de chercheurs internationaux (allemand, américains et canadien) et publiée début juin 2013 dans l’American Journal of Psychiatry a mis en évidence des modifications anatomiques visibles par IRM de certaines aires corticales du cerveau de femmes adultes ayant subi dans l’enfance des violences sexuelles. Fait remarquable, ces aires corticales qui ont une épaisseur significativement diminuée par rapport à celles de femmes n’ayant pas subi de violences, sont celles qui correspondent aux zones somato-sensorielles des parties du corps ayant été touchées lors des violences (zones génitales, anales, buccales, etc.). Et l’épaisseur de ces zones corticales est d’autant plus diminuée que les violences ont été plus graves (viols, plusieurs agresseurs,…).
Ces nombreuses recherches ont déjà permis de faire le lien entre les découvertes neuro-biologiques et la clinique des psychotraumatismes. La compréhension du lien fait appel à l’élaboration d’un modèle théorique (Shin, 2006 ; Yehuda, 2007, Salmona, 2008 et 2012), c’est à dire d’une explication qui permettre de mieux appréhender la réalité, le modèle ne pouvant prétendre expliquer la réalité dans sa totalité. J’ai largement participé à cette élaboration (que je présente dans mon livre : Le livre noir des violences sexuelles, Dunod, 2013) qui permet de décrire les mécanismes psychiques et neuro-biologiques à l’œuvre lors des violences, et de donner une explication et une cohérence aux différents symptômes psychotraumatiques, qui sinon paraissent paradoxaux et sont difficilement compréhensibles.
La mémoire traumatique à l'œuvre.
Dans ce modèle théorique (expliqué ici), les violences aboutissent à la constitution d’une mémoire traumatique de l’événement, différente de la mémoire autobiographique normale, non intégrée et piégée dans certaines structures de l’encéphale. Les mécanismes à l’origine de cette mémoire traumatique sont assimilables à des mécanismes exceptionnels de sauvegarde qui sont déclenchés par le cerveau pour échapper au risque vital que fait courir une réponse émotionnelle extrême face à un trauma.
L'enfant confronté à des violences terrorisantes et incompréhensibles, et à un adulte qui soudain se transforme en « monstre » ou se conduit de façon incohérente, se retrouve paralysé psychiquement, en état de sidération. Cette sidération de son appareil psychique va bloquer toute représentation mentale et empêcher toute possibilité de contrôle de la réponse émotionnelle qui a été déclenchée par une structure cérébrale sous-corticale : l'amygdale.
L'amygdale cérébrale s'apparente à une alarme qui s'allume pour que l'on puisse répondre à un danger, lui faire face ou le fuir. Elle déclenche une hypervigilance et la production d'hormones de stress : adrénaline et cortisol qui fournissent l'organisme en "carburant" (oxygène et glucose). Comme toute alarme, par sécurité, elle ne s'éteint pas spontanément, seul le cortex peut la moduler ou l'éteindre grâce à des représentations mentales (intégration, analyse et compréhension de la situation et prise de décisions).
Lors de violences, la sidération fait que le cortex est dans l'incapacité de moduler l'alarme qui continue donc à « hurler » et à produire une grande quantité d'hormones de stress. L'organisme se retrouve en état de stress extrême, avec des taux toxiques d'hormones de stress qui représentent un risque vital cardiovasculaire (adrénaline) et neurologique (cortisol : avec des atteintes neuronales). Pour échapper à ce risque vital, comme dans un circuit électrique en survoltage qui disjoncte pour protéger les appareils électriques, le cerveau fait disjoncter le circuit émotionnel à l'aide de neurotransmetteurs qui sont des « drogues dures » anesthésiantes et dissociantes (morphine-like et kétamine like).
