dimanche 19 janvier 2020

Tribune du Collectif signée par 130 personnalités et associations dont notre association : L"affaire Matzneff est-elle si loin de nous ?





L'affaire Matzneff est-elle si loin de nous ?

Tribune du Collectif signée par 130 personnalités et associations dont notre association Mémoire Traumatique et Victimologie et sa présidente la Dre Muriel Salmona

L'auteur, aujourd'hui dénoncé par Vanessa Springora dans son livre Le consentement et pour lequel la justice a ouvert une enquête préliminaire pour "viols sur mineur" n'a jamais caché ses pratiques pédocriminelles qu'il vantait dans ses écrits. Il a même reçu en 2013 le prix Renaudot. A cette période pourtant, nombre de professionnels de la protection de l'enfance et d'associations s'étaient insurgés. Aujourd'hui, ceux qui l'avaient alors soutenu sans faille se justifient en invoquant "l'époque". Mais 2013, c'est hier, ce n'est pas il y a quarante ans et ces années 1970 qui servent maintenant d'alibi pour rendre compte de certaines conduites.

Invoquer "l'époque" est une façon de nier le fait que ces problèmes sont toujours les mêmes aujourd'hui, c'est une manière de détourner le vrai débat qui doit se poser avec autant de gravité aujourd'hui qu'hier. Certes il n'a jamais été autant question de protection de l'enfance en France dans les paroles, mais dans les faits et la réalité, les choses sont bien plus complexes qu'elles n'apparaissent. Nos institutions qui s'insurgent ça et là contre les violences sexuelles sur les mineurs, font des lois qui ne résolvent rien.

Ainsi, la parole de l’enfant n’est que trop rarement prise en compte : 95 % des faits enregistrés par la gendarmerie pour des viols sur mineurs n’aboutissent pas à une condamnation de l’auteur. La plupart des signalements et des plaintes pour agressions sexuelles sur mineurs et en particulier incestueuses sont classées sans suite. Des enfants sont renvoyés de force chez leur père, parfois séparés de leur mère protectrice accusée à tort de fausses allégations (syndrome d’aliénation parentale). Ces mères sont alors condamnées au pénal pour non-représentation d’enfant, même dans certaines situations où il est rationnellement impossible de mettre en cause les révélations du mineur.

Cette quasi-impunité des violences sexuelles sur mineurs est dénoncée par les professionnels de l’enfance, mais rien n’est fait pour en traiter les causes.

Pourquoi, par la loi du 3 août 2018 (dite "loi Schiappa"), avoir refusé de fixer un âge légal de non consentement qui permettrait de mieux protéger les mineurs ? On continue quotidiennement devant les tribunaux français à examiner, au cas par cas, si un enfant avait les capacités de discernement pour consentir à l'acte sexuel ou non, pour que la contrainte nécessaire à caractériser le viol, soit retenue. On continue de disserter pour savoir si l'adulte a bien "abusé de sa vulnérabilité", selon les termes de la nouvelle loi, comme s'il pouvait en être autrement.

En effet, et malgré beaucoup d’idées-reçues, la prétendue « majorité sexuelle » n’existe pas dans notre Code Pénal puisqu’il faut toujours établir la contrainte pour caractériser un viol, même pour un enfant de 7 ans.

Mais parlons un peu des victimes, qui un jour se rendent compte qu'elles ont été utilisées à des fins de jouissance par des adultes et qui se mettent à comprendre à quel point elles ont été abusées par des adultes à qui elles faisaient confiance : l'auteur lui-même, mais aussi tous ceux qui, par leur silence complaisant, ont laissé faire. Elles vont alors être aux prises avec tous les phénomènes traumatiques dont les effets destructeurs peuvent durer des dizaines d'années, avec des souffrances qui ne s'estompent pas.

Les adolescents sont vulnérables, manipulables et se faisant abuser par des adultes auxquels ils se livrent en objet sexuel pour satisfaire leur besoin de reconnaissance et d’amour. A l’adolescence, il est indispensable que les relations soient équilibrées, reposant sur une symétrie et une réciprocité, et que ces jeunes soient protégés des relations d’emprise et de domination inhérentes aux rapports asymétriques avec tout adulte et sources de psychotraumatismes sexuels. Les agressions sexuelles sur mineurs, ce n’est pas un problème d’époque, c’est un problème de société, de politique et d’institutions chargées de protéger les mineurs de ces violences et de condamner les auteurs.

Le cas de Vanessa Springora est emblématique. C'est plus de 30 ans plus tard que beaucoup de victimes osent briser le silence et révéler les choses. Il est pour tous plus facile de fermer les yeux sur les violences sexuelles. Le déni est la voie la plus simple qu'il est tentant de choisir face à ces terribles problématiques. Les victimes aussi se protègent souvent longtemps par des mécanismes de défense qui sont essentiels à leur survie psychique. Jusqu'à ce qu'elles aient la force de parler…

Le CPLE (Collectif pour l'enfance), qui rassemble une trentaine d'associations de protection faisant toutes la même analyse de la situation, propose qu'un âge de non-consentement soit fixé à 15 ans. Par ailleurs, en cas d'inceste, le CPLE souhaite qu'un âge de non-consentement soit fixé à 18 ans. Car, oui, aujourd'hui en France, on questionne encore et toujours le consentement d'un enfant victime d'actes sexuels, même dans les cas d'inceste !

Cette solution permettrait d'abord de faire en sorte que les enfants ayant subi des actes sexuels par des majeurs soient reconnus par la société comme des victimes, et non comme des personnes complètement responsables de leur sexualité. Elle permettrait aussi de ne plus questionner le prétendu accord des mineurs victimes de viols, dont les violeurs expliquent parfois qu'ils avaient eu des "comportements séducteurs", et d'écarter tous les débats malsains à ce sujet. Enfin, un âge de non-consentement permettrait de mettre fin à l'aberration selon laquelle un enfant de moins de 15 ans serait en mesure de consentir à se prostituer et d'être sur un pied d'égalité avec un client majeur pour réaliser une transaction économico-sexuelle. 
Notre société n’a pas su se doter d’une protection des enfants digne de ce nom, alors que de nombreux pays ont adopté, pour certains depuis longtemps, un principe de non-consentement des enfants à un acte sexuel avec un adulte. 

Pourquoi la France ne serait-elle pas capable de protéger ses enfants comme le font nos voisins anglais, allemands ou belges ?

On le voit, les débats consécutifs au livre de Vanessa Springora et nos valeurs contemporaines plaident indéniablement en faveur de l'instauration de cet âge de non-consentement. On ne peut que constater aujourd'hui, qu'un enfant victime d'un Matzneff en 2020 ne serait pas mieux protégé juridiquement que Vanessa Springora quand les faits qu'elle dénonce se sont déroulés. 

Il est urgent de sortir de cette inertie politique et judiciaire en adoptant une loi protégeant spécifiquement les mineurs des actes sexuels avec les adultes et en prenant véritablement en compte la parole des mineurs victimes comme des professionnels qui les signalent afin de les protéger de manière effective.

Le collectif pour L’Enfance s’est crée en avril 2019 pour obtenir la reconnaissance légale de l’incapacité de l’enfant à consentir à une relation sexuelle avec un adulte, par l’instauration d’un seuil d’âge à 15 ans et 18 ans en cas d’inceste.

lundi 6 janvier 2020

L’analyse de la mémoire traumatique et des autres symptômes psychotraumatiques : une technique thérapeutique et médico-légale au secours des droits des victimes de viol pour obtenir soins, justice et réparations


L’analyse de la mémoire traumatique et des autres symptômes psychotraumatiques : 
une technique thérapeutique et médico-légale au secours des droits des victimes de viol pour obtenir soins, justice et réparations



Dre Muriel Salmona, 2 janvier 2020
présidente de l'association 

Les droits bafoués des victimes de viols

Les viols et les autres violences sexuelles sont sont de graves atteintes aux droits, à la dignité et à l’intégrité physique et mentale des victimes, aux conséquences dévastatrices sur leur vie. 

Ce sont des violences sexo-spécifiques, haineuses et discriminatoires, d’une grande ampleur faisant partie d’un continuum de violences que les femmes et les filles subissent dès leur plus jeune âge et dont elles sont les principales victimes (80%), et les hommes, les principaux auteurs (90%). Elles s’exercent dans un cadre d’inégalité et de domination sur les personnes les plus vulnérables et les plus discriminés (filles et femmes, enfants, personnes handicapées, marginalisées, racisées…) et ont pour conséquences une aggravation des inégalités et une précarisation des victimes (VIRAGE, 2017 ; ONDRP, 2017 ; MTV/Ipsos, 2019). 

Ces violences sexuelles font partie, avec les tortures, des traumatismes les plus sévères et sont associées à des effets catastrophiques à long terme sur la santé mentale et physique des victimes et sur leur parcours de vie, ce qui en fait un problème majeur de droits humains, de société et de santé publique.

Or, depuis plus de vingt ans, les viols ont beau être considérés en droit international et européen, que ce soit en temps de paix ou de guerre. comme des crimes de premier ordre et une forme de traitements cruels, inhumains et dégradants, voire de plus en plus comme une forme de torture que les États ont la responsabilité et l’obligation de prévenir et de punir, quel qu’en soit l’auteur, ce sont les crimes qui bénéficient de la plus grande impunité, dont les victimes sont les moins reconnues et les plus maltraitées lors des procédures judiciaires (REDRESS, 2013).

Des violences criminelles bénéficiant d’une impunité quasi totale

Les droits des victimes de violences sexuelles sont dans leur très grande majorité bafoués, elles sont le plus souvent abandonnées, maltraitées, culpabilisées, condamnées au silence. Il est exceptionnel qu’elles soient protégées et qu’elles obtiennent justice. Les violences sexuelles bénéficient d’une impunité quasi-totale qui s’explique par le déni, la loi du silence et la culture du viol qui règnent dans la société. En France, 83% des victimes de violences sexuelles disent n’avoir jamais été reconnues, ni protégées (IVSEA, 2015). Si les victimes de violences sexuelles dans l’enfance sont près de 70% à réussir à parler (au bout de 12 ans en moyenne), elles ne sont que 8% à avoir été protégées après avoir parlé (MTV-Ipsos, 2019). En France, seules 10 % des victimes de viols adultes et 4% des victimes de viols mineures portent plaintes, 74% de ces plaintes sont classées sans suite, la moitié des 26% instruites sont déqualifiées en délits, et 10% seulement des plaintes seront jugées pour viol, cela veut dire que seuls 1% des viols d’adultes et 0,4% des viols de mineurs seront jugés (ONDRP 2012-2017 ; Infostats Justice, janvier 2018). Depuis 10 ans, le nombre de viols condamnés a chuté de 40%  (Infostats Justice, septembre 2018). 

Dans d’autres pays en Europe comme la Grande Bretagne et les pays nordiques on observe le même phénomène, avec encore moins de plaintes instruites qui aboutissent à un jugement et une condamnation : 3% des plaintes pour viol seulement ont abouti à une condamnation au Royaume Uni, HMCPSI, 2019 ; 0,5% des viols ont abouti à une condamnation en Finlande et 5% des plaintes pour viols ont abouti à une condamnation en Suède, 10% pour le Danemark Amnesty International, 2019. Dans tous ces pays le nombre de plaintes augmente mais l’impunité s’accroit depuis plusieurs années, la police et la justice échouent à traiter ces crimes, faute de lois adaptées, faute de moyens et de formation des professionnels sur les violences sexuelles, sur leurs conséquences psychotraumatiques, et d’outils pour déconstruire les stéréotypes sexistes et les idées fausses préjudiciables aux victimes.

Des injustices en cascade et une reproduction de violences sans fin

Les victimes dans leur très grande majorité ne sont pas crues, ni protégées, elles se retrouvent à devoir survivre seules aux violences sexuelles qu’elles subissent, puis à leur mémoire traumatique qui leur fait revivre ces violences à l’identique, comme une torture sans fin. Ce déni et cette absence de protection conjuguées à une carence de soins spécifiques et à une faillite quasi-totale de la justice à punir leurs agresseurs sont une grave perte de chance pour les victimes et les exposent tout au long de leur vie à subir de nouvelles violences sexuelles, ainsi que des maltraitances institutionnelles et des injustices en cascade. Mais c’est également pour toute la société un facteur de risque majeur que ces agresseurs qui n’ont pas été inquiétés fassent de nombreuses autres victimes au cours de leur vie (et nous en avons d’innombrables exemples). Et c’est enfin, une machine à fabriquer de nouveaux agresseurs de proches en proches et de génération en génération, le facteur de risque principal de commettre des violences étant d’en avoir déjà subi sans avoir été protégé ni soigné (OMS, 2010 et 2014 ; Felitti et Anda, 2010).

Venir au secours des victimes

Il est temps d’être enfin solidaire des victimes, il est temps qu’elles soient entendues, protégées, accompagnées, soutenues et soignées, il est temps que leurs droits et leur dignité soient respectées et qu’elles accèdent à une justice et à des réparations, et qu’enfin la vérité l’emporte. Pour cela, il faut lutter avec acharnement contre tout ce qui participe à la négation de ces crimes et délits sexuels : le déni, la loi du silence, la culture du viol avec ses fausses représentations et ses stéréotypes sexistes qui culpabilisent les victimes et exonèrent les agresseurs, les inégalités, le sexisme et toutes les autres formes de discriminations, la domination masculine et ses privilèges indus. 

Dans le cadre de cette lutte, la compréhension des conséquences psychotraumatiques et de leurs mécanismes neuro-biologiques, l’analyse thérapeutique précise et détaillée, telle une autopsie dirigée, de leur symptôme central, la mémoire traumatique, sont des outils nécessaires et performants pour rendre justice aux victimes et réparer les atteintes à leur dignité et leur intégrité, et remettre le monde à l’endroit en rétablissant la vérité

Ces outils qui permettent avant tout de soigner les victimes et d’éviter la plupart des conséquences à long terme sur leur santé et leur vie, sont également très  performants pour :

  • évaluer de façon détaillée les répercussions des violences sur la santé et la vie des victimes,
  • fournir de nombreux indices complétant, contextualisant et corroborant les faits, 
  • donner des éclairages précieux pour expliquer les réactions et les comportements des victimes et éviter que ceux-ci ne leur soient reprochés ou ne soient utilisés pour décrédibiliser leur témoignage, alors qu’ils sont des conséquences traumatiques universelles et normales des violences.

Des conséquences psychotraumatiques qui sont universelles

L’atteinte à la dignité et à l’intégrité corporelle et sexuelle, la déshumanisation, la dégradation et la chosification de leur corps que subissent les victimes de violences sexuelles est extrêmement traumatisante, d’autant plus que l’agresseur met en scène qu’il jouit avec une grande cruauté de cette destruction et du vécu d’annihilation de sa victime ainsi que de sa terreur et de sa détresse. Avec les violences sexuelles, le monde bascule dans un chaos transgressif inhumain.

Les violences sexuelles entraînent de lourdes conséquences psychotraumatiques. Qu’elle que soit la victime, son âge, son sexe, sa personnalité, son histoire, ses antécédents, ces conséquences psychotraumatiques sont normales et universelles lors de viols et d’agressions sexuelles, elles sont liées à des atteintes neurologiques et de l’architecture du cerveau et à des mécanismes exceptionnels de sauvegarde neuro biologiques à l’origine d’une mémoire traumatique, véritable torture faisant revivre à l’identique l’horreur des violences (Campbell, 2008, MacFarlane, 2010 ; Nemeroff, 2009, 2016). Les conséquences sont d’autant plus graves que la victime est très jeune, qu’il s’agit d’un viol (et donc de violences sexuelles avec pénétration), commis par un proche, que les violences sexuelles sont répétées pendant une longue période, et qu’elles sont accompagnées de menaces de mort et d’autres actes de barbarie et de tortures (IVSEA, 2015).

Quand les conséquences psychotraumatiques ne sont pas diagnostiquées, ni traitées spécifiquement - ce qui est malheureusement encore presque toujours le cas - elles sont à l’origine de très graves conséquences à long terme sur la santé mentale et physique des victimes ainsi que sur leur vie personnelle, affective et sexuelle, leur scolarité et leur insertion sociale et professionnelle. Elles sont également un facteur de risque très important de subir de nouvelles violences, d’avoir des périodes de précarité et de marginalisation (risques d’être placé à l’Aide Sociale à l’Enfance, de fugues, d’échecs scolaire, d’absence de diplôme, de chomâge, d’invalidité, d’être interné en hôpital psychiatrique, en institution, risques de grande pauvreté, d’être à la rue (SDF), en hébergement d’accueil, en situation prostitutionnelle, en détention,…) et de voir s’aggraver les situations de discrimination et de handicap déjà présentes au moment des viols (Campbell, 2008 ; Hillis, 2016 ; IVSEA, 2015 ; MTV/Ipsos, 2019). 

Les victimes de violences sexuelles à l’âge adulte sont 70%, à dire qu’elles ont des conséquences sur leur santé mentale et 96% lors de violences sexuelles dans l’enfance, 59% sur leur santé physique, 81% sur leur sexualité, et 74% vie familiale et sociale, 54% sur les études et sur leur vie professionnelle. Plus de la moitié des victimes ont souffert d’épisodes dépressifs et de troubles anxieux (55%), près de 50% des victimes de viols dans l’enfance ont fait des tentatives de suicides, plus de 50% ont présenté des troubles alimentaires, plus d’un tiers des conduites addictives, 50% ont eu des périodes de grandes précarité (ONDRP ; IVSEA, 2015 ; Enquête MTV, Ipsos, 2019).

Chez les personnes ayant des addictions à l’alcool et à la drogue, et les personnes en situation prostitutionnelle on peut retrouver jusqu’à 90% d’antécédents de violences sexuelles et de négligences graves dans l’enfance (Farley, 2003 ; Felitti et Anda, 2010). Avoir subi des crimes sexuels dans l’enfance ou plusieurs formes de violences dont des violences sexuelles (quatre Adverse Childhood Experiences) est un des déterminants principaux de la santé 50 ans après, c’est le premier facteur de risque de mort précoce, de suicide, de dépression à répétition, de conduites addictives, de nouvelles violences, d’obésité, de diabète, de troubles cardio-vasculaires, respitratoires, immunitaires, digestifs, gynécologiques et obstétricaux, endocriniens, etc. (Felitti et Anda, 2010).  

Une absence de protection et de soins qui représente une très importante perte de chance pour les victime

Sans protection, ni prise en charge spécifique, tout au long de leur vie, comme venons de le voir, les victimes de viol doivent affronter en plus des souffrances intolérables du traumatisme du viol, de nouvelles violences, des injustices en cascades, des maltraitances institutionnelles, des situations de grande précarité, d’exclusion et d’exploitation, particulièrement sexuelles (IVSEA, 2015, MTV - Ipsos 2019). 

Au lieu de considérer les femmes et les filles victimes de viols comme gravement blessées psychiquement et traumatisées par des crimes sexuels haineux, on catégorise leurs symptômes comme faisant partie intégrante de leur personnalité ou d’une maladie endogène psychiatrique, et on les considère injustement comme des « incapables » n’ayant aucune volonté, des « débiles ou des hystériques », comme « des folles à lier », des « psychotiques, des paranoïaques ou des démentes »… et certaines peuvent même se retrouver internées. Le corps médical très peu formé aux psychotraumatismes et encore bien colonisé par des représentations sexistes fait rarement le lien entre des symptômes pourtant pathognomoniques de traumatismes que présentent les femmes et les violences qu’elles ont subies (cf nos enquêtes IVSEA, 2015 et Ipsos 2019 sur les violences sexuelles dans l’enfance, seules 23% des victimes de viol ont bénéficié d’une prise en charge médico-psychologique spécialisée et il leur a fallu attendre 10 ans en moyenne pour en bénéficier, enfin 79% des professionnels de la santé ne font pas le lien entre les violences subies dans l’enfance et leur état de santé

Alors que l’on retrouve une exposition à au moins un évènement potentiellement traumatogène chez 72% des patients en psychiatrie adulte (dont 64% sont des femmes, 66% étaient mineurs lors des premiers faits et 74% ont subi de multiples expositions), il serait absolument nécessaire que les psychiatres soient systématiquement formés au dépistages des violences et au diagnostic, ainsi qu’à la prise en charge des psychotraumatisme (Fossard, 2018).

