Débat Harcèlement sexuel Peut-on compter sur le droit ?
L’État doit prendre ses responsabilités
Tribune par Muriel Salmona
Psychiatre, présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie et auteure
Publiée dans l’Humanité du 22 novembre 2022
Débat organisé par la journaliste Anna Musso : « Le lieu de travail est un espace de vie qui n’échappe pas aux inégalités de genre et aux violences sexistes et sexuelles. Le cadre légal suffit-il à prévenir et protéger ? Pour répondre à cette question : Muriel Salmona, psychiatre, présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie et autrice ; Emmanuel Daoud, Julie Bolo-Jolly, Marjolaine Vignola et Élodie Tuaillon-Hibon, avocat et avocates. »
Texte de la tribune de Muriel Salmona
Si le droit était réellement appliqué, oui les victimes de harcèlement sexuel au travail pourraient compter sur lui, mais c’est en fait loin d’être le cas. L’impunité règne, l’absence de protection et de prise en charge est presque toujours la règle pour les victimes qui subissent des injustices en cascade et des pertes de chance considérables pour leur santé, leur carrière ou leur intégration socioprofessionnelle.
Le harcèlement sexuel au travail s’exerce dans un contexte historique d’inégalité, de discriminations et de domination masculine qui s’inscrit dans un continuum de violences sexistes et sexuelles que les femmes et les filles, qui en sont les principales victimes, risquent de subir et de cumuler dès leur plus jeune âge, d’autant plus si elles sont en situation de vulnérabilité.
Il a fallu de nombreux témoignages de femmes victimes et un long combat des féministes pour que le droit français définisse en 1992 le harcèlement sexuel et le reconnaisse comme un délit puni par le Code pénal et interdit par le Code du travail. Et il a fallu attendre 2012 pour que la loi en donne une meilleure définition qui intègre certaines directives du droit européen de 2006 afin de le reconnaître comme une violation des droits humains, une atteinte à la dignité et à l’intégrité physique et mentale des personnes contraire au principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes et une discrimination fondée sur le sexe (mais également sur l’orientation sexuelle et l’identité sexuelle) qui doit faire l’objet de sanctions effectives, proportionnées et dissuasives.
Or, l’État est très loin de remplir ses obligations à poursuivre et condamner les harceleurs ainsi qu’à empêcher ces violences de se produire à grande échelle. Les victimes qui les dénoncent ne sont que très rarement protégées, au contraire elles perdent très souvent leur emploi ou sont obligées de quitter leur formation ou de changer d’orientation. Sur moins de 0,07 % de plaintes au pénal, 80 % seront classées sans suite, les condamnations étant finalement extrêmement rares, une centaine par an ( Infostat justice, n° 160, 2018). La gravité des conséquences psychotraumatiques du harcèlement sexuel au travail n’est pas encore reconnue comme un problème majeur de santé publique et de société. Les professionnels du soin ne sont toujours pas formés et l’offre de soins est très insuffisante. La protection, la solidarité et les aides sociales ne sont pas à la hauteur du défi.
Pourtant ces dernières années, les enquêtes de victimation, les recherches scientifiques et le mouvement mondial de libération de la parole #MeToo ont révélé l’ampleur, la gravité et le caractère systémique et politique du harcèlement sexuel au travail.
Le fait que le harcèlement sexuel soit une arme très efficace de domination, de contrôle, de dissuasion et d’exclusion des femmes n’est pas pour rien dans cette faillite de l’État. C’est un moyen de préserver les privilèges patriarcaux en limitant l’émancipation des femmes et leur contribution à l’activité économique et politique. Le harcèlement participe au maintien des inégalités entre les femmes et les hommes, inégalités dont il se nourrit tout en les alimentant sans fin, et il est un facteur important de précarité pour les femmes.
Les pouvoirs publics ont un rôle majeur à jouer et ils doivent urgemment prendre des décisions politiques ambitieuses, accompagnées d’efforts financiers significatifs, s’ils entendent réellement lutter contre le harcèlement sexuel au travail et appliquer la loi. Les filles et les femmes qui en sont victimes ont besoin du soutien et de l’engagement de toute la société. De telles violences et de telles inégalités sont le fait d’un monde inégalitaire et sexiste et ne doivent plus être tolérées.
► Autrice du Harcèlement sexuel, collection Que sais-je ?, PUF, 2019.
LIRE AUSSI En finir avec les violences sexuelles et la domination, par Muriel Salmona juillet 2020
Un monde nouveau, auquel j’aspire, auquel je crois et pour lequel je me bats avec acharnement, c’est un monde de justice, de vérité et de solidarité, débarrassé de tout système de domination et d’exploitation ; c’est un monde sans violence ni privilège, un monde d’égalité des droits, qui respecte la dignité et l’intégrité de tous, et aussi la nature et le vivant dans son ensemble.
Nous en sommes loin, mais ce n’est pas une utopie, nous avons les connaissances et les outils intellectuels pour le penser. Il nous reste à déployer les moyens politiques pour le mettre en place, et à traquer tout ce qui s’y oppose : protéger les personnes de toute forme de violence, lutter contre les inégalités, les discriminations et leurs cortèges de privilèges, de discours haineux et mensongers, de dénis, d’injustices et d’impunité.