Cette disjonction en isolant l'amygdale cérébrale éteint la réponse émotionnelle et fait disparaître le risque vital en créant un état d'anesthésie émotionnelle et physique. Mais cette disjonction est à l'origine : d'une dissociation, un trouble de la conscience lié à la déconnection avec le cortex, avec une sensation d'irréalité, d'étrangeté, et d'être un spectateur des événements, l'enfant a l'impression de regarder un film ; et d'une mémoire traumatique, la mémoire émotionnelle de l'événement - du fait de la disjonction - ne va pas être traitée par l'hippocampe dont elle est déconnectée. L'hippocampe est une structure cérébrale qui intègre et transforme la mémoire émotionnelle en mémoire autobiographique et verbalisable (c'est un véritable logiciel indispensable pour que la mémoire des événements et des apprentissages soit stockée et recherchée).
La mémoire traumatique est au cœur de tous les troubles psychotraumatiques, est donc une mémoire émotionnelle enkystée des violences, elle est incontrôlable et hypersensible. C'est une mémoire « fantôme » et hypersensible, prête à « exploser » en faisant revivre à l'identique, avec le même effroi et la même détresse les événements violents, les émotions et les sensations qui y sont rattachées. Elle « explose » aussitôt qu'une situation, un affect ou une sensation rappelle les violences ou fait craindre qu'elles ne se reproduisent. Elle sera comme une « bombe à retardement » susceptible d'exploser souvent des mois, voire de nombreuses années après les violences. Quand elle « explose » elle envahit tout l'espace psychique de façon incontrôlable. Elle transforme la vie psychique en un terrain miné. Telle une "boîte noire" elle contient non seulement le vécu émotionnel, sensoriel et douloureux de la victime, mais également tout ce qui se rapporte aux faits de violences, à leur contexte et à l'agresseur (ses mimiques, ses mises en scène, sa haine, son excitation, ses cris, ses paroles, son odeur, etc). Cette mémoire traumatique des actes violents et de l'agresseur, qui colonisera ensuite la victime, sera à l'origine d'une confusion entre ce qui vient d'elle-même et ce qui vient des violences subies ou de l'agresseur. La mémoire traumatique sera souvent responsable non seulement de sentiments de terreur, de détresse, de mort imminente, de douleurs, de sensations inexplicables, mais également de sentiments de honte et de culpabilité, et d'estime de soi catastrophique qui seront alimentés par la mémoire traumatique des paroles de l'agresseur ( "tu ne vaux rien, tout est de ta faute, tu as bien mérité ça, tu mens, tu es nul-le, débile, méchant-e, regarde dans quel état tu me mets, etc." ) et des émotions violentes et perverses de l'agresseur perçues à tort comme les siennes, ce qui constituera une torture supplémentaire pour la victime.
Un nouveau-né, un nourrisson traumatisé peut développer une mémoire traumatique, même s'il ne lui est pas possible de se souvenir des violences (l'hippocampe n'étant fonctionnel pour la mémoire autobiographique qu'à partir de 2-3 ans).
Les stratégies de survie mises en place par les enfants traumatisés.
L'enfant pour éviter les déclenchements effrayants de sa mémoire traumatique, va mettre en place des conduites de contrôle et d'évitement vis à vis de tout ce qui est susceptible de la faire « exploser » (avec des angoisses de séparation, des comportements régressifs, un retrait intellectuel, des phobies et des troubles obsessionnels compulsifs, une intolérance au stress) et des conduites d'hypervigilance (avec une sensation de peur et de danger permanent, un état d'alerte, une hyperactivité, une irritabilité et des troubles de l'attention),
Mais les enfants traumatisés sont souvent contrecarrés dans leurs conduites d'évitement et de contrôle par un monde adulte qui ne comprend rien à ce qu'ils ressentent. Ils doivent s'autonomiser et s'exposer à ce qui leur fait le plus peur, comme être séparé d'un parent ou d'un adulte protecteur, dormir seul dans le noir, être confronté à son agresseur ou quelqu'un qui lui ressemble, à des situations nouvelles et inconnues, etc. Quand un enfant n'est pas sécurisé et n'a pas la possibilité de mettre en place des conduites d'évitement efficaces, sa mémoire traumatique va exploser fréquemment ce qui le plonge à chaque fois dans une grande détresse jusqu'à ce qu'il se dissocie par disjonction, mais du fait d'une accoutumance aux drogues dissociantes sécrétées par le cerveau, le circuit émotionnel va de moins en moins pouvoir disjoncter, ce qui engendre une de détresse encore plus intolérable qui ne pourra être calmée ou prévenue que par des conduites à risque dissociantes.