L’absence de soins spécifiques de leurs traumatismes et l’absence de justice et de réparations sont une atteinte très grave à leurs droits fondamentaux et une perte de chance considérable pour leur santé, leur sécurité et leur avenir. Perte de chance d’autant plus scandaleuse que la plupart de ces conséquences catastrophiques sur leur santé et leur qualité de vie sont parfaitement évitables avec une prise en charge adaptée et respectueuse de leurs droits.

Des conséquences psychotraumatiques qui sont reprochées aux victimes dans un retournement particulièrement cruel

De plus, dans nos sociétés patriarcales et inégalitaires, avec une incroyable cruauté, les rares femmes et filles qui dénoncent les viols qu’elles ont subis, en sont le plus souvent tenues pour responsables, voir même coupables. Leurs traumas leurs sont reprochés, au lieu d’être reconnus comme des conséquences normales et universelles des viols et comme des preuves de ce qu’elles ont vécu. 

Dans un retournement particulièrement injuste, leurs symptômes psychotraumatiques (sidération, dissociation et mémoire traumatiques) et leurs conduites de survie (conduites de contrôle et d’évitement, et conduites dissociantes à risque telles que des addictions, des auto-mutilations des mises en danger) sont utilisés pour les discréditer, disqualifier leur témoignage, les psychiatriser, et pour les accuser d’être à l’origine de leur propre malheur. Et ce d’autant plus, que les stéréotypes sexistes les plus répandus intègrent ces mêmes symptômes psychotraumatiques et leurs conséquences sur la santé et la vie des femmes pour essentialiser ce qu’est une femme, sa personnalité, ses capacités et sa sexualité, dans un processus mystificateur haineux qui alimente sans fin les stéréotypes sexistes, les fausses représentation et la culture du viol qui les rend coupables des violences qu’elles subissent, voire pire les considère comme sans dignité, aimant être violentée et dégradée. À l’inverse, les hommes qui les ont agressées sont dans leur très grande majorité protégés, disculpés, innocentés, leur sexualité violente normalisée et tolérée comme un besoin, ils peuvent même être considérés comme les « vraies victimes » de ces filles et de ces femmes qui les auraient provoqués, manipulés ou accusés à tort.

Comme l’ont montré nos deux enquêtes réalisées par Ipsos en 2015 et 2019 sur les représentations des françaises et des français sur les violences sexuelles, les fausses idées sur les viols, les stéréotypes sexistes et la culture du viol ont la vie dure et sont très répandus.

Malgré le mouvement #MeToo qui a libéré les paroles des des victimes depuis octobre 2017, les Français et les Françaises sont encore en 2019

  • 37% à penser qu’il est habituel qu’une femme portant plainte pour viol mente ;
  • plus de 40% à penser qu’une attitude provocante de la victime en public, atténue la responsabilité du violeur, et que si elle se défend vraiment elle peut le faire fuir ; 
  • 30% à considérer qu’une tenue sexy excuse en partie le violeur, qu’il ne s’agit pas de violences sexuelles si la victime ne réagit pas, et que si on respecte certaines règles de précaution on ne risque pas d’être violée ; 
  • plus des 2/3 à adhérer au mythe d’une sexualité masculine pulsionnelle et difficile à contrôler, et d’une sexualité féminine passive ; 
  • et plus de 20% à considérer que des femmes aiment être forcées et ne savent pas ce qu’elles veulent, qu’un non veut dire oui, etc (MTV-Ipsos, 2016, 2019 ; Renard, 2018).

Les droits femmes et des filles dès leur plus jeune âge à ne pas subir ces violences sexuelles qui sont de très graves atteintes à leur dignité et à leur intégrité physique et mentale, disparaissent face à des privilèges machistes très ancrés de posséder et instrumentaliser le corps des femmes afin de les dominer et les soumettre pour leur propre compte sous couvert de sexualité, d’éducation, ou de préservation d’intérêts « supérieurs » d’un ordre patriarcal qu’il soit celui de la famille, du couple, du travail, mais également celui d’ethnies, d’états, de pouvoirs politiques, religieux ou de groupes armés. 

Une étude de l’Organisation des Nations Unies, conduite sur 10 000 hommes vivant en Asie et dans le Pacifique en 2013, démontre parfaitement ce privilège de violer revendiqué par certains hommes. Alors que 24 % des hommes interrogés reconnaissent avoir violé au moins une fois une femme dans leur vie, majoritairement leur compagne ou ex-compagne, la première raison que 75 % d’entre eux invoquent pour l’avoir fait, est qu’ils estimaient que c’était leur dû, et qu’ils avaient droit à une relation sexuelle avec une femme, peu importait si elle était consentante ou non. La deuxième raison que 58 % d’entre eux rapportent, est qu’ils voulaient s’amuser, le viol était pour eux un divertissement cruel. La troisième raison invoquée, pour 37% d’entre eux, est une volonté de se venger ou de punir… (ONU, 2013 ; Jeweks R., 2013).

Les violences sexuelles n’ont rien à voir avec la sexualité ce sont des armes massives de  domination, de destruction, de soumission, de contrôle social et d’esclavagisation que ce soit en temps de paix ou de guerre. Ce sont des actes cruels, dégradants et inhumains assimilables à la torture quand les agresseurs exercent un contrôle total sur les victimes. 

Connaître, identifier, analyser et traiter les conséquences psychotraumatiques : une nécessité thérapeutique et juridique pour les victimes

Le déni, la loi du silence et l’impunité dont bénéficient ces crimes haineux sont intolérables. Pour que le monde soit enfin plus solidaire et plus juste pour les victimes de ces crimes sexuels, pour que la vérité sur ces crimes ne soit plus niée, la reconnaissance, l’information, la prise en compte et le traitement des psychotraumatismes est un préalable nécessaire, de même que la formation de tous les professionnels susceptibles de prendre en charge, d’accompagner, de soigner les victimes, aux conséquences psychotraumatiques des violences sexuelles et à leurs mécanismes : à la sidération, la dissociation et la mémoire traumatiques. C’est ce qui permettra de démonter les mythes et les stéréotypes sexistes à l’origine de la mise en cause quasi-systématique de la parole des victimes et de leur culpabilisation et de restaurer ainsi leurs droits ainsi que leur dignité. 

Les symptômes psychotraumatiques sont non seulement une preuve du traumatisme subi et de sa gravité, mais également vont permettre une « autopsie psychique détaillée de la scène de crime » qui va livrer de nombreux indices sur son déroulement et corroborer les récits des victimes. L’analyse et l’identification des manifestations de la mémoire traumatique de la victime et des stratégies qu’elle met en place pour y échapper ou pour l’anesthésier, permet une mise en lien et en sens, et d’identifier d’innombrables détails et d’éléments de compréhension concernant le crime lui-même, et son contexte, la stratégie et la mise en scène de l’agresseur, ce qu’il a dit et fait, et ce que la victime a subi et ressenti. 

Nous allons voir qu’en plus d’être un outil thérapeutique essentiel permettant la restauration de l’intégrité et de la dignité des victimes, cette analyse psychotraumatologique est un outil scientifique médico-légal permettant de participer à la recherche de la vérité, en corroborant, voire même en complétant le récit des victimes et en fournissant de nombreux indices concordants dans le cadre d’enquêtes judiciaires pénales ou civiles qui, même en l’absence de témoins, d’atteintes corporelles et de preuves ADN, permettent de collecter des faisceaux d’indices graves et concordants dans le cadre de procédures pénales, et de procédures civiles en vue de l’obtention d’une reconnaissance et d’ouverture à des droits en terme de prise en charge et de réparations.


État des lieux des violences sexuelles et de leurs conséquences


Des violences criminelles sexistes d’une ampleur considérable

Les viols et les autres violences sexuelles subis par les femmes, les filles et les enfants sont des crimes et des délits d'une ampleur considérable dans le monde entier. Les viols touchent tous les âges, sexes, ethnies et groupes socioéconomiques et sont associées à des effets néfastes sur la santé physique et psychologique et économique tout au long de la vie. 

Selon l’OMS (2014) 1 femme sur 6, 1 fille sur cinq et un garçon sur 13 subissent des violences sexuelles dans leur enfance (0-18 ans), chaque année 1 million de filles sont agressées et violées dans le monde. En 2019, 45 millions d’images et de vidéos pédocriminelles sexuelles sont disponibles sur le net (NYT, 2019).

Nous l’avons vu, les principales victimes sont des filles et des femmes, les agresseurs sont des hommes dans 9 cas sur 10 et des mineurs dans 25 à 30% des cas, dans la très grande majorité des cas ils sont connus de la victime (90%), et membres de leur famille (viols incestueux et agressions sexuelles incestueuses) dans près de la moitié des cas pour les mineurs, ou un partenaire ou ex-partenaire (viols conjugaux) dans plus d’un tiers des cas pour les adultes. 

Ces violences sexuelles s’exercent dans le cadre d’un rapport de force et de domination, les personnes vulnérables et discriminées en étant plus fréquemment victimes. Les enfants en sont les principales victimes : 81% des violences sexuelles ont débuté avant 18 ans, 51% avant 11 ans, 21% avant 6 ans, et plus de 60% des viols sont commis sur des mineur.e.s, 40% des viols et tentatives de viols sont commis avant 15 ans pour les filles, l’âge moyen des victimes mineures étant de 10 ans (VIRAGE, 2017 ; MTV/IPSOS, 2019 ; IVSEA, 2015, CSF, 2008) ; les personnes handicapées en sont 4 fois plus victimes (et même jusqu’à 5 fois plus pour les mineures handicapées mentales), et près de 90% des femmes présentant des troubles du spectre de l’autisme ont subi des violences sexuelles, 78% tout sexe confondu (Brown-Lavoie, 2014 ; Danmeyer, 2018 ; Gourion, 2019), de même les personnes malades, racisées, migrantes, précarisées, marginalisées, sans domicile fixe, des personnes en situation prostitutionnelle, etc. subissent proportionnellement bien plus de violences sexuelles.

Suivant les enquêtes de victimation 14,5% (VIRAGE, 2017) à 20% (CSF, 2008) des femmes ont subi des violences sexuelles (agressions sexuelles + viols) au cours de leur vie, et 4% (VIRAGE, 2017) d’hommes. En ce qui concerne les viols, dans leur vie 16 % des femmes ont subi des viols et des tentatives de viols dont 59 % avant 18 ans, et 5 % des hommes dont avant 18 ans (enquête Contexte de la sexualité en France CSF INSERM, 2008).

Par an, ce serait 260 000 viols et tentatives de viols qui seraient commis en France, un chiffre provenant des enquêtes de victimation qui donne le vertige mais qui reste pourtant sous-estimé. L’enquête Cadre de Vie et Sécurité de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales a pu mesurer que chaque année, 94 000 femmes et 16 000 hommes subissent des viols et des tentatives de viols, et on estime que les filles sont près de 130 000 et les garçons 35 000 à subir des viols et des tentatives de viols chaque année ( estimation à partir des enquête de victimation CSF, 2008 ; ONDRP 2012-2017 ; VIRAGE 2017).


Des violences extrêmement traumatisantes à court, moyen et long termes

Les traumatismes dus à des violences sexuelles comme les viols sont ceux, avec la torture et les actes de barbarie, qui entraînent le plus de conséquences psychotraumatiques graves et durables sur les victimes, avec 80 % de risque de développer un état de stress post traumatique en cas de viol chez les adultes et près de 100% chez les enfants, alors que lors de traumatismes en général il n'y a que 24 % de risques d'en développer ((Breslau, 1991 ; Rodriguez, 1997). Ces troubles psychotraumatiques qui sont des conséquences normales et universelles de ces violences, ils sont à l’origine de l’impact considérable à court, moyen et long termes sur la santé mentale et physique des victimes, ainsi que sur leur vie sociale, professionnelle, économique et personnelle (McFarlane, 2010, Nemeroff, 2016, IVSEA, 2015, MTV/IPSOS, 2019)

La gravité des conséquences psychotraumatiques des viols sur la vie et sur la santé mentale et physique des victimes reste encore trop méconnue nécessite des soins appropriés. La prise en charge spécifique des psychotraumas des victimes de violences sexuelles permet de leur éviter la plupart des conséquences à long terme sur leur vie et leur santé (Ehring, 2014 ; Hillis, 2016). Or sans protection ni prise en charge spécifique médico-psychologique, juridique et sociale des victimes de viol, ces conséquences s’installent sur des années, des décennies voire toute leur vie.

Des troubles psychotraumatiques universels qui sont pathognomoniques c’est à dire des preuves des violences subies

Ces troubles psychotraumatiques sont pathognomoniques, c’est à dire qu’ils sont spécifiques et la preuve médicale d’un traumatisme. Ils sont liées à des atteintes et à des mécanismes exceptionnels de survie non seulement psychologiques mais également neurologiques visibles sur des IRM fonctionnelles (Campbell, 2008, MacFarlane, 2010 ; Nemeroff, 2009,2016). De nombreux symptômes psychotraumatiques sont spécifiques de traumatismes sexuels et permettent dans le cadre d’un examen clinique attentif de collecter des indices concordants sur les faits de violences, sur leur contexte et sur les agresseurs.

Les violences sexuelles vont avoir un effet traumatique immédiat en créant une effraction psychique, un état de sidération psychique au moment des faits qui bloque toutes les représentations mentales et paralyse la victime et l'empêcher souvent de réagir, de se défendre ou de crier (Croq, 2007). Le cortex en panne, sidéré, ne peut pas contrôler la réponse émotionnelle ni la sécrétion des hormones de stress (adrénaline, cortisol) commandée par une structure cérébrale archaïque sous corticale, amygdale cérébrale (Ledoux, 1997). Un survoltage émotionnel survient alors qui, en raison de risque vital cardio-vasculaire et neurologique qu'il entraîne, déclenche un mécanisme de sauvegarde neuro-biologique exceptionnel sous la forme d'une disjonction du circuit émotionnel (Yehuda, 2007). Cette disjonction permet une anesthésie émotionnelle et physique brutale et salvatrice mais elle est à l'origine aussi d'un état dissociatif (avec dépersonnalisation, état de conscience altéré, sentiment d'irréalité, sentiment d'être spectateur de l'événement, confusion temporo-spatiale) et de troubles de la mémoire avec des ictus amnésiques fréquents (trous noirs) et la mise en place d'une mémoire traumatique, symptôme central des traumas qui va être une véritable bombe à retardement émotionnel, hypersensible et incontrôlable faisant revivre à l'identique le viol au moindre lien rappelant le traumatisme avec les mêmes perceptions sensorielles (visuelles, olfactives, tactiles, douloureuses), sensations, émotions (terreur, effroi, détresse), le même stress extrême, c’est une véritable torture transformant la vie de la victime en un terrain miné (Salmona, 2012 ; 2018).

Ces conséquences psychotraumatiques ont un impact particulièrement grave sur la santé psychique et physique de la victime et s'ils ne sont pas pris en charge spécifiquement ils vont se chroniciser et pouvoir durer des années, voire toute une vie. Au moment du viol ils vont être responsables d'un état de choc émotionnel post-immédiat, puis d'une souffrance mentale très importante, incontrôlable due à la mémoire traumatique des violences subies : réminiscences, flash-back, cauchemars, de troubles dissociatifs, de troubles de la personnalité, de troubles de l'humeur avec risque suicidaire, de troubles anxieux majeurs (crises d'angoisses, phobies, TOC, avec une sensation de danger permanent, hypervigilance), de troubles des conduites (conduites à risques souvent sexuelles, mises en danger : sur la route, dans le sport, conduites addictives, conduites conduites auto-agressives et conduites agressives), du comportement (troubles de l'alimentation : anorexie, boulimie, de la sexualité et du sommeil), de troubles cognitifs sévères et de troubles somatiques liés au stress très fréquents (fatigue et douleurs chroniques, troubles cardio-vasculaires et pulmonaires, diabète, troubles digestifs, troubles gynécologiques et obstétricaux, neurologiques, endocriniens, dermatologiques, etc.). Les victimes de viols adultes sont plus de 70% à décrire un impact important sur leur santé mentale, et quand les viols on eu lieu dans l’enfance, elles sont 96% (ONDRP-INSEE, 2017 , TVSEA, 2015 ; MTV-IPSOS, 2019). La moitié d’entre elles ont fait des tentatives de suicide et des dépressions à répétition, de même la moitié présentent des conduites addictives, 40% des troubles alimentaires et 70% seront à nouveau victimes de violences sexuelles dans leur vie.  L’impact sur leur vie sexuelle, amoureuse va être considérable, de même sur leur vie professionnelle et sociale. Les troubles psychotraumatiques vont augmenter le risque d’exclusion, de grande précarité, de marginalisation, de situations prostitutionnelles et de handicap (suivant l’étude IVSEA 50% des adultes ayant été victimes de violences sexuelles dans l’enfance ont subi une période de précarité). Sans compter le risque d’infection sexuellement transmissible et de grossesse sur viol. Tous ces troubles sont évitables si une protection et une prise en charge médico-psychologique de qualités sont mises en place.

La plupart des symptômes sont directement dus à des expressions de la mémoire traumatique et aux stratégies universelles mises en place par la victime pour y survivre qui sont de deux types : conduites d’évitement et de contrôle accompagnées d’une hypervigilance pour éviter tout déclenchement de la mémoire traumatique d’un côté ; et de l’autre, conduites dissociantes à risque et mises en danger pour anesthésier cette mémoire traumatique quand il s’avère impossible d’échapper à son déclenchement.

Une étude et une analyse précise des manifestations de la mémoire traumatique qui permet de cartographier précisément les violences

L’étude et l’analyse précise de la mémoire traumatique, de ses déclencheurs, de son contenu, de ses manifestations psychiques, verbales, comportementales, corporelles, émotionnelles, sensorielles ou kinesthésiques, de ses mises en scène lors de cauchemars ou de crises dissociatives, ainsi que l’étude et l’analyse des différents types de stratégies de survie, de leur survenue et de leurs manifestations, vont permettre de reconstituer une cartographie souvent minutieuse et précise des évènements traumatisants et de leurs contextes même de nombreuses années après, et de pouvoir pallier les défaillances d’un récit fréquemment parcellaire avec des pans entiers inaccessibles à la mémoire (amnésie traumatique), à la chronologie incertaine, envahi par des distorsions temporo-spatiales, des interrogations, des doutes et des sentiments de de honte et de culpabilité qui le bloquent, et souvent de nombreuses incohérences apparentes qui le décrédibilisent (Salmona 2012, 2018 ; Van der Kolk, 2018).

Non seulement les symptômes psychotraumatiques sidération, dissociation traumatique, manifestations de la mémoire traumatique, conduites d’évitement et de contrôle, et conduites dissociantes ne sont pas considérés comme des conséquences directes normales et universelles des violences subies, et donc des éléments de preuve, mais ils vont être retournés contre la victime pour décrédibiliser son récit, mettre en cause son comportement, la culpabiliser et la psychiatriser (Salmona 2013, 2018). 

La victime de viol devra se justifier et s’expliquer sur des réactions et des comportements qui sont des mécanismes neurologiques de sauvegarde et des conséquences de graves atteintes neurologiques endocriniennes et métaboliques. Ces symptômes au lieu d’être considérés comme des manifestations de blessures psychiques avec des atteintes neurologiques vont être considérés comme des preuves de mensonges ou de consentement, voir être utilisés pour minimiser les faits et leurs impacts (leur indifférence prouve qu’il ne s’est rien passé de grave), responsabiliser les victimes et les considérer comme folles, hystériques, imprudentes, voire débile (et tant pis pour elles ! fallait pas être si bêtes), et disculper les agresseurs. Au total, ces symptômes alimentent les pires stéréotypes sexistes, et une vision dégradante de la femme qui ont eux-mêmes été crées à partir de ces symptômes psychotraumatiques dans une injustice particulièrement cruelle, de même pour les inégalités, elles sont à la fois alimentées et aggravées par les violences et leurs conséquences psychotraumtique, et elles ont été crées de toute pièce grâce aux violences et renforcées par les symptômes traumatiques qui viennent les valider dans un système qui s’auto-engendre sans fin dans la plus grande des injustices : « Je décide que tu es inférieure et que tu n’as aucun droit, ce qui me permet de te dominer et de t’instrumentaliser pour que tu sois ma chose en exerçant des violences sur toi, ces violences te détruisent, ont de graves conséquences sur ton intégrité psychiques, limitent beaucoup tes capacités et t’empêchent de te réaliser, c’est bien la preuve que tu es inférieure et que tu n’as pas à avoir les mêmes droits, je peux donc te dominer et exercer des violences sur toi, etc., etc. ».