La violence n’est pas une fatalité mais un privilège, la démonstration d’une domination et d’un rapport de force. Pour avoir ce privilège, il faut créer de toutes pièces des inégalités et des hiérarchisations qui désignent les dominés et les exploités, il faut tordre la réalité en inversant les valeurs humaines et en essentialisant les conséquences des violences. Dans ce système cruel, être une femme ou une fille, être vulnérable parce qu’on est un enfant, une personne handicapée, âgée, malade ou déjà traumatisée par des violences, subir des discriminations, des injustices, c’est être une personne méprisable et inférieure, c’est avoir moins de droits et c’est mériter de subir violences, exploitation, exclusion et atteintes à la dignité.
Ces violences s’exercent surtout sur des personnes vulnérables, précaires et discriminées, et leurs conséquences psychotraumatiques à long terme sur la santé et la vie des victimes ne feront qu’aggraver leur situation, et créeront de nouvelles situations d’inégalité et de risque de subir de nouvelles violences (ou d’en commettre pour celles qui choisiront d’adhérer au système dominant et aux rôles que celui-ci propose), dans un processus sans fin si rien n’est fait pour l’enrayer en protégeant et en prodiguant aides, soins et justice à ces victimes.
La faillite de nos système de protection, de justice et de santé est une perte de chance scandaleuse pour les victimes, elle alimente et conforte le système dominant. Il est de la responsabilité de tous d’en exiger la réforme.
Un tel système de domination ne repose et ne perdure que sur des falsifications grossières de la réalité, des dénis et des stéréotypes qui ne devraient résister à aucune analyse rigoureuse, mais sont assénés depuis longtemps avec de tels arguments d’autorité qu’ils ont formaté une vision déformée des victimes. Ces discours mensongers invisibilisent les violences, escamotent leurs conséquences, inversent la culpabilité, dédouanent les agresseurs, accusent les victimes d’avoir menti, provoqué ou mérité les violences, et leur reprochent des comportements liés à des conséquences psychotraumatiques normales et universelles, qui sont utilisées pour disqualifier leurs témoignages et les mettre en cause. Ces discours injustes, incohérents et inhumains ont en eux-mêmes un potentiel traumatique qui sidère toute forme de pensée. Le pouvoir traumatisant de cette propagande haineuse au service de la domination et des systèmes agresseurs en assure l’efficacité et la capacité de formater et coloniser durablement les esprits.
Il faut donc résister à cette propagande, décoloniser et éveiller les consciences, œuvrer pour la vérité et la justice, agir et remettre le monde à l’endroit en reconnaissant la réalité des violences et la gravité de leurs conséquences. Il est primordial que les psychotraumatismes et leurs mécanismes (sidération, dissociation, et mémoire traumatique) soient enfin reconnus et expliqués, que les victimes soient protégées et aient dès les premières violences accès à une prise en charge et à des soins de qualité, avec justice et réparations à hauteur de leurs préjudices.
L’exemple des violences sexuelles faites aux enfants montre qu’il faut impérativement agir contre ce puissant système négationniste anti-victimaire. Avec notre niveau de connaissances sur leur ampleur (les enfants sont les principales victimes de violences sexuelles, 1 fille sur 5 et 1 garçon sur 13 en subissent, dans 50% des cas avant 10 ans, dans 50% des cas par un membre de la famille, dans 90% des cas par un proche, dans plus de 90% des cas par un homme) et sur leur effroyable gravité (extrêmement traumatisantes à long terme, elles sont un facteur de risque de mort précoce), comment en sommes-nous toujours en 2020 à constater des chiffres qui ne cessent d’augmenter, avec une pédocriminalité sur le net qui explose et double sous les ans (plus de 70 millions d’images et de vidéos pédocriminelles en 2019), une impunité quasi totale, les condamnations pour viols ayant diminué de 40% en 10 ans ; seuls 4% des viols donnent lieu à une plainte, dont 73% sont classées sans suite, une seule plainte sur 10 étant jugée en tant que telle! Pourquoi en France, malgré la demande du Conseil de l’Europe, ces crimes ne sont-ils pas imprescriptibles et un seuil d’âge de non-consentement sexuel n’a-t-il toujours pas été fixé (il a été enfin voté le 21 avril 2021 après la vague #MeTooInceste mais de façon incomplète) ? comment peut-on être assez cruel pour considérer qu’un enfant puisse consentir à être pénétré et exploité sexuellement parce qu’il n’a pas pu réagir ou se défendre, alors qu’il s’agit de tortures et d’atteintes graves à sa dignité et à son intégrité ? Comment accepter que la plupart des médecins ne soient toujours pas formés, que plus de 80% des enfants ne soient jamais reconnus comme victimes ni protégés, et qu’ils aient à survivre dans les pires conditions et souffrances, sans soin ni justice ?
Pour le rendre vivable, il est urgent de changer ce monde !
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