Ces conduites à risque dissociantes dont l'enfant et l'adolescent expérimentent rapidement l'efficacité servent à provoquer « à tout prix » une disjonction pour éteindre de force la réponse émotionnelle en l' anesthésiant et calmer ainsi l'état de tension intolérable ou prévenir sa survenue. Cette disjonction provoquée peut se faire de deux façons, soit en provoquant un stress très élevé qui augmentera la quantité de drogues dissociantes sécrétées par l'organisme, soit en consommant des drogues dissociantes (alcool, stupéfiants).
Ces conduites à risques dissociantes sont des conduites auto-agressives (se frapper, se mordre, se brûler, se scarifier, tenter de se suicider), des mises en danger (conduites routières dangereuses, jeux dangereux, sports extrêmes, conduites sexuelles à risques, situations prostitutionnelles, fugues, fréquentations dangereuses), des conduites addictives (consommation d'alcool, de drogues, de médicaments, troubles alimentaires, jeux addictifs), des conduites délinquantes et violentes contre autrui (l'autre servant alors de fusible grâce à l'imposition d'un rapport de force pour disjoncter et s'anesthésier).
Les conduites à risques sont donc des mises en danger délibérées. Elles consistent en une recherche active voire compulsive de situations, de comportements ou d'usages de produits connus comme pouvant être dangereux à court ou à moyen terme. Le risque est recherché pour son pouvoir dissociant direct (alcool, drogues) ou par le stress extrême qu'il entraîne, et sa capacité à déclencher la disjonction de sauvegarde qui va déconnecter les réponses émotionnelles et donc créer une anesthésie émotionnelle et un état dissociatif. mais elles rechargent aussi la mémoire traumatique, la rendant toujours plus explosive, et rendant les conduites dissociantes toujours plus nécessaires, créant une véritable addiction aux mises en danger et/ou à la violence. Ces conduites dissociantes sont incompréhensibles et paraissent paradoxales à tout le monde (à la victime, à ses proches, aux professionnels). Elles sont chez les victimes à l'origine de sentiments de culpabilité et d'une grande solitude, qui les rendent encore plus vulnérables.
Des enfants abandonnés sans protection, ni soins, avec des vies fracassées par les violences.
L'ensemble de ces troubles psychotraumatiques (mémoire traumatique, conduites d'évitement et de contrôle, hypervigilance et conduites dissociantes) vont être chez l'enfant à l'origine de troubles très importants : troubles du développement psycho-moteur et de la personnalité, troubles cognitifs avec des difficultés scolaires et troubles de l'apprentissage, troubles de la mémoire avec parfois des amnésies importantes, troubles relationnels (avec un isolement, une grande timidité et une mauvaise estime de soi), troubles anxio-dépressifs, troubles du comportement alimentaire et sexuel, troubles du sommeil, conduites à risque avec des conduites délinquantes ou violentes envers soi-même ou autrui, risque de subir de nouvelles violences. Il représentent un risque pour la santé physique et psychique, dont un risque vital : risque de mourir par accidents (liés aux conduites à risque, première cause de mortalité chez les adolescents) et par suicides (deuxième cause de mortalité chez les adolescents).
Les symptômes psychotraumatiques qui traduisent une grande souffrance chez les enfants et les adolescents victimes de violence, sont le plus souvent interprétés comme provenant de l'enfant, de sa nature, de son sexe, de sa personnalité, de sa mauvaise volonté, de ses provocations… Et plutôt que de relier ces troubles à des violences, de nombreuses rationalisations vont chercher à les expliquer par la crise d'adolescence, les mauvaises fréquentations, l'influence de la télévision, d'internet…, ou par la malchance et la fatalité, voire même par l'influence délétère d'une surprotection : " on l'a trop pourri, gâté, c'est un enfant roi !! ". L'hérédité peut être également appelée à la rescousse : " il est comme… son père, son oncle, sa grand mère, etc. ", ainsi que la maladie mentale. C'est avec ces rationnalisations que les suicides des enfants et des adolescents, ou les jeux dangereux seront mis sur le compte d'une contagion ou de dépressions, les violences subies n'étant presque jamais évoquées comme cause principale.