Cette méconnaissance des conséquences psychotraumatiques et les stéréotypes sexistes qui y sont accolés aboutissent à une maltraitance inouïe sur tous les plans avec des injustices en cascades, une impunité quasi-totale, une discrimination et une inégalité renforcées avec des droits fondamentaux bafoués et atteinte grave à la dignité, une perte de chance scandaleuse en terme de santé, d’épanouissement personnel, d’insertion socio-économique, avec un risque de précarité et de marginalisation important, une absence de reconnaissance et de réparation, et une reproduction toujours renouvelée des violences. Cette méconnaissance participe à la décridibilisation du récit des victimes et à leur mise en cause, à l’impunité et l’injustice et à leur abandon par la société. Les victimes sont condamnées à organiser seules leur protection et leur survie, elles sont considérées comme responsables de leur propres malheurs.

Il est donc urgent que les troubles psychotraumatiques soient enfin reconnus, enseignés, dépistés, soignés et réparés à hauteur des préjudices. Sortir du déni, protéger et soigner les victimes de violences sexuelles est une urgence de santé publique. Il est tout aussi urgent que la justice prenne en compte ses troubles psychotraumatiques et leur analyse précise comme des faisceaux de preuves et d’indices qui crédibilisent les récits des victimes, et non l’inverse.

C’est une révolution à opérer, indispensable pour enfin rendre justice et dignité aux victimes de ces crimes odieux, les soigner, les réparer et leur donner les moyens de se reconstruire et d’accéder à la possibilité de se réaliser et de s’épanouir dans la sécurité, c’est remettre le monde à l’endroit et lutter efficacement contre l’impunité dont bénéficient ces violences, et donc contre leur reproduction.


Mécanismes psychotraumatiques à l’œuvre

La sidération psychique ou pourquoi la victime n’a pas pu dire non, crier, se débattre ou fuir

Les violences sexuelles sont terrorisantes et incompréhensibles et d’autant plus pour les enfants, elles créent une effraction psychique qui provoque un état de sidération. Les victimes se retrouvent paralysés psychiquement et physiquement, pétrifiés, dans l’incapacité de réagir, de crier, de se défendre ou de fuir. Cette sidération de l’appareil psychique bloque toute représentation mentale et empêche toute possibilité de contrôle de la réponse émotionnelle extrême qui a été déclenchée par une structure cérébrale sous-corticale archaïque de survie : l'amygdale cérébrale. La sidération est d’autant plus importante que l’enfant est jeune et dans l’incapacité de comprendre ce qui se passe.

L'amygdale cérébrale s'apparente à une alarme qui s'allume automatiquement lors de toute situation de menace (la menace peut-être visuelle, auditive, sensitive, émotionnelle) avant même que celle-ci soit identifiée et comprise par les fonctions supérieures, cette alarme a pour fonction d’alerter et de préparer l’organisme pour qu’il répondre à un danger, lui faire face ou le fuir. Elle peut s’activer chez le foetus dès le 3ème trimestre de la grossesse, chez le nouveau-né dès la naissance, elle s’active même si la victime n’a pas les capacités de comprendre intellectuellement ce qui lui arrive (enfants très jeunes, enfants avec de lourds handicaps mentaux, enfants n’étant pas conscients : endormis, drogués). Cela signifie que le danger d’une situation, l’intentionnalité de nuire d’un agresseur va être perçue par l’amygdale cérébrale

L’amygdale cérébrale déclenche une réponse émotionnelle avec une hypervigilance et la production d'hormones de stress : adrénaline et cortisol qui fournissent l'organisme en "carburant" (oxygène et glucose). Comme toute alarme, par sécurité, elle ne s'éteint pas spontanément, seul le cortex cérébral et l’hippocampe (le système d’exploitation de la mémoire, des apprentissage et du repérage temporo-spatial) peuvent la moduler ou l'éteindre grâce à des représentations mentales et l’expérience de situations analogues (intégration, analyse et compréhension de la situation et prise de décisions). 

Disjonction du circuit émotionnel

Lors de violences, la sidération fait que le cortex paralysé est dans l'incapacité de moduler l'alarme qui continue donc à « hurler » et à produire une grande quantité d'hormones de stress. L'organisme se retrouve en état de stress extrême, avec rapidement des taux toxiques d'hormones de stress qui représentent un risque vital cardiovasculaire (adrénaline) et neurologique (le cortisol est neurotoxique). Pour échapper à ce risque vital, comme dans un circuit électrique en survoltage qui disjoncte pour protéger les appareils électriques, le cerveau fait disjoncter le circuit émotionnel à l'aide de neurotransmetteurs qui sont des « drogues dures » anesthésiantes et dissociantes morphine-like et kétamine-like, des endorphines et des antagonistes des récepteurs de la NDMA (Zimmerman, 2010). 

Dissociation et mémoire traumatique

Cette disjonction en isolant l'amygdale cérébrale éteint la réponse émotionnelle et fait disparaître le risque vital en créant un état d'anesthésie émotionnelle et physique. L’amygdale reste allumée tant que le danger persiste mais elle est isolée du reste du cerveau. Cette disjonction est à l'origine d'une dissociation traumatique, un trouble de la conscience lié à la déconnection avec le cortex, qui entraîne une sensation d'irréalité, d'étrangeté, d’absence, et qui donne à la victime l’impression d'être spectatrice des événements, de regarder un film. Mais cette disjonction isole également l'amygdale cérébrale de l'hippocampe (autre structure cérébrale, sorte de logiciel qui gère la mémoire et le repérage temporo-spatial, sans elle aucun souvenir ne peut être mémorisé, ni remémoré, ni temporalisé). L'hippocampe ne peut pas faire son travail d'encodage et de stockage de la mémoire sensorielle et émotionnelle des violences, celle-ci reste piégée dans l'amygdale sans être traitée, ni transformée en mémoire autobiographique. Elle va rester hors temps, non-consciente, à l'identique, susceptible d'envahir le champ de la conscience et de refaire revivre la scène violente de façon hallucinatoire, comme une machine à remonter le temps, avec les mêmes sensations, les mêmes douleurs, les mêmes phrases entendues, les mêmes odeurs, les mêmes sentiments de détresse et de terreur (ce sont les flashbacks, les réminiscences, les cauchemars, les attaques de panique…). C'est cette mémoire piégée dans l’amygdale qui n’est pas devenue autobiographique qu'on appelle la mémoire traumatique. 

La disjonction se produit d’autant plus rapidement que la sidération est importante ou que les fonctions supérieures sont désactivées ou immatures (enfants très jeunes, endormis, drogués, avec des handicaps mentaux ou sensoriels). Le traumatisme sera alors d’autant plus massif.

Dissociation traumatique 

ou pourquoi la victime reste longtemps sous emprise de son agresseur, met tant de temps à partir et à porter plainte, semble déconnectée, indifférente, si peu crédible, incapable de se défendre, pourquoi elle oublie des pans entiers ou des détails de ce qu’elle a subi, pourquoi elle reste imprécise sur les dates et les lieux, peu sure, influençable et confuse dans son récit, pourquoi elle subit autant de violences à répétition

L’enfant se retrouve alors déconnecté de ses émotions et du stress. Subitement, il bascule dans une situation où tout lui paraît irréel, extérieur à lui-même, comme s’il était spectateur des événements : il est anesthésié émotionnellement et physiquement, et semble tout supporter. Cette dissociation traumatique perdure chez l’enfant tant qu’il est confronté aux personnes qui lui font subir des violences, ou au contexte, ou à une profonde incompréhension de ce qu’il vécu. 

Pendant la dissociation, l’amygdale et la mémoire traumatique qu’elle contient est déconnectée, et la victime n’aura pas accès émotionnellement et sensoriellement aux événements traumatiques. Cet état dissociatif anesthésie et empêche la victime d’identifier et de prendre la mesure des violences qu’elle subit ou qu’elle a subies. Les faits les plus graves lui semblent tellement irréels qu’ils perdent toute consistance, comme s’ils n’existaient pas vraiment. Suivant l’intensité de la dissociation, la victime pourra être comme amnésique de tout ou partie des événements traumatisants, seules resteront quelques images très parcellaires, des bribes d’émotions envahissantes ou certains détails isolés. Cette amnésie traumatique est fréquente chez les victimes de violences sexuelles dans l’enfance (près de 60% des enfants victimes présentent des amnésies partielles des faits et 40% des amnésies totales (Brière, 1993, Williams, 1995, Widom, 1996, IVSEA, 2015, Violences sexuelles dans l’enfance, AMTV/IPSOS, 2019). Ce phénomène peut perdurer de nombreuses années, voire des décennies..

La victime dissociée reste donc comme indifférente non seulement aux violences qu’elle continue à subir, mais également à la mémoire traumatique de celles qu’elle a déjà subies. Cette mémoire traumatique s’active pourtant tout de suite après le trauma dès qu’un lien, une situation, une sensation, une confrontation à l’agresseur rappelle les évènements traumatiques, elle envahit le psychisme de la victime mais elle ne va pas être accompagnée de ressentis émotionnels ce qui la rend irréelle, désincarnée, indistincte, perdue au milieu de toutes les représentations psychiques. Les perceptions sensorielles et kinesthésiques de la mémoire traumatique (images, odeurs, sons, sensations corporelles) sont déconnectées de leur charge affective et émotionnelle : détresse, terreur, dégoût…. Les évènements sont là, mais à distance, comme dans un brouillard, ils ne s’imposent pas émotionnellement, ce qui entraîne chez la victime une sorte d’indifférence face aux violences et une forme de tolérance à la souffrance. 

Ce n’est pas pour autant que ces violences et ces réminiscences en sont moins stressantes et traumatisantes, bien au contraire puisqu’il n’y a pas de réflexe de défense et de protection (de même, lorsqu’on pose sa main anesthésiée sur une plaque électrique, ce n’est pas parce qu’on ne ressent pas la douleur, qu’on ne va pas être gravement brûlé).

La dissociation traumatique est une véritable hémorragie psychique qui vide la victime de tous ses désirs, et annihile sa volonté. La victime dissociée se sent perdue avec un sentiment d’étrangeté, elle ne se reconnaît plus. Elle est privée de ses émotions, déconnectée d’elle-même et du monde extérieur, dans l’incapacité de penser ce qui se passe et d’y réagir de façon adaptée. Elle est sur mode automatique, avec un sentiment d’absence au monde, d’être coupée d’elle-même et de son corps. La victime est comme indifférente au danger et à la douleur. La dissociation enferme la victime un espace mental hors temps, où l’avenir n’a pas de réalité.

Cette dissociation rend très difficile voire impossible toute opposition ou toute défense mentale et physique vis à vis de toutes les violences qui sont exercées contre elle : les paroles assassines, les coups, les humiliations ne rencontrent aucune résistance. Cela rend la victime très vulnérable à l’agresseur, qui peut exercer une emprise totale sur elle, coloniser son psychisme, la réduire en esclavage, et lui faire subir en toute tranquillité tous les sévices qu’il veut exercer comme si elle était un pantin, parfois pendant de longues années. L’agresseur peut la soumettre physiquement, l’esclavagiser et la coloniser psychologiquement pour lui faire faire et lui faire penser ce qu’il veut, et la formater pour qu’elle se ressente comme coupable, nulle, sans valeur, sans droit, un objet à sa disposition. 

La dissociation est un facteur de risque majeur de re-victimisation et de mise sous emprise (70% des victimes de violences sexuelles subissent d’autres violences sexuelles tout au long de leur vie, IVSEA, 2015). Les prédateurs vont cibler de préférence une personne déjà dissociée par des violences précédemment subies, le plus souvent dans l’enfance, ce qui leur garantit à la fois une impunité et la possibilité d’exercer quasiment sans limite les pires sévices. Les personnes dissociées, particulièrement les enfants, sont fréquemment perçues comme bizarres, comme étant masochistes, ou comme ayant une pathologie mentale (psychose, troubles autistiques,…).

De plus, l’enfant ou l’adulte dissocié est souvent considéré comme limité intellectuellement, « bête », « débile », incapable de comprendre ce qui se passe et d’y réagir, et il sera en butte à des moqueries, des humiliations et des maltraitances de la part de tous. Il sera donc à risque de subir des harcèlements et d’autres violences. 

Les victimes dissociées sont des proies de choix pour les prédateurs. La confusion, la désorientation liées aux symptômes dissociatifs, entraînent des troubles cognitifs et des doutes continuels sur ce qui est perçu, entendu, sur ce qu'on a dit et sur ce qu'on a compris, rendent la victime vulnérable, et la mettent en grande difficulté pour défendre ses convictions et ses volontés. Déconnectées de leur cortex frontal (siège de l’analyse intellectuelle et de la prise de décisions) et de leur hippocampe (système d’exploitation qui gère leur mémoire et leurs apprentissages), les victimes dissociées sont facilement influençables et « hypnotisables », il leur est très diffcile de dire non. Elles fonctionnent souvent sur un mode automatique, préprogrammé. Elles n'ont aucune confiance en elles, et elles se retrouvent bien malgré elles à céder aux désirs d'autrui quand on fait pression sur elles. 

Les victimes dissociées sont des proies de choix pour les proxénètes ou les groupes armés. Les jeunes filles ayant subi des violences sexuelles dans l’enfance par des proches, avec lesquels elles vivent le plus souvent, vont être gravement dissociées. Du fait de cette dissociation, elles vont être recherchées par les proxénètes et particulièrement appréciées des clients puisqu’elles vont pouvoir tolérer des situations de violences sexuelles avec des pratiques douloureuses, humiliantes, et de gaves atteintes à leur intégrité physique et psychique, et leur dignité sans avoir la capacité de s’y opposer et de s’en révolter, en gardant même le sourire. On retrouve chez les personnes en situation prostitutionnelle des antécédents de violences avec de multiples violences exercées le plus souvent depuis la petite enfance : 59% de maltraitance, de 55% à 90% d’agressions sexuelles dans l’enfance, (étude de Mélissa Farley en 2003 dans 9 pays et 854 personnes prostituées, ces pourcentages sont corroborés par de nombreuses autres études), le taux d’antécédents de violences sexuelles retrouvés chez les personnes prostituées est extrêmement important et le lien entre violences sexuelles subies pendant l'enfance et entrée en prostitution est très significatif.

Ainsi, la victime dissociée semblera indifférente aux violences qu’elle subit, mais elle n’en sera pas moins traumatisée. 

Une victime dissociée, court un grand risque de ne pas être repérée, ni protégée. Alors que chacun a la capacité de percevoir de façon innée les émotions d’autrui, grâce à des neurones miroirs, il n’y aura pas de ressenti émotionnel en face d’une personne anesthésiée ; ce n’est qu’intellectuellement que la souffrance de cette personne pourra être identifiée. Les proches et les professionnels, ne comprenant pas cette dissociation, y réagiront par une absence d’empathie, une minimisation des violences subies par l’enfant et de sa souffrance, une incrédulité, voire une remise en question de sa parole et de la réalité des violences. 

Une victime dissociée, court un grand risque de ne pas être crue, ni reconnue par la justice. Les victimes dissociées ne vont pas avoir le comportement que l’on attend d’elles. Elles seront dans un état de déconnection tel qu’elles ne pourront pas parler, ni porter plainte, et ce parfois pendant des années si elles restent en contact avec l’agresseur ou dans le contexte où ont eu lieu les violences. On leur reprochera d’avoir attendu trop longtemps, et cela alimentera des doutes sur leur bonne foi.

La dissociation traumatique va rendre le récit des victimes décousu, elles auront continuellement des doutes sur ce qui s’est passé avec un sentiment d’irréalité, de nombreux épisodes seront frappés d’amnésie, et du fait de la déconnection avec l’hippocampe, elles auront beaucoup de mal à se retrouver dans les repérages temporo-spatiaux concernant les dates et les lieux où se sont produits violences. Plus leur interlocuteur sera incrédule ou agacé, plus elles seront dissociées et perdues. 

De même les confrontations avec l’agresseur aggraveront leur dissociation et les re-traumatiseront massivement, elles perdront encore plus leur capacité, seront envahies par un sentiment d’irréalité, se retrouveront facilement sous l’emprise de l’agresseur et pourront remettre en cause ce qu’elles ont dit précédemment, voire même se rétracter. 

Mémoire traumatique 

ou pourquoi la victime est si phobique, hypersensible, alternant retrait et réactions qui paraissent exagérées, pourquoi elle semble incohérente avec des comportements paradoxaux, des conduites hypersexualisées, des mises en danger, pourquoi elle a des troubles étiquetés psychiatriques avec des troubles de l’humeurs, une grande instabilité émotionnelle, des crises d’angoisse et de panique, des hallucinations, des TOCs des phobies et des comportements paranoïaques, pourquoi elle s’auto-mutile, pourquoi elle a des conduites addictives, pourquoi elle a honte et se sent et parait coupable, pourquoi après avoir oublié les violences pendant tant d’années elles se les rappelle si précisément, 

La mémoire traumatique se met en place dès la disjonction, nous l’avons vu c’est une mémoire émotionnelle des violences contenue dans l’amygdale cérébrale qui n’a pas pu être traitée par l’hippocampe dont elle est déconnectée. L'hippocampe est une structure cérébrale qui intègre et transforme la mémoire émotionnelle en une mémoire autobiographique, verbalisable. Tel un logiciel, l’hippocampe est indispensable pour stocker et aller rechercher les souvenirs et les apprentissages, et pour se repérer dans le temps et l’espace : avec la disjonction ces fonctions seront gravement perturbées.

La mémoire traumatique est donc une mémoire émotionnelle enkystée, une mémoire « fantôme » hypersensible et incontrôlable, prête à « exploser » en faisant revivre à l'identique, avec le même effroi et la même détresse les événements violents, les émotions et les sensations qui y sont rattachées, comme une machine à remonter le temps. Elle se déclenche aussitôt qu'une situation, un affect ou une sensation rappelle les violences ou fait craindre qu'elles se reproduisent. Elle sera comme une « bombe à retardement » susceptible d'exploser souvent des mois, voire de nombreuses années après les violences. Quand elle se déclenche  elle envahit tout l'espace psychique de façon incontrôlable. Elle transforme la vie psychique en un terrain miné. Telle une "boîte noire" elle contient non seulement le vécu émotionnel, sensoriel et douloureux de la victime, mais également tout ce qui se rapporte aux faits de violences, à leur contexte et à l'agresseur (ses mimiques, ses mises en scène, sa haine, son excitation, ses cris, ses paroles, son odeur, etc). 

Mais tant que les victimes sont dissociés, cette explosion de la mémoire traumatique se produira avec des émotions et des douleurs qui seront déconnéctées, anesthésiées, la victime semblera ne pas en souffrir et les tolérer, en réalité elles aggraveront l’impact traumatique, et rechargeront plus encore la mémoire traumatique, telle une cocotte minute.

Quand les victimes sortiront de leur état dissociatif, la mémoire traumatique sera alors ressentie sans le filtre de la dissociation et cela sera intolérable.