Très fréquemment, devant un enfant en grande souffrance avec des troubles du comportement et des conduites à risque, les adultes censés le prendre en charge auront recours à des discours moralisateurs et culpabilisants : " tu ne dois pas te conduire comme cela…, regarde la peine que tu fais à tes parents…, avec tout ce que l'on fait pour toi… ", au lieu de se demander ce que cet enfant a bien pu subir, et de lui poser la question qui devrait être systématique : "est-ce que tu as subi des violences ? "
Ces enfants gravement traumatisés par des violences ont dû vivre continuellement menacés, sans aucun droit, avec la peur au ventre, peur de parler, peur de provoquer une colère, peur d'être tués, peur de se réveiller le matin, peur de rentrer à la maison après l'école, peur des repas, des week-end, des vacances… Ils ont dû développer des stratégies hors norme pour survivre, en s'auto-censurant pour éviter toutes les situations à risque de dégénérer en violences, en se soumettant à tous les diktats et les mises en scène des bourreaux, en gardant le silence, en se dissociant pour supporter l'insupportable, en développant très souvent un monde imaginaire pour s'y réfugier, monde devenant parfois envahissant avec un compagnon imaginaire (poupée, peluche, animal, ami). Mais ces stratégies ont leurs limites, et les enfants pourront traverser des périodes de désespoirs intenses avec des risques de passage à l'acte suicidaire.
Avec cette mémoire traumatique, les victimes contre leur gré se retrouve à revivre sans cesse les pires instants de terreur, de douleur, de désespoir, comme une torture sans fin, avec des sensations soudaines d'être en grand danger, d'être projetés par terre, d'être écrasés, frappés violemment, de perdre connaissance, de mourir, d'avoir la tête ou le corps qui explose, avec des suffocations, des douleurs intenses. Avec elles, l'agresseur reste éternellement présent à leur imposer les mêmes actes atroces, les mêmes phrases assassines, la même souffrance délibérément induite, la même jouissance perverse à les détruire, leurs mêmes mises en scène mystificatrices avec une haine, un mépris, des injures, et des propos qui ne les concernent en rien. Et plus les violences ont eu lieu tôt dans la vie des victimes, plus elles ont été obligées de se construire avec ces émotions et ces sensations de terreur, avec ces actes et ces propos pervers, à devoir lutter contre eux sans les comprendre et sans ne plus savoir où se trouve la ligne de démarcation entre elles et cette mémoire traumatique. La mémoire traumatique les hante, les exproprie et les empêche d'être elles-mêmes, pire elle leur fait croire qu'elles sont doubles, voire triples : une personne normale (ce qu'elles sont), une moins que rien qui a peur de tout, et une coupable dont elles ont honte et qui mérite la mort (ce que l'agresseur a mis en scène et qu'elles finissent par intégrer puisque cela tourne en boucle dans leur tête), une personne qui pourrait devenir violente et perverse et qu'il faut sans cesse contrôler, censurer (ce même agresseur tellement présent et envahissant à l'intérieur d'elles-même qu'elles finissent par se faire peur en le confondant avec elles-mêmes).
Sortir du déni, protéger et soigner les enfants victimes de violences : une urgence de santé publique.
Ces conséquences psychotraumatiques sont encore trop méconnues, alors que leur prise en charge est efficace. Elle doit être la plus précoce possible. En traitant la mémoire traumatique, c'est à dire en l'intégrant en mémoire autobiographique, elle permet de réparer les atteintes neurologiques, et de rendre inutiles les stratégies de survie. Pour cela il faut revisiter les violences, en les reconnaissant toutes, en faisant en sorte qu'il n'y ait plus d'état de sidération, en sécurisant l'enfant, en lui expliquant les mécanismes psychotraumatiques, en faisant avec lui des liens avec lui, en redonnant du sens, du droit et de la cohérence à tout ce qui n'en avait pas : il s’agit de remettre le monde à l’endroit. Il faut démonter tout le système agresseur, et reconstituer avec l'enfant son histoire en restaurant sa personnalité et sa dignité, en les débarrassant de tout ce qui les avait colonisées et aliénées (mises en scènes, mensonges, déni, mémoire traumatique). Pour que la personne qu'il est fondamentalement puisse à nouveau s'exprimer librement et vivre tout simplement. Pour que l'enfant terrorisé ne soit enfin plus jamais seul. "Pour abattre le mur du silence et rejoindre l'enfant qui attend" (Alice Miller, 1985).
Il est donc essentiel de protéger les enfants des violences et d'intervenir le plus tôt possible pour leur donner des soins spécifiques, il s'agit de situations d'urgence pour éviter la mise en place de troubles psychotraumatiques sévères et chroniques qui auront de graves conséquences sur leur vie future, leur santé, leur scolarisation et socialisation, et sur le risque de perpétuation des violences. Et il est nécessaire de sensibiliser et de former tous les professionnels de l'enfance, des secteurs médico-sociaux, associatifs et judiciaires sur les conséquences psychotraumatique des violences. La prévention des violences passe avant tout par la protection et le soin des victimes.
Dre Muriel Salmona, juillet 2013
Pour en savoir plus :
mon livre : Le livre noir des violences sexuelles, Dunod, 2013 et son blog avec de nombreux articles, dossiers et témoignages : http://lelivrenoirdesviolencessexuelles.wordpress.com
et mes articles référencés :
Grossesse et violences conjugales : impact sur l’enfant, in Enfants exposés à la violence conjugale, revue L’observatoire, 59, 2008
la mémoire traumatique et les conduites dissociantes in Traumas et résilience, Dunod, 2012 : http://www.stopauxviolences.blogspot.fr/2012/03/dernier-article-de-muriel-salmona-avec.html
L’impact psychotraumatique de la violence sur les enfants : la mémoire traumatique à l’œuvre in la protection de l’enfance, La revue de santé scolaire & universitaire, janvier-février 2013, n°19, pp 21-25
La dissociation traumatique et les troubles de la personnalité post-traumatiques : ou comment devient étranger à soi-même ? in Les troubles de la personnalité en criminologie et en victimologie Dunod, 2013 http://www.stopauxviolences.blogspot.fr/2013/04/nouvel-article-la-dissociation.html
Le viol, crime absolu dans le dossier Le traumatisme du viol, revue Santé Mentale, 176, mars 2013
et avec le Dr Patrice Louville : Clinique du psychotraumatisme dans le dossier Le traumatisme du viol, revue Santé Mentale, 176, mars 2013
les brochures d’information médicale sur les violences de l’association à destination des jeunes et des adolescents :
Information sur les violences et leurs conséquences sur la santé éditées en 2013 avec l’association Sortir du Silence, texte de la Dre Muriel Salmona, distribuées gratuitement par l’association, à télécharger sur le site memoiretraumatique.org : http://www.memoiretraumatique.org/assets/files/Documents-pdf/brochure-jeunes-web.pdf
Information médicale sur les violences, à destination des adolescents réalisées en partenariat avec l’association Le Monde à Travers un Regard, texte de la Dre Muriel Salmona adaptation de Sokhna Fall, distribuées gratuitement par l’association, à télécharger sur le site memoiretraumatique.org : http://www.memoiretraumatique.org/assets/files/Documents-pdf/plaquette-d-informations-sur-les-violences-mineurs-web.pdf
Bibiographie :
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3 commentaires:
STOP AUX VIOLENCES !!!!!
Bravo pour cet article !
Merci pour le fait de combler les lacunes en références scientifiques lorsque l'on travaille sur un mémoire comme :" le déni institutionnel des pratiques professionnelles de signalement d'allégations d'abus sexuels dans le privé comme dans le public " !
par manque de références allant dans ce sens, aucune collaboration de terrain n'est possible !
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