La mémoire traumatique n’est plus anesthésiée quand la dissociation disparaît. Cela se produit quand la victime est enfin sécurisée et qu’elle n’est plus en permanence confrontée à des violences, à leur contexte, ou à son agresseur, ou bien parce qu’elle sort de son état d’incompréhension et de confusion en grandissant, en accédant à des informations, à une thérapie ou en étant confrontée à un contexte sexuel, à une grossesse, ou à d’autres violences. Alors, la mémoire traumatique s’impose avec un tel cortège émotionnel que la gravité des violences et de leurs conséquences apparaît soudain à la victime dans toute son horreur. La victime peut être confrontée à un véritable tsunami d’émotions et d’images qui vont la terrifier, elles vont déferler en elle, accompagnées d’une grande souffrance et détresse, c’est une véritable torture. Cela peut entraîner un état de peur panique avec sentiment de mort imminente, d’agitation, d’angoisse intolérable, de douleurs atroces, ainsi qu’un état confusionnel. Ces symptômes sont si impressionnants que la victime peut se retrouver aux urgences médicales ou chirurgicales (elle peut même être opérée en urgence) ou bien être hospitalisée en psychiatrie (avec souvent un diagnostic erroné de bouffée délirante ou d’entrée dans une schizophrénie), et cet état est fréquemment accompagné d’un risque suicidaire très important, d’autant plus si la victime a été confrontée à une intentionnalité meurtrière au moment des violences, elle revit cette intentionnalité comme si elle émanait d’elle, dans une compulsion à se tuer.

C’est à ce moment là, que les victimes sortent de leur état de « pseudo indifférence » et de leur amnésie traumatique dissociative, et peuvent enfin avoir la capacité de réaliser la gravité de ce qu’ils ont subi et de dénoncer les violences. Cette sortie d’état dissociatif peut se produire plusieurs années après les violences, voire plusieurs dizaines d’années après, alors que les faits sont prescrits.

De nombreuses situations sont donc susceptibles de déclencher cette mémoire traumatique : une date, une heure de la journée, un endroit, une situation ou des détails (une odeur, un goût, un bruit, des sons, des paroles, des objets, des éléments du décor, des couleurs, du sang) qui rappellent le contexte, un moment de stress ou une peur, un examen médical, des douleurs, des cris, des sensations et des émotions (qui rappellent celles ressenties lors des violences), revenir sur les lieux où ces violences se sont produites, être confronté avec les personnes qui ont commis les violences ou avec leurs complices, etc.

Tous ces déclencheurs sont également autant d’indices concernant la scène du crime et les faits qui s’y sont déroulés. Par exemple une mémoire traumatique qui se déclenche systématique à certaines heures de la journée indiquera l’heure où se sont déroulés les faits, ou bien une mémoire traumatique qui se déclenche les jours de pluie, ou de neige ou au contraire lors de canicule indiquera qu’il pleuvait lors du crime, qu’il neigeait ou bien qu’il faisait très chaud. Une odeur,  un parfum qui déclenche une mémoire traumatique nous informe sur les odeurs que la victime a senti lors des violences. Une patiente faisait des attaques de panique dès qu’elle entendait le bruit d’un réfrigérateur et en avait développé une véritable phobie, elle avait été violée contre un réfrigérateur l’âge de 7 ans. Des particularités morphologiques de certaines personnes, des intonations de voix, un accent lorsqu’elles déclenchent une mémoire traumatique nous renseignent sur l’agresseur. De même un contact physique ou un contact intime, un examen médical gynécologique (palpation des seins, du ventre, toucher vaginal), un examen ORL, dentaire, un accouchement, un examen médical au niveau du cou quand ils déclenchent une mémoire traumatique nous renseignent sur les violences commises.

Et le contenu de la mémoire traumatique, émotions, images, bruits, sensations corporelles, douleurs précises, perceptions kinesthésiques de mouvements (d’être projetée, poussée, bougée, deshabillée, retournée, trainée, immobilisée, écrasée, étouffée, d’être pénétrée, etc.) vont nous renseigner sur ce que la victime a vécu lors des violences, mais nous allons le voir sur ce qu’a fait, dit, ressenti l’agresseur. Ce contenu peut faire revivre très précisément une sensation, par exemple lors d’un contact physique non violent au niveau de son pubis, une patiente victime a pu ressentir  dans son vagin ce qu’elle a décrit comme des bâtons durs qui bougeaient et écorchaient ses parois, ce qui a permis de qualifier une pénétration vaginale alors qu’elle ne pensait avoir subi que des contacts sexuels sur sa vulve alors qu’elle avait 9 ans, elle avait été agressé par un violeur en série qui avait fait près de 70 petites filles victimes qu’il avait presque toutes pénétrées vaginalement soit avec son pénis soit avec ses doigts. 

La mémoire traumatique sera souvent responsable non seulement de sentiments de terreur, de détresse, de mort imminente, de douleurs, de sensations inexplicables, mais également de sentiments de honte et de culpabilité, et d'une estime de soi catastrophique qui seront alimentés par la mémoire traumatique des paroles de l'agresseur, de ses gestes et ses mises en scène, de sa haine et de son mépris, et de son excitation perverse. Tout y est mélangé, sans identification, ni tri, ni contrôle possible. Au moment des violences cette indifférenciation empêchera la victime de faire une séparation entre ce qui vient d’elle et de l’agresseur, elle pourra à la fois ressentir une terreur qui est la sienne, associée à une excitation et une jouissance perverses qui sont celles de l’agresseur. De même il lui sera impossible de se défendre des phrases mensongères et assassines de l’agresseur : « tu aimes ça », « c’est ce que tu veux », « c’est ce que tu mérites », elles s’installeront telles quelles dans l’amygdale cérébrale. Après les violences, cette mémoire traumatique y restera piégée.

A titre d’exemple, un enfant qui a subi des violences avant d’apprendre à parler, pourra dix ans après, au moment où sa mémoire traumatique se manifestera, se retrouver dans l’incapacité de parler, il ne pourra que pleurer ; de même un enfant ayant subi des violences sexuelles dans le noir, au moment où sa mémoire traumatique se manifestera, ne verra plus rien ; une victime attachée, ne pourra pas bouger, une victime qu’on aura étranglée ou suffoquée par une pénétration orale, ne pourra plus respirer. De surcroît, comme nous l’avons déjà dit, la mémoire traumatique porte non seulement sur les violences subies, mais aussi sur l’agresseur, ses hurlements, ses cris et ses paroles et injures, la victime pourra entendre, plusieurs années plus tard, des phrases prononcées par l’agresseur telles que « tu ne vaux rien », « tu es nul », « tu ne mérites pas de vivre », etc. Ce mécanisme explique pourquoi les enfants se sentent aussi coupables et ont de telles atteintes à leur estime de soi, ils sont en permanence colonisés par les agresseurs.  

Cela explique également que quand les enfants sont tout petits (avant 6-7 ans) et/ou quand ils sont très dissociés, privés de leurs émotions et qu’ils n’ont pas encore de représentations suffisantes de ce qui est interdit, ils peuvent lors d’un allumage de leur mémoire traumatique rejouer dans le cadre d’une crise dissociative, les scènes de violences sexuelles qui les envahissent du côté victimes comme du côté agresseur, et avoir des comportements sexuels inappropriés en public : se déshabiller, exposer leur sexe, se masturber, se mettre des objets dans le sexe, toucher le sexe d’adulte, se frotter, tenir des propos hypersexualisés, injurieux, voire agresser sexuellement d’autres enfants. Ces troubles du comportements doivent immédiatement alerter, ils signent un trauma sexuel.

Il faut rappeler qu’un foetus, un nouveau-né, un nourrisson traumatisé, un enfant non-conscient des faits de violences car endormi, drogué, trop petit ou trop handicapé intellectuellement pour comprendre peut développer une mémoire traumatique, même s'il ne lui est pas possible de se souvenir de façon autobiographique des violences (l'hippocampe n'étant fonctionnel pour la mémoire autobiographique qu'à partir de 2-3 ans).

Au final, la mémoire traumatique transforme la vie en un espace miné, c’est une véritable torture. On ne peut pas vivre avec une mémoire traumatique. Si sa mémoire traumatique n’est pas soignée, l’enfant est condamné à mettre en place des stratégies de survie nécessaires mais qui seront très handicapantes, et qui lui seront souvent reprochées. 

Soit la victime est dissociée et ne ressent plus cette mémoire traumatique, si elle subit continuellement des violences, ou si elle reste en contact avec l’agresseur et le contexte des violences. Soit la victime est sécurisée, par exemple à l’école ou bien plus tard quand elle ne sera plus du tout en contact avec le système agresseur, et elle est alors envahi par sa mémoire traumatique. Celle-ci peut s’exprimer par des attaques de paniques, une grande détresse, mais également par une violence dans ses propos et dans ses actes (quand la victime est envahie par la violence de l’agresseur). 

Les stratégies de survie mises en place par les victimes traumatisées, enfants et adultes.

Quand les victimes sont abandonnées sans protection, ni solidarité, ni soutien, ni (ce qui est le cas pour 83% des victimes, enquête IVSEA, 2015), elles sont condamnées à mettre en place des stratégies de survie handicapantes et épuisantes. 

Après les violences, quand les victimes ne sont plus confrontés à l’agresseur, et elles sortent de leur état dissociatif permanent, mais nous l’avons vu la mémoire traumatique prend le relais et elles continuent d’être colonisés par les violences et l’agresseur aussitôt qu’un lien les rappelle (lieu, situation, sensation, émotion,…). Et c’est soudain insupportable et cela peut donner l’impression de sombrer dans la folie, c’est souvent vécu par les victimes comme pire que l’état de dissociation antérieur et si elles n’ont pas d’explications sur les mécanismes qui en sont la cause elles peuvent être tentées de retourner voir l’agresseur ou de reprendre contact avec le contexte violent (comme la famille incestueuse, la prostitution ou les fréquentations dangereuses). Les victimes traumatisées doivent alors essayer d’éviter à tout prix cette mémoire traumatique hyper anxiogène et douloureuse, pour cela deux stratégies sont possibles :

Des conduites d’évitement et de contrôle

La victime pour éviter les déclenchements effrayants de sa mémoire traumatique, va mettre en place des conduites de contrôle et d'évitement vis-à-vis de tout ce qui est susceptible de la faire « exploser » (avec des angoisses de séparation, des comportements régressifs, un retrait intellectuel, des phobies et des troubles obsessionnels compulsifs comme des lavages répétés ou des vérifications incessantes, une intolérance au stress), plus elle est jeune, plus elle va fréquemment se créer un petit monde sécurisé parallèle où il se sentira en sécurité qui peut être un monde physique (comme sa chambre, entouré d’objets, de peluches ou d’animaux qui le rassure) ou mental (un monde parallèle où il se réfugie continuellement).Tout changement sera perçu comme menaçant car mettant en péril les repères mis en place et elle adoptera des conduites d'hypervigilance (avec une sensation de peur et de danger permanent, un état d'alerte, une hyperactivité, une irritabilité et des troubles de l'attention). Ces conduites d’évitement et d’hypervigilance sont épuisantes et envahissantes, elles entraînent des troubles cognitifs (troubles de l’attention, de la concentration et de la mémoire) qui ont souvent un impact négatif sur la scolarité,  les apprentissages et les activités professionnelles et de loisir.

Des conduites à risque dissociantes

Mais les victimes traumatisées sont souvent contrecarrés dans leurs conduites d'évitement et de contrôle par un monde qui ne comprend rien à ce qu'elles ressentent. Les enfants doivent s'autonomiser et s'exposer à ce qui leur fait le plus peur, comme être séparé d'un parent ou d'un adulte protecteur, dormir seul dans le noir, être confronté à son agresseur ou à quelqu'un qui lui ressemble, à des situations nouvelles et inconnues, etc. Les adultes vont devoir assurer leur autonomie financière et gérer leur vie. Quand une victime n'est pas sécurisée et n'a pas la possibilité de mettre en place des conduites d'évitement efficaces, sa mémoire traumatique va exploser fréquemment ce qui la plonge à chaque fois dans une grande détresse jusqu'à ce qu'il se dissocie par disjonction, mais du fait d'une accoutumance aux drogues dissociantes sécrétées par le cerveau, le circuit émotionnel va de moins en moins pouvoir disjoncter, ce qui engendre une détresse encore plus intolérable qui ne pourra être calmée ou prévenue que par des conduites à risque dissociantes. 

Ces conduites à risque dissociantes dont les victimes qu’elles soient mineures ou adultes expérimentent rapidement l'efficacité servent à provoquer « à tout prix » une disjonction pour éteindre de force la réponse émotionnelle en l’anesthésiant et calmer ainsi l'état de tension intolérable ou prévenir sa survenue. Cette disjonction provoquée peut se faire de deux façons, soit en provoquant un stress très élevé qui augmentera la quantité de drogues dissociantes sécrétées par l'organisme, soit en consommant des drogues dissociantes (alcool, stupéfiants)

Ces conduites à risques dissociantes sont des conduites : 

  • auto-agressives : se frapper, se mordre, se brûler, se scarifier, s’auto-mutiler (avec des atteintes et des auto-mutilations fréquemment dirigées vers les zones sexuelles qui ont subi les violences, et des masturbations compulsives violentes), tenter de se suicider, multiplier sur tout le corps de tatouages et de piercings, le plus souvent dans des zones corporelles ayant été touchées par les violences ;
  • des mises en danger : conduites routières dangereuses, jeux dangereux, jeux d’argent, sports extrêmes, conduites sexuelles à risques, actes sexuels précoces avec risques de grossesses précoces, multiplication des partenaires sexuelles, situations prostitutionnelles, fugues, fréquentations dangereuses ;
  • des conduites addictives : consommation d'alcool, de drogues, de médicaments, troubles alimentaires, jeux addictifs ;
  • des conduites délinquantes et violentes contre autrui : l’autre servant alors de fusible grâce à l'imposition d'un rapport de force pour disjoncter et s'anesthésier

Les conduites à risques sont donc des mises en danger délibérées. Elles consistent en une recherche active voire compulsive de situations, de comportements ou d'usages de produits connus comme pouvant être dangereux à court ou à moyen terme. Le risque est recherché pour son pouvoir dissociant direct (alcool, drogues) ou par le stress extrême qu'il entraîne (jeux dangereux, scarifications,…), et sa capacité à déclencher la disjonction de sauvegarde qui va déconnecter les réponses émotionnelles et donc créer une anesthésie émotionnelle et un état dissociatif. Mais elles rechargent aussi la mémoire traumatique, la rendant toujours plus explosive, et rendant les conduites dissociantes toujours plus nécessaires, créant une véritable addiction aux mises en danger et/ou à la violence. Ces conduites dissociantes sont incompréhensibles et paraissent paradoxales à tout le monde (à la victime, à ses proches, aux professionnels). Elles sont chez les victimes à l'origine de sentiments de culpabilité et d'une grande solitude, qui les rendent encore plus vulnérables. Elles peuvent entraîner un état dissociatif permanent comme lors des violences avec la mise en place d’un détachement et d’une indifférence apparente qui les mettent en danger d’être encore moins secourues et d’être ignorées et maltraitées.

Ces conduites à risque dissociantes servent à provoquer « à tout prix » une disjonction pour éteindre de force la réponse émotionnelle en l’anesthésiant. Il faut comprendre qu’un enfant traumatisé trouvera préférable de se scarifier ou de se mettre en danger pour s’anesthésier, plutôt que de revivre les violences extrêmes qu’il a subies. Ce comportement paraît incompréhensible, mais il est au contraire très logique. Il est d’ailleurs très important que les enfants puissent accéder à cette logique, puissent comprendre les mécanismes en jeu, car dans le cas contraire ils ont l’impression qu’ils sont bizarres, différents des autres, incapables d’être comme les autres. Les enfants doivent être informés des conséquences psychotraumatiques afin qu’ils puissent comprendre ce qu’ils ressentent et donc mieux gérer et désamorcer leur mémoire traumatique, et se rassurer quant à leur « normalité ». 

Du fait de ces stratégies de survie une victime de violences sexuelle dans l’enfance peut à l’adolescence et à l’âge adulte osciller entre : 

- une impossibilité ou une très grande difficulté d’avoir une vie sexuelle avec une personne qu’elle aime et dont elle est aimée et qui la respecte (et qui n’étant pas violente ou menaçante ne la dissocie donc pas), la plupart des gestes et les sensorielles (tactiles, olfactives) d’un acte sexuel entraînant alors des réminiscences traumatiques les rendant insupportables ou très angoissants, générant des sensations de rejet et de dégoût impossibles à surmonter, des douleurs intolérable (douleurs pelviennes, dyspareunies, vaginismes, cystites, douleurs lombaires, mais également en cas de violences sexuelles concernant la sphère buccale, des contractures très douloureuses de la mâchoire, des nausées incoerctives, des vomissements), à tel point qu’un rapport sexuel ne sera possible qu’en étant dissocié (drogué, alcoolisé ou après s’être stressé par des images mentales violentes), elle peut également éviter tout examen gynécolgique, anal, stomatologique ou dentaire.

- et lors de situations de grand mal-être, des conduites à risques sexuelles, avec des rencontres avec des inconnus sans protection, avec des actes sexuels violents (auto-agressifs ou dans le cadre de pratiques « sado-masochistes »), des mises en danger sur internet ou avec des personnes manifestement perverses, des auto-agressions avec des masturbations compulsives violentes, des blessures sexuelles infligées, des scarifications, voire même des pratiques prostitutionnelles, pour se dissocier.

De plus l’état dissociatif quasi permanent dans lequel se retrouvent les victimes leur donne la douloureuse impression de n’être pas elles-mêmes, d’avoir un faux-self, comme dans une mise en scène permanente. L’anesthésie émotionnelle les oblige à «jouer» des émotions dans les relations avec les autres, avec le risque de n’être pas tout en fait en phase, de sur ou sous-jouer.

Des risques d’auto-agressions, de suicides, et de subir à nouveau des violences ou d’en reproduire`

La mémoire traumatique et les conduites dissociantes peuvent être à l’origine de risques vitaux, avec un risque décuplé de mourir précocement d’accident  (avec les mises en danger) ou de suicide. Dans l’enquête d’AIVI (l’Association internationale des victimes d’inceste) et dans le questionnaire de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie (rapport Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte, 2015), près de 50% des victimes de violences sexuelles dans l’enfance ont fait des tentatives de suicide.

Si certaines tentatives de suicide peuvent être liées à une volonté réfléchie d’en finir avec une vie de souffrance, la plupart sont dues à la mémoire traumatique de la volonté destructrice et criminelle de l’agresseur qui, en envahissant le psychisme de la personne victime, peut la faire brutalement basculer dans un passage à l’acte suicidaire. Celui-ci reproduit soit une tentative de meurtre subie par le passé, soit le «  tu ne vaux rien, tu n’es rien, tu ne mérites pas de vivre, tu es indigne, tu n’es qu’un déchet à jeter, etc. » mis en scène par l’agresseur. La victime est colonisée par le désir meurtrier de l’agresseur qui s’impose à elle, comme s’il émanait de ses propres pensées. C’est intolérable, et répondre à cette injonction en se supprimant, dans une compulsion dissociante, devient la seule solution pour échapper à cette scène et pour éteindre cette violence qui explose en elle.

Du fait de ces conduites dissociantes à risque, laisser des victimes de violences traumatisées sans soin est un facteur de risque de reproduction de violences de proche en proche et de génération en génération, les victimes présentant un risque important de subir à nouveau des violences, et aussi d’en commettre avant tout contre elles-mêmes, et pour un petit nombre d’entre elles contre autrui, ce qui suffit à alimenter sans fin un cycle des violences. L’OMS a reconnu en 2010 que le facteur principal pour subir ou commettre des violences est d’en avoir déjà subi. 

Reproduire les violences qu’on a subies est terriblement efficace pour s’anesthésier émotionnellement et écraser la petite victime qu’on a été et que l’on méprise, on bascule alors dans une toute puissance qui permet d’échapper à sa mémoire traumatique et d’échapper à des états de terreur ou de peur permanente. Il s’agit d’une stratégie dissociante. Mais si, quand on est traumatisé et laissé à l’abandon sans soin ni protection, on ne peut être tenu responsable d’être envahi par une mémoire traumatique qui fait revivre les violences, et de mettre en place des stratégies de survie telles que des conduites d’évitement, de contrôle et/ou des conduites dissociantes, en revanche on est responsable du choix qu’on opère de les utiliser contre autrui en l’instrumentalisant comme un fusible pour disjoncter. 

Des phobies d’impulsion liées à la colonisation par l’agresseur

Quand la mémoire traumatique de l’agresseur revient hanter la victime avec sa haine, son mépris, son excitation perverse, soit la victime peut courageusement se battre pour contrôler sans relâche ce qu’elle pense être ses propres démons (alors qu’il ne s’agit pas d’elle, de ce qu’elle est, mais d’une remémoration traumatique intrusive qui s’impose à elle sans qu’elle puisse l’identifier comme telle, et qui se présente comme des phobies d’impulsion, avec la peur de passer à l’acte) en s’auto-censurant et en évitant toutes les situations qui peuvent déclencher des images ou des sensations intrusives (comme des situations sexualisées, comme être avec des enfants, les toucher), soit elle peut retourner ces intrusions contre elle et se haïr, se mépriser et s’auto-agresser sexuellement pour disjoncter et s’anesthésier, soit elle peut faire corps avec ces intrusions, s’identifier à elles et passer à l’acte sur autrui en reproduisant les actes commis par son agresseur, ce qui va là aussi lui permettre de disjoncter et s’anesthésier avec en prime un sentiment de toute-puissance et le risque d’une véritable addiction à la violence sexuelle. Pour un enfant il est difficile de lutter contre ces envahissements incompréhensibles, mais pour un adulte le choix de ne pas passer à l’acte sur autrui, de ne pas gravement transgresser les lois, de ne pas mépriser les droits de la victime et sa souffrance, est toujours possible, impliquant cependant de mettre en place en soi tout un arsenal de contraintes : on ne peut être tenu pour responsable des violences qu’on a subies, ni des conséquences psychotraumatiques, en revanche on est responsable des stratégies de survie que l’on choisies quand elles portent atteintes à l’intégrité d’autrui

Par ailleurs il est évident que c’est bien parce que les victimes n’ont pas été protégées, ont été abandonnées sans soins appropriés qu’ils doivent composer avec une mémoire traumatique redoutable qui les oblige à s’auto-censurer sans cesse, à vivre dans une guerre permanente. Leur mémoire traumatique  aurait dû être traitée et transformée en mémoire autobiographique, ce qui les aurait libérés de la torture que représentent des violences et des agresseurs continuellement présents en soi.


Les conséquences des troubles psychotraumatiques sur la prise en charge médicale et judiciaire

L'état de choc émotionnel et l'état de dissociation péri-traumatique dans lequel la victime est  après le viol la laissent hagarde et repliée sur elle-même dans l'incapacité de porter plainte  immédiatement après les faits et de voir un médecin, surtout si elle est isolée, non protégée, sans proche fiable pour l'aider, et encore plus si elle a subi des menaces de mort, si elle est exposée à de nouvelles violences, si elle est dans milieu hostile et favorable à son agresseur, ou si elle est ou sera exposée à la présence de son agresseur après les faits (lorsque ce dernier est un membre de la famille, enseignant, « ami », collègue de travail, voisin, etc). Dans les heures et les jours qui vont suivre l'agression, la victime va fonctionner sur un mode automatique, déconnectée comme un robot (elle va rentrer, aller se laver, s'isoler, essayer de dormir, puis reprendre ses activités de façon désincarné, vidée d'elle-même, absente). De plus quand des liens familiaux, affectifs ou de loyauté unissaient la victime avec l'agresseur ou la famille ou les collègues de ce dernier, après le viol la situation est alors encore plus confusionnante surtout si l'agresseur fait comme de rien n'était ou s'il met en scène la culpabilité de la victime, cette situation génèrera des sentiments de culpabilité et de honte empêchant eux aussi la dénonciation du crime, le dépôt de plainte et donc la mise hors de danger de la victime (pour ne pas détruire une famille, une équipe, une institution, une amitié, etc., mais aussi parce que personne ne pourrait croire en la culpabilité d'un agresseur qui peut être apprécié de tous, et croire en un viol qui paraît totalement impensable du fait des liens unissant la victime et son agresseur, ou du statut, de la fonction ou de la réputation de l'agresseur, ou parce que l'agresseur tient un discours d'inversion de la culpabilité : c'est la victime qui l'aurait séduite, ou qui aurait été ambigüe,…).


Si la victime continue d'être en danger et/ou en contact avec son agresseur ou du contexte entourant l'agression (même lieu, chez soi, au travail, dans une institution). Ces conduites d'auto-protection et d'auto-traitement de ses symptômes (conduites d'évitement et conduites dissociantes) s'installent dans la durée et deviennent très handicapantes pour la victime, et souvent incompréhensibles, voire perçues comme paradoxales par l'entourage et par la victime elle-même. En effet la victime met en place ces conduites, non en connaissance de cause, mais par nécessité absolue, sans en comprendre - pour la majorité d'entre elles - les raisons. 

Ces conduites ainsi que la mémoire traumatique et les symptômes dissociatifs transforment profondément la personnalité de la victime de viol qui n'est plus elle-même (et encore plus quand il s'agit d'un enfant en cours de construction de sa personnalité qui de ce fait se construit autour des symptômes psychotraumatiques, avec les traumatismes de type II répétés), qui ne se reconnaît plus et ne reconnaît plus le monde qui l'entoure, elle fonctionne sur un mode désincarné, en étant l'ombre d'elle-même, anesthésiée en permanence, déconnectée, indifférente à tout et spectatrice de sa vie. 

Ces conduites d'auto-protections et d'auto-traitement anesthésiant vont continuer  à représenter un obstacle important à la dénonciation du viol et au dépôt de plainte du fait des conduites d'évitement (ne jamais aborder le viol) et des symptômes dissociatifs et de l'anesthésie émotionnelle qui les accompagne (indifférence et banalisation du viol). La plainte peut ne jamais être déposée, ou se faire souvent très tardivement parfois plusieurs années après le viol (il faut rappeler que moins de 9% des viols en France font l'objet d'une plainte, d'après les chiffres de l'OND observatoire national de la délinquance, 2007). 

La plainte ne pourra se faire que si la victime sort de son état dissociatif, ce qui sera le cas si elle se sent enfin en sécurité quand la victime est séparée ou éloignée de son agresseur ou du milieu qui le protège, (cf par exemple : les enfants quand ils sont placés dans une famille d'accueil sécurisante, ils peuvent alors dénoncer les violences sexuelles incestueuses qu'ils ont subis, de même au moment de l'adolescence qui opère une mise à distance plus grande vis à vis du milieu familial, ou grâce à une rencontre enfin protectrice, ou quand une prise en charge médicale spécialisée est enfin mise en route, ou quand d'autres victimes sont en danger,…

Conséquences sur le témoignage de la victime
Mais lors du dépôt de plainte, ou de la dénonciation du viol, les conduites dissociantes ainsi que les troubles dissociatifs péri-traumatiques qu'a vécu la victime et qu'elle peut vivre encore vont être à l'origine d'un récit des faits qui peut être profondément altéré et paraître truffé d'incohérences*(2) :

  • par des troubles importants de la mémoire, liés aux phénomènes de stress extrême, de survoltage et de disjonction (ictus amnésique lacunaire du à la souffrance neurologique, état de conscience altéré) et aux conduites d'évitement mises en place qui peuvent être secondairement à l'origine d'amnésie défensive pour survivre (38% vont être totalement amnésique des faits à l'âge adulte (étude William 1994) et 59% vont être amnésique lors de période plus ou moins longues (étude Briere, 1993) de tout ou partie de l'agression, ce qui explique aussi que les plaintes peuvent être très tardives

  • par un parasitage lié à des allumages intempestifs de la mémoire traumatique quand les faits sont évoqués, ces allumages envahissent le psychisme de la victime et entraînent des crises d'angoisse, des flash-back qui immobilisent la victime et la sidère de nouveau, et lui font revivre des terreurs, des fausses reconnaissances, des émotions et des sensations du viol, à l'identique comme si il se reproduisait à nouveau, des absences par des équivalents d'épilepsie temporale. ces manifestations de la mémoire traumatique sont susceptibles de provoquer à nouveau des paralysies psychiques et motrices qui empêchent de parler, d'écrire, de bouger et elles sont responsables de très importants troubles cognitifs avec des troubles de l'attention, de la concentration et de la mémoire. Ces réminiscences de la mémoire traumatique sont si douloureuses et effroyables qu'elles peuvent interrompre totalement le processus de dépôt de plainte par la mise en place de conduite d'évitement de sauvegarde. C'est ce qui se passe aussi lors de confrontations avec l'agresseur, la victime peut être à nouveau sidérée et envahie par sa mémoire traumatique qui lui fait revivre les violences et elle peut être à nouveau sous terreur et incapable de parler et de se concenter, ou gravement dissociée par une disjonction de sauvegarde et se retrouver déconnectée à nouveau, dans un état d'anesthésie émotionnelle et d'indifférence qui lui font ne plus avoir envie de se battre ou d'essayer de prouver quoi que ce soit, elle peut même être alors amenée à se rétracter.

  • par une anesthésie émotionnelle, conséquence de la dissociation chronique qui donne une sensation d'irréalité, de ne pas être vraiment concernée, comme si on parlait de quelque chose dont on avait été spectateur et non victime (la réalité du viol est bien là mais comme l'anesthésie émotionnelle coupe des émotions, le fait d'en être la victime paraît irréel), la victime peut alors être facilement décontenancée par certaines questions et répondre à côté, ou là aussi finir par avoir des doutes, tout en sachant que si cela a bien eu lieu comme elle le raconte.

  • par un état de conscience altéré avec des confusions temporo-spatiales qui ont démarré dès le moment du viol et qui ont perduré ensuite liés à l'état de dissociation chronique générés par les mécanismes de sauvegardes. Ce sont des difficultés à se repérer dans le temps, dans la chronologie des événements, par rapport à l'heure ou la date exacte, le temps est totalement perturbé avec la dissociation qui envahit le psychisme de la victime, il devient un temps irréel le plus souvent figé, comme ne s'écoulant plus, sans repère : le cours de la vie normal s'est arrêté avec le viol, les victimes le disent « c'est comme si j'étais une morte-vivante ». La représentation de l'espace aussi peut être très perturbée, avec des distortions des distances et des volumes, des difficultés très grandes à se repèrer dans l'espace, à se remémorer un trajet, des difficultés importantes de latéralisation (vision comme dans un miroir).

Conséquences sur le comportements de la victime qui lui sont reprochés et qui la mettent en cause 

De plus, le comportement de la victime du fait même des troubles psychotraumatiques va être remis en question et lui être reproché :

  • Sidération : Pourquoi n’a-t-elle pas dit non, n’a-t-elle pas crié, ne s’est-elle pas défendu, n’a-t-elle pas immédiatement fui lors des violences sexuelles ? N’était-elle pas consentante ?

  • Dissociation traumatique : Pourquoi ne s’est-elle pas opposée ensuite, pourquoi a-t-elle obéi aux ordres, pourquoi n’a-t-elle pas pleuré, pourquoi est-elle resté inerte, sans réaction, pourquoi souriait-elle  ? Pourquoi est-elle restée avec l’agresseur après les violences, parfois pendant des années, pourquoi est-elle partie puis revenue vers lui, parfois à plusieurs reprises, pourquoi se comportait-elle avec lui comme si rien ne s’était passé, pourquoi semblait-elle si proche de lui, pourquoi l’a-t-elle même défendu, soutenu ? Pourquoi semble-t-elle si peu traumatisée ? Comment peut-elle avoir oublié des violences si graves ? N’était-elle pas consentante ? N’aime-t-elle pas être violentée ?

  • Mémoire traumatique : Comment accorder une crédibilité à une victime qui présente de tels troubles psychiatriques,, qui a été hospitalisée, qui est hystérique, dépressive, qui a des troubles émotionnelles, qui est psychotique, qui a des hallucinations ?…

  • Conduites dissociantes : Comment accorder la moindre crédibilité à une victime qui a des troubles des conduites, qui boit, se drogue, qui est boulimique, qui se met en danger, qui a des conduites sexuelles à risque ?…


Si les troubles psychotraumatiques étaient pris en compte, compris et analysés comme des indices et des éléments de preuve : la victime ne serait plus jugée, ni remise systématiquement en cause.
I - Tout d’abord cela permettrait d’arrêter de penser que la victime ne dit pas la vérité, que ce qu’elle rapporte est impossible, qu’elle ment, invente ou se trompe ! Et de penser que si la victime n’a pas dénoncé les violences ni porté plainte rapidement, c’est que rien de ce qu’elle dit n’est vrai.

Au delà de la méconnaissance de la réalité des violences sexuelles et de la confusion entre violences sexuelles et sexualité qui fait qu’il parait impossible qu’un parent, un conjoint, un proche ait pu commettre ces violences, ou qu’une victime si jeune, si âgée, si peu séduisante, si handicapée, si marginale ait pu être violée. Les troubles psychotraumatiques qui sont des éléments de preuve peuvent, s’ils ne sont pas identifiés, être au contraire considérés comme mettant en cause la crédibilité de la victime.

Les victimes dissociées ne vont pas avoir le comportement que l’on attend d’elles.  Elles seront dans un état de déconnection tel qu’elles ne pourront pas parler, ni porter plainte, et ce parfois pendant des années si elles restent en contact avec l’agresseur ou dans le contexte où ont eu lieu les violences. On leur reprochera d’avoir attendu trop longtemps, et cela alimentera des doutes sur leur bonne foi.

Si, alors qu’elles sont dissociées, elles sont auditionnées par la police, la gendarmerie ou un juge, leur anesthésie émotionnelle pourra être prise pour de l’indifférence, de la froideur, de l’opposition ou bien pour une limitation intellectuelle. Elles minimiseront souvent l’impact des violences et leur gravité, la dissociation entraînant un effet de tolérance. Dans le cadre des incestes et des viols conjugaux les enfants et les victimes pourront dire qu’ils aiment agresseur, et l’excuser. Cet état dissociatif pourtant une preuve de la gravité du traumatisme des victimes et du danger qu’elles courent, sera considéré au contraire comme la preuve que les violences n’ont pas dû être aussi graves que celles décrites, et cela mettra leur parole en cause. 

De plus l’absence de ressenti du côté des proches ou des professionnels qui les prennent en charge va être fréquemment à l’origine d’un manque cruel de solidarité, d’empathie et de bienveillance vis à vis des victimes pour lesquelles ils ne ressentent aucune émotion. Ils seront d’autant plus incrédules, pourront même être énervés, rejetants, voire maltraitants. Et plus les interlocuteurs seront désagréables ou violents, plus les victimes se dissocieront, plus elles auront des doutes, et moins elles pourront parler et produire un récit cohérent

Les victimes qui essayeront de pallier leur manque d’émotion en essayant de s’adapter à ce qu’on attend d’elles, parfois arriveront à susciter de l’empathie au prix d’énormes efforts, et souvent elles seront seront perçues comme artificielles, «as if», en faisant trop ou pas assez. Mais même si elles sont mieux perçues, elles n’en seront pas moins dissociées, envahies par le doute, fragilisées par la moindre question remettant en cause leur parole, avec un fort sentiment d’imposture liée à cette dissociation, il sera alors, très facile de les déstabiliser.

La dissociation traumatique va rendre le récit des victimes décousu, elles auront continuellement des doutes sur ce qui s’est passé avec un sentiment d’irréalité, de nombreux épisodes seront frappés d’amnésie, et elles auront beaucoup de mal à se retrouver dans les repérages temporo-spaciaux concernant les dates et les lieux où se sont produits violences, du fait de la déconnection avec l’hippocampe. Plus leur interlocuteur sera incrédule ou agacé, plus elles seront dissociées et perdues. 

De même les confrontations avec l’agresseur aggraveront leur dissociation et les re-traumatiseront massivement, elles perdront encore plus leur capacité, seront envahies par un sentiment d’irréalité, se retrouveront facilement sous l’emprise de l’agresseur et pourront remettre en cause ce qu’elles ont dit précédemment, voire même se rétracter. 

Pour les victimes qui sont protégées et qui ne sont pas dissociées, ce n’est pas facile non plus, elles sont aux prises avec une mémoire traumatique qui les oblige à mettre en place des conduites d’évitement qui vont les empêcher de parler et de porter plainte par peur de revivre les violences. Si elles essaient de parler malgré tout ou si elles se retrouvent confrontées à l’agresseur leur mémoire traumatique peut re-déclencher un état de sidération qui les prive de toute leur capacité et les paralyse totalement. De même, des souvenirs intrusifs peuvent les envahir, leur faisant revivre des émotions intenses, des scènes atroces, des douleurs, des attaques de paniques, cette explosion de mémoire traumatique se soldera le plus souvent par une dissociation. Ces effets traumatiques vont rendre toute parole et tout récit extrêmement compliqué à restituer. Les expertises, les examens médicaux seront très traumatisants et parfois impossibles à faire. Elles seront souvent perçues comme faisant du cinéma, ou comme étant névrosées et hystériques. Elles pourront être considérées comme folles, d’autant plus si elles ont eu un suivi psychiatrique et ont déjà été hospitalisées.

La présence de symptômes psychiatrique est le plus souvent perçu comme un élément mettant possiblement en cause la crédibilité de la victime, alors que plus de 95 % des victimes de violences sexuelles rapportent avoir un impact sur leur santé mentale et que les troubles psychotraumatiques sont pathognomoniques lors de violences sexuelles (c’est dire prouvant la compatibilité du traumatisme avec les violences).

Actuellement, faute de formation des médecins et surtout des psychiatres, les troubles psychotraumatiques sont rarement étiquetés comme tels et font l’objet de nombreux autres diagnostics comme des psychoses, des troubles de l’humeur, des troubles graves de la personnalité, des états limites, etc.


II - Cela permettrait d’arrêter de penser que la victime l’a bien cherché, que c’est de sa faute, qu’elle a été provocante, imprévoyante, qu’elle ne s’est pas suffisamment protégée, ni défendue, qu’elle a été incapable de se rendre compte du risque, de l’anormalité ou de la gravité de la situation !


Le fait que les victimes soient dissociées permet d’autant plus de les remettre en cause et de leur demander des comptes puisqu’elles ne pourront pas se défendre, et qu’elles sont colonisées par les paroles et les mises en scène de l’agresseur qui leur a justement renvoyé que tout était de leur faute, qu’elles en étaient coupables, qu’elles avaient été provocantes, etc.

Entre un agresseur qui joue souvent à merveille le rôle de quelqu’un de bien sous tout rapport, qui a de la valeur de l’assurance, et qui ne comprend pas de quoi on l’accuse, et une victime qui est perdue, totalement à côté de la plaque, semblant ne rien comprendre, perdant ses moyens, ayant des doutes, il est facile de mettre en cause la victime, et de trouver qu’elle n’a aucune crédibilité, qu’elle est bête, et que «tant pis pour elle, elle n’avait qu’à pas se laisser faire !»… Il est facile de la mépriser et de la regarder au travers du regard déformant et mystificateur de l’agresseur.

Les violences sexuelles sont maquillées en sexualité, la sexualité masculine est pensée en terme de prédation, comme une domination naturelle, et la sexualité féminine en terme de soumission et d’infériorité naturelle. Les violences colonisent tellement la sexualité que les conséquences traumatiques sur les victimes sont considérées comme l’essence de la sexualité féminine.

Une inversion se met alors facilement en place, l’agresseur bénéficie d’un capital d’empathie et de compréhension, alors que la victime est méprisée et considérée comme responsable, inconséquente, incapable de se conduire normalement, incapable de reconnaître l’ambiguité de son comportement et l’impact de celui-ci sur un homme. C’était à elle de se protéger. Tant pis pour elle.


III - Cela permettrait également d’arrêter de penser que la victime si elle n’a pas crié, ne s’est pas défendue, n’est pas parti et n’a pas porté plainte plus tôt, c’est qu’elle l’a bien voulu et qu’elle était était consentante.

Puisqu’elle ne s’est pas défendue, n’a pas crié, n’a pas fui, c’est qu’elle n’a pas montré qu’elle n’était pas consentante. Dès lors, il est facile à l’agresseur de prétendre qu’il a pensé qu’elle était d’accord et qu’il ne l’a donc pas violée ou agressée sexuellement. 

Connaître le mécanisme de sidération qui paralyse l’activité corticale de la victime de viol et l’empêche de réagir, éviterait pour les victimes beaucoup de questions injustifiées, empreintes des pires soupçons. Le viol, nous l’avons vu, crée une effraction psychique et balaie toutes les représentations mentales, toutes les certitudes, le cortex se retrouve alors en panne (cette panne est visible sur les IRM). Il est dans l'incapacité d'analyser la situation et d'y réagir de façon adaptée. La victime est comme pétrifiée, elle ne peut pas crier, ni parler, ni organiser de façon rationnelle sa défense.

Pour sidérer une victime, il faut :

  • soit la terroriser par la soudaineté et la brutalité de l’agression, la réduire à l’impuissance par des menaces de mort, par des violences physiques et par une volonté de destruction inexorable ;
  • soit la paralyser par le non-sens, le caractère incongru, incompréhensible, impensable de l’agression et de sa mise en scène, qui est alors impossible à intégrer, comme dans les situations de viols incestueux et de viols commis par des personnes dans le cadre de leurs fonctions de responsabilité et d’autorité (comme des professeurs, des entraîneurs, des éducateurs, des responsables religieux, des soignants, etc.) pour les enfants et les adolescents (qui représentent, ne l’oublions pas, plus de la majorité des victimes de viol par an en France), ou pour les adultes dans le cadre de relations de confiance, de responsabilité, où la sécurité devrait normalement être assurée (amis, conjoint, médecins, kinés, collègues de travail, employeurs, policiers, etc.).

Les violences les plus sidérantes sont celles qui sont les plus "insensées", celles qui n'ont aucun sens par rapport au contexte, aucun sens par rapport à la victime, par rapport à son histoire, à ce qu'elle a fait ou pas, à ce qu'elle a dit ou pas. Le viol en fait partie. Cette violence impensable ne concerne pas la victime, c'est une violence qui vient d'une autre scène, celle de l'agresseur ! Ce dernier impose à la victime de jouer de force un rôle qui n'est pas le sien, dans un scénario inconnu d'elle, imprévisible, qui n'appartient qu'à l'agresseur et qu'il met en scène pour son propre compte.


Faute de connaître la dissociation traumatique, les proches et les professionnels vont être au mieux indifférents et au pire maltraitants. Ils pourront considérer que la victime ment, invente, exagère les faits, ou qu’elle est débile, incapable de fonctionner normalement, voire folle. Les preuves mêmes de la gravité des violences et de leurs impacts se retournent alors contre elle pour mettre en cause sa parole. Et la maltraitance des proches et des professionnels est d’autant plus facile à exercer qu’ils ne ressentent à leur tour aucune émotion : « puisqu’elle ne ressent rien, je peux y aller ! », ou « je vais la secouer pour la sortir de sa torpeur et qu’elle réagisse enfin ! » ou encore « je vais la bousculer pour lui faire avouer qu’elle n’a rien subi, qu’elle se moque de nous ».

Cette maltraitance on la voit à l’œuvre dans le film Polisse réalisé par Maïwenn en 2011, où des policiers de la brigade des mineurs qui, face à une jeune adolescente de 13-14 ans totalement dissociée par des viols en réunion (des adolescents lui ont imposé des fellations pour qu’elle puisse récupérer son téléphone portable), lui font la morale pour qu’elle comprenne que ce qui s’est passé n’est pas normal, et se moquent d’elle, allant même jusqu’à rire et faire rire toute la salle en lui demandant ce qu’elle aurait fait alors pour récupérer un ordinateur portable… Tout le monde se moque alors d’une adolescente extrêmement traumatisée !

Pas question non plus pour la victime d'avoir d'importants troubles de la mémoire et du repérage temporo-spatial, alors qu'il est fréquent que des pans entiers des faits puissent être l'objet d'une amnésie lacunaire due aux atteintes neurologiques (trous noirs) et/ou d’une amnésie dissociative. De plus, des conduites d'évitements peuvent entraîner des amnésies psychogènes des événements les plus pénibles pour ne pas en souffrir. Les troubles temporo-spatiaux sont fréquents, ils sont dus à la disjonction qui met transitoirement hors service l'hippocampe, structure cérébrale nécessaire à l'analyse des données temporelles et spatiales. Il peut donc y avoir des distorsions importantes dans l'espace et dans la chronologie des événements, une grande difficulté à préciser l'heure exacte, voire la date, ce qui va désorganiser le récit de la victime. 

Alors que tout le monde, et particulièrement la police et la justice, attend un discours précis rationnel et cohérent, la victime va se perdre dans des souvenirs qui n’auront pas été différenciés, ni intégrés en mémoire autobiographique. Elle sera aux prises avec des fragments de mémoire traumatique isolés, non reliés entre eux, envahissants et terrifiants, qui lui feront revivre une partie des violences à l’identique, avec la même sidération paralysante qu’au moment des violences et qu’elle n’arrivera pas à partager, elle sera perdue dans sa représentation de l’espace et du temps et pourra faire de nombreuses erreurs. Ces distorsions sont malheureusement interprétées comme des incohérences et des mensonges qui décrédibilisent la parole de la victime, alors que ce sont des symptômes normaux et universels lors de violences. Certes, ils rendent plus difficiles l'enquête et l'établissement de preuves, mais qui en aucun cas ne démontrent que la victime a menti. Tout se passe comme si le fait de saigner après un coup de couteau était reproché à une victime et considéré comme un élément mettant en doute son récit !

Personne ne croira vraiment la victime ou si peu, personne n’aura peur pour elle, et personne ne se souciera de la gravité de son traumatisme et de sa souffrance. Elle sera le plus souvent abandonnée, seule, considérée comme coupable, et souvent maltraitée de surcroît.

La sexualité ou la conjugalité sont des univers où de façon étrange, on accepte l’idée qu’une personne pourrait aimer être forcée, céder à des pressions, subir des violences par masochisme, être humiliée et dégradée, et renoncer à sa dignité, à son intégrité physique et mentale et à sa liberté.

Or, c’est bien l’intentionnalité destructrice de l’agresseur qui, par la sidération et la dissociation qu’il provoque chez la victime, une contrainte puissante qui la paralyse et l’empêche d’exercer pleinement ses capacités de discernement, de défense et d’opposition. Ne pas dire non, ne pas réagir ne signifie nullement que la victime soit consentante. Le consentement doit être éclairé et libre, le trauma annihile la liberté et les capacités de discernement de la victime.

En cas de violences répétées. Une emprise très efficace s’installe grâce à la dissociation traumatique que présente la victime. Cette emprise se définit par un processus de colonisation psychique par l’agresseur qui a pour conséquence d’annihiler la volonté de la victime et de la livrer sans défense psychique pour s’y opposer, aux discours et aux mises en scène de celui-ci.

La victime, colonisée par ce discours, se croit coupable, folle, incapable voire même ressent de la haine pour elle-même, ce qui rend toute prise de conscience de ses droits et toute fuite extrêmement difficile à envisager. La mémoire traumatique transforme en enfer les seuls moments où elle pourrait récupérer, organiser sa défense et sa fuite.

Comment, dans ces conditions, la victime peut-elle échapper à l’emprise de l’agresseur, comment peut-elle envisager son autonomie ? Elle est sans cesse sous son contrôle même quand il n’est pas là ! Et si elle réussit à se sauver et trouver un refuge où elle est en sécurité, elle sortira alors de sa dissociation, et elle sera envahie par sa mémoire traumatique.

Ce comportement, en apparence paradoxal, est un processus psychotraumatique habituel qui aurait pu être traité, ou tout au moins expliqué, ce qui aurait permis à la victime d’anticiper et de désamorcer ces émotions traumatiques trompeuses.

Cette oscillation entre dissociation traumatique et mémoire traumatique explique pourquoi la victime est souvent condamnée à rester sous l’emprise de son agresseur. Le piège est refermé sur elle, seules une identification et une reconnaissance de ce que subit la victime, puis une protection et une prise en charge spécifique de ses psychotraumatismes par des professionnels formés pourra lui permettre de s’en libérer.


IV - Et enfin d’arrêter de penser que ce n’est pas si grave, qu’il suffit de passe à autre chose, de ne plus y penser, d’aller de l’avant, d’arrêter de se plaindre.

Sans une prise en charge adaptée, sans soutien et protection, ces troubles psychotraumatiques peuvent durer parfois toute une vie. Ils sont à l’origine d’une très grande souffrance mentale et d’un possible risque vital (suicide, conduites à risque, accidents, maladies). Ils ont un impact considérable démontré par les études internationales que ce soit sur la santé mentale (troubles anxieux, dépressions, troubles du sommeil, troubles cognitifs, troubles alimentaires, addictions, etc.), ou physique (troubles liés au stress et aux stratégies de survie), et la qualité de vie.

La méconnaissance des troubles psychotraumatiques, et de la mémoire traumatique peut faire croire que la victime, une fois les violences derrière elle, pourrait s’en relever et passer à autre chose, et aller de l’avant.

Or, avec une mémoire traumatique, il est impossible pour les victimes de prendre sur elles, d’oublier, de tourner la page, comme on le leur demande trop souvent… Le passé traumatique peut surgir à tout moment, et les plonger dans une souffrance et une détresse indicible, elles sont condamnées à vivre avec un terrain miné, et un danger omniprésent, qu’elles doivent éviter à tout prix, mais il est important de savoir que lorsque cette impressionnante mémoire traumatique sera traitée et transformée en mémoire autobiographique, la victime pourra se remémorer les violences sans les revivre.

Les violences sexuelles ont le triste privilège d’être les violences qui ont les conséquences psychotraumatiques les plus graves, avec un risque de développer un état de stress post-traumatique chronique associé à des troubles dissociatifs très élevé chez plus de 80 % des victimes de viol (Breslau, 1991), voire 100 % quand il s’agit d’enfants et d’inceste (Lindberg, 1985). Les conséquences psychotraumatiques peuvent s’installer pendant des années, des dizaines d’années, voire toute la vie. Et, rappelons-le, les troubles psychotraumatiques sont des conséquences normales des violences et s’expliquent par la mise en place de mécanismes neuro-biologiques et psychiques de survie à l’origine d’une mémoire traumatique (McFarlane, 2010). Les troubles qui en résultent sont pathognomoniques, c’est-à-dire qu’ils sont spécifiques et qu’ils sont une preuve médicale du traumatisme. Avoir subi des violences sexuelles dans l’enfance, et d’autant plus si c’est accompagné d’autres types de violences (ce qui est pratiquement toujours le cas, violences physiques, psychologiques, verbales, négligences, etc.) est le déterminant principal de la santé 50 ans après (Felitti, 2010) et peut faire perdre jusqu’à 20 ans d’espérance de vie (Brown, 2009).

Notre étude Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte en 2015 auprès de 1214 victimes révèle un impact sur la santé mentale pour 95 % des victimes sur la santé physique pour 70 % d’entre elles, avec une souffrance psychique importante pour plus de la moitié d’entre elles (1). Près de la moitié des victimes ont fait au moins une tentative de suicide et la moitié d’entre elles ont développé des conduites addictives pour tenter de contrôler leurs souffrances. Plus de la moitié des personnes victimes de violences sexuelles qui ont répondu à l’enquête ont connu un parcours scolaire, professionnel et social perturbé avec des situations d’interruption, de marginalisation et de précarité fréquentes. De même, leur vie affective et familiale, leur vie sexuelle ont été fortement impactées. Enfin, les victimes témoignent d’un très fort sentiment de solitude et d’abandon, d’une estime de soi très dégradée pour la presque totalité d’entre elles.

Les lourds symptômes psychotraumatiques que présentent les victimes ne sont que rarement reconnus comme tels et reliés aux violences sexuelles qu’elles ont subies. La souffrance, la mémoire traumatique, la dissociation traumatique, les conduites d’évitement, les conduites dissociantes sont souvent prises pour des troubles mentaux : retard mental, troubles autistiques, troubles du comportement (alimentaire, sexuel, addictif, etc.), troubles de l’attention, crise de l’adolescence, troubles de l’humeur, tentatives de suicide, troubles de la personnalité, psychose ou démence sénile, etc. La liste est longue... Ces étiquetages permettent de ne pas se poser de questions sur l’origine de telles souffrances, et sur ce qui pourrait expliquer pourquoi des enfants, des adolescents, des adultes, sont dans de telles situations d’échec scolaire, pourquoi leur vie sociale, professionnelle, affective, amoureuse et sexuelle est si perturbée, pourquoi toutes ces fugues, ces mises en danger, ces automutilations, ces addictions, ces tentatives de suicide... Les conséquences psychotraumatiques normales d’actes destructeurs, qui sont un ensemble de blessures neuropsychologiques et de stratégies pour y survivre, sont renvoyées à la victime comme étant constitutives de sa personnalité, inhérentes à son âge ou à son sexe, fabriquées par elle-même, ou liées à des maladies mentales. 

Ces troubles psychotramatiques et leurs graves conséquences sur la santé des victimes pourraient être pour la plupart évitées si les victimes étaient protégées, bien accompagnées, informées et soignées précocement. Au lieu de cela on laisse les victimes organiser seules leur protection, et mettre en place des stratégies de survie extrêmement coûteuses pour leur santé (avec un risque de mort précoce par accidents, suicides et maladies graves), et désastreuses pour leur vie sociale, affective et professionnelle ! On laisse sciemment, puisqu’on a toutes les connaissances scientifiques nécessaires, des victimes gravement traumatisées vivre un enfer, et on regarde leur santé se dégrader sans ciller. Si ! On peut leur reprocher leurs stratégies de survie lorsqu’elles sont bruyantes, particulièrement pour les plus jeunes, comme lorsqu’ils ont des conduites à risques pour s’anesthésier (drogue, alcool, conduites sexuelles à risque, scarifications, troubles alimentaires, etc.) ou lorsqu’ils tentent de se suicider. On ne manque pas de leur faire la leçon, de leur faire des discours éducatifs et moralisateurs pour qu’ils se prennent mieux en charge, apprennent à mieux se conduire et arrêtent de faire souffrir leurs proches ! 

Et leurs symptômes psychotraumatiques, au lieu d’être pris en compte comme des preuves médicales lors des procédures judiciaires, seront considérés comme des troubles disqualifiant leur parole. Pourquoi, face à ces situations, est-il si rare que des professionnels se préoccupent de ce qu’a vécu la personne qu’ils prennent en charge ? Pourquoi ne cherchent-ils pas à savoir ce qu’il lui est arrivé et ce qu’on lui a fait pour qu’elle souffre autant et aille si mal ? Cela changerait tout, et donnerait enfin un espoir à toutes ces personnes qui souffrent, d’être reconnues, protégées et enfin soignées ! Car la prise en charge des victimes est efficace, elle permet aux victimes traumatisées en traitant leur mémoire traumatique, de se libérer des violences et des agresseurs et de retrouver leur vraie personnalité.

En conclusion, si les troubles psychotraumatiques étaient pris en compte : la victime serait enfin reconnue, protégée, soutenue, accompagnée et soignée, elle aurait accès à une justice digne de ce nom et à des réparations


Comment la victime sort-elle de son état de dissociation et peut-elle accéder à une prise en charge médicale spécialisée et une prise en charge judiciaire :

Le seul moyen pour sortir de cet état de dissociation chronique est de ne plus du tout être  en contact avec son agresseur et avec le contexte du viol (contact physique, téléphonique, par courrier, ou par personne interposée, lieu où le viol a été commis) et d'en être protégée, l'agresseur, par expérience, le sait, aussi souvent ne lâche-t-il pas sa victime (harcèlement, menaces, contact répétés). Ce n'est que quand la victime se sentira protégée de son agresseur, mise à l'abri, qu'elle pourra sortir de cet état de dissociation qui ne sera plus nécessaire en continu pour la protéger d'une souffrance intolérable, elle pourra alors "se réveiller", se retrouver, et prendre conscience de la réalité et de la gravité des faits. 

Paradoxalement sa mise à l'abri en la sortant de son anesthésie émotionnelle chronique de sauvegarde va faire exploser sa mémoire traumatique et lui faire ressentir une vive souffrance face au viol, avec des réminiscences, des flash-back et des cauchemars, le viol deviendra  omniprésent. Elle pourra alors demander de l'aide, dénoncer le viol comme une agression très grave et ressentir le besoin de porter plainte et être traitée, mais si elle est mise de nouveau en danger les processus de dissociation pourront reprendre. 

Au total l'état de dissociation chronique dans lequel une victime de viol se retrouve quand elle reste en danger (soit parce qu'elle est exposée à de nouvelles violences ou soit parce qu'elle est toujours en contact avec son agresseur), est du à un mécanisme neuro-biologique de sauvegarde produisant un état d'anesthésie émotionnelle nécessaire pour échapper au risque vital que fait courir l'état de stress extrême engendré par les violences et la mémoire traumatique. Mais cette sauvegarde se fait au prix d'une dépersonnalisation, d'un sentiment d'irréalité et d'un état d' indifférence face aux violences. Le risque est alors important de subir de nouvelles violences et d'être en danger du fait des conduites à risques dissociantes (risques d 'accidents et risques liés aux conduites à risques et aux conduites addictives) et de l'anesthésie émotionnelle (mise en danger sociale, personnelle et professionnelle). 

Nous l'avons vu tant que l'état de dissociation perdure la victime ne porte pas plainte, assurant l'impunité de son agresseur. Et quand elle est enfin mise hors de danger, si elle peut enfin porter plainte souvent après des mois, voire des années, le récit et la chronologie des faits seront souvent difficiles à reconstituer de façon précise en raison de la mémoire tramatique, des troubles fréquents de la mémoire concernant certains faits ou certains détails (amnésie lacunaire, trouble de la conscience), et de confusions temporo-spatiales fréquentes aussi portant sur les horaires, les dates, les lieux, les trajets (trouble de la conscience, dissociation).



Comment améliorer la prise en charge médicale et judiciaire des victimes de viol

Il faut avant tout identifier, mettre à l'abri et soigner le plus rapidement possible les victimes de viol pour cela il faut :

  • permettre aux victimes de viol de mieux se faire entendre, de faire confiance en une médecine et une justice efficace et compétente, de mieux connaître leurs droits, les lois, la définitions pénales des violences sexuelles, et les parcours judiciaires, les possibilités de trouver du secours, d'avoir accés à des ressources (n°d'appels nationaux, sites internet, associations, consultations juridiques) et de porter plainte (le plus rapidement possible, urgence d'un examen médical dans les 72 h dans une UMJ unité médico-judiciaire, d'être informée qu'il ne faut pas se laver, qu'il faut garder les vêtements souillés), mais aussi de mieux comprendre leurs réactions et les conséquences psychotraumatiques des violences qu'elles ont subies (plaquettes d'informations sur les conséquences médicales des violences*(4)qui devraient être disponibles dans les cabinets médicaux et paramédicaux, les cabinets de psychologues, les centres de santé, les CMP centres médico-psychologiques et les CMPP centres médico-psycho-pédagociques, les hôpitaux, les UMJ unité médico-judiciaire, les pharmacies, les services de médecine scolaire et du travail, dans les PMI protection maternelle et infantile, les plannings familiaux, les CIDFF centre d'information des droits des femmes et des familles, les associations, les mairies et les centres d'action sociale, les permanences juridiques, les avocats, les commissariats, etc.).
  • informer et former les professionnels du monde médical et social pour qu'ils connaissent la fréquence des violences sexuelles, les lois et les définitions pénales des violences sexuelles, les conséquences psychotraumatiques du viol, les symptômes d'alerte, et qu'ils sachent dépister et identifier les victimes de viol, il est très important qu'un dépistage systématique des violences soit fait par les médecins (en posant la question lors des consultations) et que ces derniers puissent diagnostiquer les troubles psychotraumatiques et orienter les victimes vers des soins spécialisés en psychotraumatologie et en victimologie, et sachent établir un certficat médical à produire en justice.
  • informer et former les professionnels du monde  juridique, et les professionnels de la police et de la gendarmerie sur les conséquences psychotraumatiques des violences sexuelles et le retentissement des symptômes traumatiques sur la dénonciation des violences, le dépôt de plainte et sur la conduite de la victime et sur le récit des faits qu'elle peut faire.
  • développer des centres de soins spécialisés en psychotraumatologie et victimologie (actuellement il y en a très peu sur toute la France), et mettre en place des soins gratuits pour les victimes)
  • accompagner, protéger et sécuriser les victimes dans toutes leurs démarches, aider à l'émergence d'une parole sur les violences en tenant compte des troubles psychotraumatiques qu'il faut soigner en parallèle (actuellement le plus souvent les symptômes psychotraumatiques qui sont des éléments de preuve diagnostique sont pour la police, la gendarmerie et la justice interprétés au contraire comme des éléments mettant en cause la crédibilité de la parole de la victime ou comme une absence de preuve suffisante).
  • et bien sur lutter contre toutes les violences et toutes les inégalités et les discriminations qui les rendent possibles, c'est ainsi que l'on pourra prévenir de nouvelles violences (les victimes étant instrumentalisées pour permettre aux agresseurs de s'anesthésier à leurs dépens par des conduites violentes*(5)


Conclusion


Pour conclure il est essentiel de protéger, de mettre à l'abri les victimes et de les soigner (les soins sont efficaces*(2)et consistent à désamorcer et à déminer la mémoire traumatique pour qu'elle devienne une mémoire autobiographique énonçable) pour qu'elles ne soient plus abandonnées et condamnées à se débrouiller seules pour assurer leur sécurité et se traiter comme elles peuvent, avec à leur disposition que des conduites d'évitement et des conduites dissociantes. 

Il est essentiel que les victimes et tous les professionnels qui les prennent en charge connaissent les conséquences psychotraumatiques des violences sexuelles et les mécanismes psychologiques et neurologiques qui en sont la cause, cela permettra aux victimes de mieux se comprendre et de mieux se défendre, et aux professionnels de mieux tenir compte de l'impact des troubles psychotraumatiques sur la santé psychique et physiques des victimes et de leur impact sur leur comportement, leurs conduites et leurs paroles pour mieux les entendre, mieux les protéger et mieux  leur rendre justice. 

Pour qu'une parole de victime précise et utile pour la justice émerge il faut que les manifestations psychotraumatiques des violences soient non seulement connues, reconnues et bien interprétées mais surtout qu'elles soient prises en charge médicalement. Tout comme il serait impensable de considérer qu'une personne dans le coma après un traumatisme crânien par violence intentionnelle, ou avec la machoire et les mains broyées (et donc incapable de parler et d'écrire par des coups) devrait pouvoir porter plainte ou décrire les faits pour qu'ils soient pris en compte, une victime de viol présente un état de sidération et de dissociation psychique qui entrave sa capacité à dénoncer les faits, à porter plainte et à relater les faits de façon précise et exhaustive, et le rôle des médecins spécialisés en psychotraumatologie est  en les traitant de leur rendre une parole interprétable.


Docteur Muriel Salmona, Bourg la Reine le 2 décembre 2019
Psychiatre-Psychotraumatologue
Présidente de l'association Mémoire Traumatique et Victimologie
drmsalmona@gmail.com



Pour en savoir plus, les sites de l’association Mémoire traumatique et Victimologie avec de nombreux articles, documents, ressources, rapports et vidéos de formation à consulter et télécharger :

Les lettres numéro 8 de l’Observatoire National des violences faites aux femmes téléchargeable sur le site http://stop-violences-femmes.gouv.fr

Enquêtes « Cadre de vie et sécurité » CVS Insee-ONDRP, de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales ONDRP– Rapport annuel sur la criminalité en France – 2017
Enquête CSF Contexte de la sexualité en France de 2006, Bajos N., Bozon M. et l’équipe CSF., Les violences sexuelles en France : quand la parole se libère, Population & Sociétés (Bulletin mensuel d’information de l’Institut national d’études démographiques), 445, mai 2008. 
Enquête IVSEA Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte, 2015, conduite auprès de plus de 1200 victimes de violences sexuelles par Association Mémoire Traumatique et Victimologie avec le soutien de l’UNICEF France: Salmona Laure auteure, Salmona Muriel coordinatrice, Rapport et synthèse téléchargeables sur les sites : http://stopaudeni.com et http://www.memoiretraumatique.org
Enquête VIRAGE INED et premiers résultats sur les violences sexuelles : Alice Debauche, Amandine Lebugle, Elizabeth Brown, et al. Documents de travail n° 229, 2017, 67 pages
INFOSTATS JUSTICE, Violences sexuelles et atteintes aux mœurs : les décisions du parquet et de l’instruction, mars 2018, Bulletin d’information statistique du ministère de la Justice numéro 160 
INFOSTATS JUSTICE, Les condamnations pour violences sexuelles, septembre 2018, Bulletin d’information statistique du ministère de la Justice numéro 164 
Enquête Mémoire Traumatique et Victimologie par Ipsos sur « Les Français et les représentations sur les violences sexuelles, 2016 et 2019, téléchargeable sur le site http://www.memoiretraumatique.org
Enquête Mémoire Traumatique et Victimologie par Ipsos sur « Violences sexuelles dans l’enfance », 2019, téléchargeable sur le site http://www.memoiretraumatique.org
World Health Organization, Global Status Report on Violence Prevention, Genève, WHO, 2014, 2016.
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Pour en savoir plus sur les violences sexuelles la culture du viol et les mythes sur le viol : 
en PDF cliquer ICI
https://www.memoiretraumatique.org/assets/files/v1/Articles- Dr-MSalmona/201807-Le-fiasco-d-une-loi-censee-renforcer-la- protection-des- mineurs-contre-les-violences-sexuelles.pdf 
Salmona M. La mémoire traumatique. In Kédia M, Sabouraud-Seguin A (eds.). L’aide-mémoire en psychotraumatologie. Paris : Dunod, 3ème édition 2020.
Salmona M. Mémoire traumatique et conduites dissociantes. In Coutanceau R, Smith J (eds.). Traumas et résilience. Paris : Dunod, 2012, téléchargeable sur le site memoiretraumatique.org. 
Salmona M. Dissociation traumatique et troubles de la personnalité post- traumatiques. In Coutanceau R, Smith J (eds.). Les troubles de la personnalité en criminologie et en victimologie. Paris : Dunod, 2013, téléchargeable sur le site memoiretraumatique.org. 
Salmona M. « Le viol, crime absolu » in doss. « Le traumatisme du viol », Santé Mentale, Mars 2013, n°176. téléchargeable sur le site memoiretraumatique.org. Salmona M. Impact des violences sexuelles sur la santé des victimes in Pratique de la psychothérapie EMDR, sous la direction de Cyril Tarquinio et Al., Dunod, 2017 ; 19, pp 207-218. 
Salmona M., La mémoire traumatique, violences sexuelles et psychotraumas in Dossier « Maltraitantes infantiles » des Cahiers de la justice, éditions Dalloz numéro 2018/1,2018.
Salmona M. Impact des violences sexuelles sur la santé des victimes in Pratique de la psychothérapie EMDR, sous la direction de Cyril Tarquinio et Al., Dunod, 2017 ; 19, pp 207-218.
Salmona M. L’amnésie traumatique : un mécanisme dissociatif pour survivre, Dunod, 2018 ; in Victimologie, évaluation, traitement, résilience, sous la direction de Roland Coutanceau et Claire Damiani, Dunod, 2018: pp 71-85 
À lire POUR EN FINIR AVEC LE DÉNI ET LA CULTURE DU VIOL en 12 points article de Muriel Salmona de 2016 réactualisé en 2017 sur le blog stopauxviolences.blogstop.fr : https://stopauxviolences.blogspot.fr/2017/03/ pour-en- finir-avec-le-deni-et-la.html 
En quoi connaître l’impact psychotraumatique des viols et des violences sexuelles est-il nécessaire pour mieux lutter contre le déni, la loi du silence et la culture du viol, pour mieux protéger les victimes et pour que leurs droits soient mieux respectés ? de Muriel Salmona 2016 téléchargeable sur le site : http:// www.memoiretraumatique.org/assets/files/v1/2016-Necessaire- connaissance-de- limpact-psychotraumatique-chez-les-victimes-de-viols.pdf 
Ces viols que les Français ne sauraient voir : ce déni alimente la honte des victimes de Laure Salmona mars 2016 : http://leplus.nouvelobs.com/ contribution/1490893- ces-viols-que-les-francais-ne-sauraient-voir-ce-deni- alimente-la-honte-des- victimes.html 
JUSTICE, VOUS AVEZ DIT JUSTICE ? de Muriel Salmona, 2017 téléchargeable sur le site : http://www.memoiretraumatique.org/assets/files/ v1/Articles-Dr- MSalmona/20170321
lettre_ouverte_viol_en_re%CC %81union.pdf
La victime c’est la coupable de Muriel Salmona, 2011 téléchargeable sur le site : http://www.memoiretraumatique.org/assets/files/v1/Documents-pdf/ La_victime_c_est_la_coupable_4_septembre_2011_Muriel_Salmona.pdf 




L’analyse de la mémoire traumatique et des autres symptômes psychotraumatiques : 
une technique thérapeutique et médico-légale au secours des droits des victimes de viol pour obtenir soins, justice et réparations

Dre Muriel Salmona, 2 janvier 2020


Les droits bafoués des victimes de viols

Les viols et les autres violences sexuelles sont sont de graves atteintes aux droits, à la dignité et à l’intégrité physique et mentale des victimes, aux conséquences dévastatrices sur leur vie. 

Ce sont des violences sexo-spécifiques, haineuses et discriminatoires, d’une grande ampleur faisant partie d’un continuum de violences que les femmes et les filles subissent dès leur plus jeune âge et dont elles sont les principales victimes (80%), et les hommes, les principaux auteurs (90%). Elles s’exercent dans un cadre d’inégalité et de domination sur les personnes les plus vulnérables et les plus discriminés (filles et femmes, enfants, personnes handicapées, marginalisées, racisées…) et ont pour conséquences une aggravation des inégalités et une précarisation des victimes (VIRAGE, 2017 ; ONDRP, 2017 ; MTV/Ipsos, 2019). 

Ces violences sexuelles font partie, avec les tortures, des traumatismes les plus sévères et sont associées à des effets catastrophiques à long terme sur la santé mentale et physique des victimes et sur leur parcours de vie, ce qui en fait un problème majeur de droits humains, de société et de santé publique.

Or, depuis plus de vingt ans, les viols ont beau être considérés en droit international et européen, que ce soit en temps de paix ou de guerre. comme des crimes de premier ordre et une forme de traitements cruels, inhumains et dégradants, voire de plus en plus comme une forme de torture que les États ont la responsabilité et l’obligation de prévenir et de punir, quel qu’en soit l’auteur, ce sont les crimes qui bénéficient de la plus grande impunité, dont les victimes sont les moins reconnues et les plus maltraitées lors des procédures judiciaires (REDRESS, 2013).

Des violences criminelles bénéficiant d’une impunité quasi totale

Les droits des victimes de violences sexuelles sont dans leur très grande majorité bafoués, elles sont le plus souvent abandonnées, maltraitées, culpabilisées, condamnées au silence. Il est exceptionnel qu’elles soient protégées et qu’elles obtiennent justice. Les violences sexuelles bénéficient d’une impunité quasi-totale qui s’explique par le déni, la loi du silence et la culture du viol qui règnent dans la société. En France, 83% des victimes de violences sexuelles disent n’avoir jamais été reconnues, ni protégées (IVSEA, 2015). Si les victimes de violences sexuelles dans l’enfance sont près de 70% à réussir à parler (au bout de 12 ans en moyenne), elles ne sont que 8% à avoir été protégées après avoir parlé (MTV-Ipsos, 2019). En France, seules 10 % des victimes de viols adultes et 4% des victimes de viols mineures portent plaintes, 74% de ces plaintes sont classées sans suite, la moitié des 26% instruites sont déqualifiées en délits, et 10% seulement des plaintes seront jugées pour viol, cela veut dire que seuls 1% des viols d’adultes et 0,4% des viols de mineurs seront jugés (ONDRP 2012-2017 ; Infostats Justice, janvier 2018). Depuis 10 ans, le nombre de viols condamnés a chuté de 40%  (Infostats Justice, septembre 2018). 

Dans d’autres pays en Europe comme la Grande Bretagne et les pays nordiques on observe le même phénomène, avec encore moins de plaintes instruites qui aboutissent à un jugement et une condamnation : 3% des plaintes pour viol seulement ont abouti à une condamnation au Royaume Uni, HMCPSI, 2019 ; 0,5% des viols ont abouti à une condamnation en Finlande et 5% des plaintes pour viols ont abouti à une condamnation en Suède, 10% pour le Danemark Amnesty International, 2019. Dans tous ces pays le nombre de plaintes augmente mais l’impunité s’accroit depuis plusieurs années, la police et la justice échouent à traiter ces crimes, faute de lois adaptées, faute de moyens et de formation des professionnels sur les violences sexuelles, sur leurs conséquences psychotraumatiques, et d’outils pour déconstruire les stéréotypes sexistes et les idées fausses préjudiciables aux victimes.

Des injustices en cascade et une reproduction de violences sans fin

Les victimes dans leur très grande majorité ne sont pas crues, ni protégées, elles se retrouvent à devoir survivre seules aux violences sexuelles qu’elles subissent, puis à leur mémoire traumatique qui leur fait revivre ces violences à l’identique, comme une torture sans fin. Ce déni et cette absence de protection conjuguées à une carence de soins spécifiques et à une faillite quasi-totale de la justice à punir leurs agresseurs sont une grave perte de chance pour les victimes et les exposent tout au long de leur vie à subir de nouvelles violences sexuelles, ainsi que des maltraitances institutionnelles et des injustices en cascade. Mais c’est également pour toute la société un facteur de risque majeur que ces agresseurs qui n’ont pas été inquiétés fassent de nombreuses autres victimes au cours de leur vie (et nous en avons d’innombrables exemples). Et c’est enfin, une machine à fabriquer de nouveaux agresseurs de proches en proches et de génération en génération, le facteur de risque principal de commettre des violences étant d’en avoir déjà subi sans avoir été protégé ni soigné (OMS, 2010 et 2014 ; Felitti et Anda, 2010).

Venir au secours des victimes

Il est temps d’être enfin solidaire des victimes, il est temps qu’elles soient entendues, protégées, accompagnées, soutenues et soignées, il est temps que leurs droits et leur dignité soient respectées et qu’elles accèdent à une justice et à des réparations, et qu’enfin la vérité l’emporte. Pour cela, il faut lutter avec acharnement contre tout ce qui participe à la négation de ces crimes et délits sexuels : le déni, la loi du silence, la culture du viol avec ses fausses représentations et ses stéréotypes sexistes qui culpabilisent les victimes et exonèrent les agresseurs, les inégalités, le sexisme et toutes les autres formes de discriminations, la domination masculine et ses privilèges indus. 

Dans le cadre de cette lutte, la compréhension des conséquences psychotraumatiques et de leurs mécanismes neuro-biologiques, l’analyse thérapeutique précise et détaillée, telle une autopsie dirigée, de leur symptôme central, la mémoire traumatique, sont des outils nécessaires et performants pour rendre justice aux victimes et réparer les atteintes à leur dignité et leur intégrité, et remettre le monde à l’endroit en rétablissant la vérité

Ces outils qui permettent avant tout de soigner les victimes et d’éviter la plupart des conséquences à long terme sur leur santé et leur vie, sont également très  performants pour :

  • évaluer de façon détaillée les répercussions des violences sur la santé et la vie des victimes,
  • fournir de nombreux indices complétant, contextualisant et corroborant les faits, 
  • donner des éclairages précieux pour expliquer les réactions et les comportements des victimes et éviter que ceux-ci ne leur soient reprochés ou ne soient utilisés pour décrédibiliser leur témoignage, alors qu’ils sont des conséquences traumatiques universelles et normales des violences.

Des conséquences psychotraumatiques qui sont universelles

L’atteinte à la dignité et à l’intégrité corporelle et sexuelle, la déshumanisation, la dégradation et la chosification de leur corps que subissent les victimes de violences sexuelles est extrêmement traumatisante, d’autant plus que l’agresseur met en scène qu’il jouit avec une grande cruauté de cette destruction et du vécu d’annihilation de sa victime ainsi que de sa terreur et de sa détresse. Avec les violences sexuelles, le monde bascule dans un chaos transgressif inhumain.

Les violences sexuelles entraînent de lourdes conséquences psychotraumatiques. Qu’elle que soit la victime, son âge, son sexe, sa personnalité, son histoire, ses antécédents, ces conséquences psychotraumatiques sont normales et universelles lors de viols et d’agressions sexuelles, elles sont liées à des atteintes neurologiques et de l’architecture du cerveau et à des mécanismes exceptionnels de sauvegarde neuro biologiques à l’origine d’une mémoire traumatique, véritable torture faisant revivre à l’identique l’horreur des violences (Campbell, 2008, MacFarlane, 2010 ; Nemeroff, 2009, 2016). Les conséquences sont d’autant plus graves que la victime est très jeune, qu’il s’agit d’un viol (et donc de violences sexuelles avec pénétration), commis par un proche, que les violences sexuelles sont répétées pendant une longue période, et qu’elles sont accompagnées de menaces de mort et d’autres actes de barbarie et de tortures (IVSEA, 2015).

Quand les conséquences psychotraumatiques ne sont pas diagnostiquées, ni traitées spécifiquement - ce qui est malheureusement encore presque toujours le cas - elles sont à l’origine de très graves conséquences à long terme sur la santé mentale et physique des victimes ainsi que sur leur vie personnelle, affective et sexuelle, leur scolarité et leur insertion sociale et professionnelle. Elles sont également un facteur de risque très important de subir de nouvelles violences, d’avoir des périodes de précarité et de marginalisation (risques d’être placé à l’Aide Sociale à l’Enfance, de fugues, d’échecs scolaire, d’absence de diplôme, de chomâge, d’invalidité, d’être interné en hôpital psychiatrique, en institution, risques de grande pauvreté, d’être à la rue (SDF), en hébergement d’accueil, en situation prostitutionnelle, en détention,…) et de voir s’aggraver les situations de discrimination et de handicap déjà présentes au moment des viols (Campbell, 2008 ; Hillis, 2016 ; IVSEA, 2015 ; MTV/Ipsos, 2019). 

Les victimes de violences sexuelles à l’âge adulte sont 70%, à dire qu’elles ont des conséquences sur leur santé mentale et 96% lors de violences sexuelles dans l’enfance, 59% sur leur santé physique, 81% sur leur sexualité, et 74% vie familiale et sociale, 54% sur les études et sur leur vie professionnelle. Plus de la moitié des victimes ont souffert d’épisodes dépressifs et de troubles anxieux (55%), près de 50% des victimes de viols dans l’enfance ont fait des tentatives de suicides, plus de 50% ont présenté des troubles alimentaires, plus d’un tiers des conduites addictives, 50% ont eu des périodes de grandes précarité (ONDRP ; IVSEA, 2015 ; Enquête MTV, Ipsos, 2019).

Chez les personnes ayant des addictions à l’alcool et à la drogue, et les personnes en situation prostitutionnelle on peut retrouver jusqu’à 90% d’antécédents de violences sexuelles et de négligences graves dans l’enfance (Farley, 2003 ; Felitti et Anda, 2010). Avoir subi des crimes sexuels dans l’enfance ou plusieurs formes de violences dont des violences sexuelles (quatre Adverse Childhood Experiences) est un des déterminants principaux de la santé 50 ans après, c’est le premier facteur de risque de mort précoce, de suicide, de dépression à répétition, de conduites addictives, de nouvelles violences, d’obésité, de diabète, de troubles cardio-vasculaires, respitratoires, immunitaires, digestifs, gynécologiques et obstétricaux, endocriniens, etc. (Felitti et Anda, 2010).  

Une absence de protection et de soins qui représente une très importante perte de chance pour les victime

Sans protection, ni prise en charge spécifique, tout au long de leur vie, comme venons de le voir, les victimes de viol doivent affronter en plus des souffrances intolérables du traumatisme du viol, de nouvelles violences, des injustices en cascades, des maltraitances institutionnelles, des situations de grande précarité, d’exclusion et d’exploitation, particulièrement sexuelles (IVSEA, 2015, MTV - Ipsos 2019). 

Au lieu de considérer les femmes et les filles victimes de viols comme gravement blessées psychiquement et traumatisées par des crimes sexuels haineux, on catégorise leurs symptômes comme faisant partie intégrante de leur personnalité ou d’une maladie endogène psychiatrique, et on les considère injustement comme des « incapables » n’ayant aucune volonté, des « débiles ou des hystériques », comme « des folles à lier », des « psychotiques, des paranoïaques ou des démentes »… et certaines peuvent même se retrouver internées. Le corps médical très peu formé aux psychotraumatismes et encore bien colonisé par des représentations sexistes fait rarement le lien entre des symptômes pourtant pathognomoniques de traumatismes que présentent les femmes et les violences qu’elles ont subies (cf nos enquêtes IVSEA, 2015 et Ipsos 2019 sur les violences sexuelles dans l’enfance, seules 23% des victimes de viol ont bénéficié d’une prise en charge médico-psychologique spécialisée et il leur a fallu attendre 10 ans en moyenne pour en bénéficier, enfin 79% des professionnels de la santé ne font pas le lien entre les violences subies dans l’enfance et leur état de santé

Alors que l’on retrouve une exposition à au moins un évènement potentiellement traumatogène chez 72% des patients en psychiatrie adulte (dont 64% sont des femmes, 66% étaient mineurs lors des premiers faits et 74% ont subi de multiples expositions), il serait absolument nécessaire que les psychiatres soient systématiquement formés au dépistages des violences et au diagnostic, ainsi qu’à la prise en charge des psychotraumatisme (Fossard, 2018).

L’absence de soins spécifiques de leurs traumatismes et l’absence de justice et de réparations sont une atteinte très grave à leurs droits fondamentaux et une perte de chance considérable pour leur santé, leur sécurité et leur avenir. Perte de chance d’autant plus scandaleuse que la plupart de ces conséquences catastrophiques sur leur santé et leur qualité de vie sont parfaitement évitables avec une prise en charge adaptée et respectueuse de leurs droits.

Des conséquences psychotraumatiques qui sont reprochées aux victimes dans un retournement particulièrement cruel

De plus, dans nos sociétés patriarcales et inégalitaires, avec une incroyable cruauté, les rares femmes et filles qui dénoncent les viols qu’elles ont subis, en sont le plus souvent tenues pour responsables, voir même coupables. Leurs traumas leurs sont reprochés, au lieu d’être reconnus comme des conséquences normales et universelles des viols et comme des preuves de ce qu’elles ont vécu. 

Dans un retournement particulièrement injuste, leurs symptômes psychotraumatiques (sidération, dissociation et mémoire traumatiques) et leurs conduites de survie (conduites de contrôle et d’évitement, et conduites dissociantes à risque telles que des addictions, des auto-mutilations des mises en danger) sont utilisés pour les discréditer, disqualifier leur témoignage, les psychiatriser, et pour les accuser d’être à l’origine de leur propre malheur. Et ce d’autant plus, que les stéréotypes sexistes les plus répandus intègrent ces mêmes symptômes psychotraumatiques et leurs conséquences sur la santé et la vie des femmes pour essentialiser ce qu’est une femme, sa personnalité, ses capacités et sa sexualité, dans un processus mystificateur haineux qui alimente sans fin les stéréotypes sexistes, les fausses représentation et la culture du viol qui les rend coupables des violences qu’elles subissent, voire pire les considère comme sans dignité, aimant être violentée et dégradée. À l’inverse, les hommes qui les ont agressées sont dans leur très grande majorité protégés, disculpés, innocentés, leur sexualité violente normalisée et tolérée comme un besoin, ils peuvent même être considérés comme les « vraies victimes » de ces filles et de ces femmes qui les auraient provoqués, manipulés ou accusés à tort.

Comme l’ont montré nos deux enquêtes réalisées par Ipsos en 2015 et 2019 sur les représentations des françaises et des français sur les violences sexuelles, les fausses idées sur les viols, les stéréotypes sexistes et la culture du viol ont la vie dure et sont très répandus.

Malgré le mouvement #MeToo qui a libéré les paroles des des victimes depuis octobre 2017, les Français et les Françaises sont encore en 2019

  • 37% à penser qu’il est habituel qu’une femme portant plainte pour viol mente ;
  • plus de 40% à penser qu’une attitude provocante de la victime en public, atténue la responsabilité du violeur, et que si elle se défend vraiment elle peut le faire fuir ; 
  • 30% à considérer qu’une tenue sexy excuse en partie le violeur, qu’il ne s’agit pas de violences sexuelles si la victime ne réagit pas, et que si on respecte certaines règles de précaution on ne risque pas d’être violée ; 
  • plus des 2/3 à adhérer au mythe d’une sexualité masculine pulsionnelle et difficile à contrôler, et d’une sexualité féminine passive ; 
  • et plus de 20% à considérer que des femmes aiment être forcées et ne savent pas ce qu’elles veulent, qu’un non veut dire oui, etc (MTV-Ipsos, 2016, 2019 ; Renard, 2018).

Les droits femmes et des filles dès leur plus jeune âge à ne pas subir ces violences sexuelles qui sont de très graves atteintes à leur dignité et à leur intégrité physique et mentale, disparaissent face à des privilèges machistes très ancrés de posséder et instrumentaliser le corps des femmes afin de les dominer et les soumettre pour leur propre compte sous couvert de sexualité, d’éducation, ou de préservation d’intérêts « supérieurs » d’un ordre patriarcal qu’il soit celui de la famille, du couple, du travail, mais également celui d’ethnies, d’états, de pouvoirs politiques, religieux ou de groupes armés. 

Une étude de l’Organisation des Nations Unies, conduite sur 10 000 hommes vivant en Asie et dans le Pacifique en 2013, démontre parfaitement ce privilège de violer revendiqué par certains hommes. Alors que 24 % des hommes interrogés reconnaissent avoir violé au moins une fois une femme dans leur vie, majoritairement leur compagne ou ex-compagne, la première raison que 75 % d’entre eux invoquent pour l’avoir fait, est qu’ils estimaient que c’était leur dû, et qu’ils avaient droit à une relation sexuelle avec une femme, peu importait si elle était consentante ou non. La deuxième raison que 58 % d’entre eux rapportent, est qu’ils voulaient s’amuser, le viol était pour eux un divertissement cruel. La troisième raison invoquée, pour 37% d’entre eux, est une volonté de se venger ou de punir… (ONU, 2013 ; Jeweks R., 2013).

Les violences sexuelles n’ont rien à voir avec la sexualité ce sont des armes massives de  domination, de destruction, de soumission, de contrôle social et d’esclavagisation que ce soit en temps de paix ou de guerre. Ce sont des actes cruels, dégradants et inhumains assimilables à la torture quand les agresseurs exercent un contrôle total sur les victimes. 

Connaître, identifier, analyser et traiter les conséquences psychotraumatiques : une nécessité thérapeutique et juridique pour les victimes

Le déni, la loi du silence et l’impunité dont bénéficient ces crimes haineux sont intolérables. Pour que le monde soit enfin plus solidaire et plus juste pour les victimes de ces crimes sexuels, pour que la vérité sur ces crimes ne soit plus niée, la reconnaissance, l’information, la prise en compte et le traitement des psychotraumatismes est un préalable nécessaire, de même que la formation de tous les professionnels susceptibles de prendre en charge, d’accompagner, de soigner les victimes, aux conséquences psychotraumatiques des violences sexuelles et à leurs mécanismes : à la sidération, la dissociation et la mémoire traumatiques. C’est ce qui permettra de démonter les mythes et les stéréotypes sexistes à l’origine de la mise en cause quasi-systématique de la parole des victimes et de leur culpabilisation et de restaurer ainsi leurs droits ainsi que leur dignité. 

Les symptômes psychotraumatiques sont non seulement une preuve du traumatisme subi et de sa gravité, mais également vont permettre une « autopsie psychique détaillée de la scène de crime » qui va livrer de nombreux indices sur son déroulement et corroborer les récits des victimes. L’analyse et l’identification des manifestations de la mémoire traumatique de la victime et des stratégies qu’elle met en place pour y échapper ou pour l’anesthésier, permet une mise en lien et en sens, et d’identifier d’innombrables détails et d’éléments de compréhension concernant le crime lui-même, et son contexte, la stratégie et la mise en scène de l’agresseur, ce qu’il a dit et fait, et ce que la victime a subi et ressenti. 

Nous allons voir qu’en plus d’être un outil thérapeutique essentiel permettant la restauration de l’intégrité et de la dignité des victimes, cette analyse psychotraumatologique est un outil scientifique médico-légal permettant de participer à la recherche de la vérité, en corroborant, voire même en complétant le récit des victimes et en fournissant de nombreux indices concordants dans le cadre d’enquêtes judiciaires pénales ou civiles qui, même en l’absence de témoins, d’atteintes corporelles et de preuves ADN, permettent de collecter des faisceaux d’indices graves et concordants dans le cadre de procédures pénales, et de procédures civiles en vue de l’obtention d’une reconnaissance et d’ouverture à des droits en terme de prise en charge et de réparations.



État des lieux des violences sexuelles et de leurs conséquences


Des violences criminelles sexistes d’une ampleur considérable

Les viols et les autres violences sexuelles subis par les femmes, les filles et les enfants sont des crimes et des délits d'une ampleur considérable dans le monde entier. Les viols touchent tous les âges, sexes, ethnies et groupes socioéconomiques et sont associées à des effets néfastes sur la santé physique et psychologique et économique tout au long de la vie. 

Selon l’OMS (2014) 1 femme sur 6, 1 fille sur cinq et un garçon sur 13 subissent des violences sexuelles dans leur enfance (0-18 ans), chaque année 1 million de filles sont agressées et violées dans le monde. En 2019, 45 millions d’images et de vidéos pédocriminelles sexuelles sont disponibles sur le net (NYT, 2019).

Nous l’avons vu, les principales victimes sont des filles et des femmes, les agresseurs sont des hommes dans 9 cas sur 10 et des mineurs dans 25 à 30% des cas, dans la très grande majorité des cas ils sont connus de la victime (90%), et membres de leur famille (viols incestueux et agressions sexuelles incestueuses) dans près de la moitié des cas pour les mineurs, ou un partenaire ou ex-partenaire (viols conjugaux) dans plus d’un tiers des cas pour les adultes. 

Ces violences sexuelles s’exercent dans le cadre d’un rapport de force et de domination, les personnes vulnérables et discriminées en étant plus fréquemment victimes. Les enfants en sont les principales victimes : 81% des violences sexuelles ont débuté avant 18 ans, 51% avant 11 ans, 21% avant 6 ans, et plus de 60% des viols sont commis sur des mineur.e.s, 40% des viols et tentatives de viols sont commis avant 15 ans pour les filles, l’âge moyen des victimes mineures étant de 10 ans (VIRAGE, 2017 ; MTV/IPSOS, 2019 ; IVSEA, 2015, CSF, 2008) ; les personnes handicapées en sont 4 fois plus victimes (et même jusqu’à 5 fois plus pour les mineures handicapées mentales), et près de 90% des femmes présentant des troubles du spectre de l’autisme ont subi des violences sexuelles, 78% tout sexe confondu (Brown-Lavoie, 2014 ; Danmeyer, 2018 ; Gourion, 2019), de même les personnes malades, racisées, migrantes, précarisées, marginalisées, sans domicile fixe, des personnes en situation prostitutionnelle, etc. subissent proportionnellement bien plus de violences sexuelles.

Suivant les enquêtes de victimation 14,5% (VIRAGE, 2017) à 20% (CSF, 2008) des femmes ont subi des violences sexuelles (agressions sexuelles + viols) au cours de leur vie, et 4% (VIRAGE, 2017) d’hommes. En ce qui concerne les viols, dans leur vie 16 % des femmes ont subi des viols et des tentatives de viols dont 59 % avant 18 ans, et 5 % des hommes dont avant 18 ans (enquête Contexte de la sexualité en France CSF INSERM, 2008).

Par an, ce serait 260 000 viols et tentatives de viols qui seraient commis en France, un chiffre provenant des enquêtes de victimation qui donne le vertige mais qui reste pourtant sous-estimé. L’enquête Cadre de Vie et Sécurité de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales a pu mesurer que chaque année, 94 000 femmes et 16 000 hommes subissent des viols et des tentatives de viols, et on estime que les filles sont près de 130 000 et les garçons 35 000 à subir des viols et des tentatives de viols chaque année ( estimation à partir des enquête de victimation CSF, 2008 ; ONDRP 2012-2017 ; VIRAGE 2017).


Des violences extrêmement traumatisantes à court, moyen et long termes

Les traumatismes dus à des violences sexuelles comme les viols sont ceux, avec la torture et les actes de barbarie, qui entraînent le plus de conséquences psychotraumatiques graves et durables sur les victimes, avec 80 % de risque de développer un état de stress post traumatique en cas de viol chez les adultes et près de 100% chez les enfants, alors que lors de traumatismes en général il n'y a que 24 % de risques d'en développer ((Breslau, 1991 ; Rodriguez, 1997). Ces troubles psychotraumatiques qui sont des conséquences normales et universelles de ces violences, ils sont à l’origine de l’impact considérable à court, moyen et long termes sur la santé mentale et physique des victimes, ainsi que sur leur vie sociale, professionnelle, économique et personnelle (McFarlane, 2010, Nemeroff, 2016, IVSEA, 2015, MTV/IPSOS, 2019)

La gravité des conséquences psychotraumatiques des viols sur la vie et sur la santé mentale et physique des victimes reste encore trop méconnue nécessite des soins appropriés. La prise en charge spécifique des psychotraumas des victimes de violences sexuelles permet de leur éviter la plupart des conséquences à long terme sur leur vie et leur santé (Ehring, 2014 ; Hillis, 2016). Or sans protection ni prise en charge spécifique médico-psychologique, juridique et sociale des victimes de viol, ces conséquences s’installent sur des années, des décennies voire toute leur vie.

Des troubles psychotraumatiques universels qui sont pathognomoniques c’est à dire des preuves des violences subies

Ces troubles psychotraumatiques sont pathognomoniques, c’est à dire qu’ils sont spécifiques et la preuve médicale d’un traumatisme. Ils sont liées à des atteintes et à des mécanismes exceptionnels de survie non seulement psychologiques mais également neurologiques visibles sur des IRM fonctionnelles (Campbell, 2008, MacFarlane, 2010 ; Nemeroff, 2009,2016). De nombreux symptômes psychotraumatiques sont spécifiques de traumatismes sexuels et permettent dans le cadre d’un examen clinique attentif de collecter des indices concordants sur les faits de violences, sur leur contexte et sur les agresseurs.

Les violences sexuelles vont avoir un effet traumatique immédiat en créant une effraction psychique, un état de sidération psychique au moment des faits qui bloque toutes les représentations mentales et paralyse la victime et l'empêcher souvent de réagir, de se défendre ou de crier (Croq, 2007). Le cortex en panne, sidéré, ne peut pas contrôler la réponse émotionnelle ni la sécrétion des hormones de stress (adrénaline, cortisol) commandée par une structure cérébrale archaïque sous corticale, amygdale cérébrale (Ledoux, 1997). Un survoltage émotionnel survient alors qui, en raison de risque vital cardio-vasculaire et neurologique qu'il entraîne, déclenche un mécanisme de sauvegarde neuro-biologique exceptionnel sous la forme d'une disjonction du circuit émotionnel (Yehuda, 2007). Cette disjonction permet une anesthésie émotionnelle et physique brutale et salvatrice mais elle est à l'origine aussi d'un état dissociatif (avec dépersonnalisation, état de conscience altéré, sentiment d'irréalité, sentiment d'être spectateur de l'événement, confusion temporo-spatiale) et de troubles de la mémoire avec des ictus amnésiques fréquents (trous noirs) et la mise en place d'une mémoire traumatique, symptôme central des traumas qui va être une véritable bombe à retardement émotionnel, hypersensible et incontrôlable faisant revivre à l'identique le viol au moindre lien rappelant le traumatisme avec les mêmes perceptions sensorielles (visuelles, olfactives, tactiles, douloureuses), sensations, émotions (terreur, effroi, détresse), le même stress extrême, c’est une véritable torture transformant la vie de la victime en un terrain miné (Salmona, 2012 ; 2018).

Ces conséquences psychotraumatiques ont un impact particulièrement grave sur la santé psychique et physique de la victime et s'ils ne sont pas pris en charge spécifiquement ils vont se chroniciser et pouvoir durer des années, voire toute une vie. Au moment du viol ils vont être responsables d'un état de choc émotionnel post-immédiat, puis d'une souffrance mentale très importante, incontrôlable due à la mémoire traumatique des violences subies : réminiscences, flash-back, cauchemars, de troubles dissociatifs, de troubles de la personnalité, de troubles de l'humeur avec risque suicidaire, de troubles anxieux majeurs (crises d'angoisses, phobies, TOC, avec une sensation de danger permanent, hypervigilance), de troubles des conduites (conduites à risques souvent sexuelles, mises en danger : sur la route, dans le sport, conduites addictives, conduites conduites auto-agressives et conduites agressives), du comportement (troubles de l'alimentation : anorexie, boulimie, de la sexualité et du sommeil), de troubles cognitifs sévères et de troubles somatiques liés au stress très fréquents (fatigue et douleurs chroniques, troubles cardio-vasculaires et pulmonaires, diabète, troubles digestifs, troubles gynécologiques et obstétricaux, neurologiques, endocriniens, dermatologiques, etc.). Les victimes de viols adultes sont plus de 70% à décrire un impact important sur leur santé mentale, et quand les viols on eu lieu dans l’enfance, elles sont 96% (ONDRP-INSEE, 2017 , TVSEA, 2015 ; MTV-IPSOS, 2019). La moitié d’entre elles ont fait des tentatives de suicide et des dépressions à répétition, de même la moitié présentent des conduites addictives, 40% des troubles alimentaires et 70% seront à nouveau victimes de violences sexuelles dans leur vie.  L’impact sur leur vie sexuelle, amoureuse va être considérable, de même sur leur vie professionnelle et sociale. Les troubles psychotraumatiques vont augmenter le risque d’exclusion, de grande précarité, de marginalisation, de situations prostitutionnelles et de handicap (suivant l’étude IVSEA 50% des adultes ayant été victimes de violences sexuelles dans l’enfance ont subi une période de précarité). Sans compter le risque d’infection sexuellement transmissible et de grossesse sur viol. Tous ces troubles sont évitables si une protection et une prise en charge médico-psychologique de qualités sont mises en place.

La plupart des symptômes sont directement dus à des expressions de la mémoire traumatique et aux stratégies universelles mises en place par la victime pour y survivre qui sont de deux types : conduites d’évitement et de contrôle accompagnées d’une hypervigilance pour éviter tout déclenchement de la mémoire traumatique d’un côté ; et de l’autre, conduites dissociantes à risque et mises en danger pour anesthésier cette mémoire traumatique quand il s’avère impossible d’échapper à son déclenchement.

Une étude et une analyse précise des manifestations de la mémoire traumatique qui permet de cartographier précisément les violences

L’étude et l’analyse précise de la mémoire traumatique, de ses déclencheurs, de son contenu, de ses manifestations psychiques, verbales, comportementales, corporelles, émotionnelles, sensorielles ou kinesthésiques, de ses mises en scène lors de cauchemars ou de crises dissociatives, ainsi que l’étude et l’analyse des différents types de stratégies de survie, de leur survenue et de leurs manifestations, vont permettre de reconstituer une cartographie souvent minutieuse et précise des évènements traumatisants et de leurs contextes même de nombreuses années après, et de pouvoir pallier les défaillances d’un récit fréquemment parcellaire avec des pans entiers inaccessibles à la mémoire (amnésie traumatique), à la chronologie incertaine, envahi par des distorsions temporo-spatiales, des interrogations, des doutes et des sentiments de de honte et de culpabilité qui le bloquent, et souvent de nombreuses incohérences apparentes qui le décrédibilisent (Salmona 2012, 2018 ; Van der Kolk, 2018).

Non seulement les symptômes psychotraumatiques sidération, dissociation traumatique, manifestations de la mémoire traumatique, conduites d’évitement et de contrôle, et conduites dissociantes ne sont pas considérés comme des conséquences directes normales et universelles des violences subies, et donc des éléments de preuve, mais ils vont être retournés contre la victime pour décrédibiliser son récit, mettre en cause son comportement, la culpabiliser et la psychiatriser (Salmona 2013, 2018). 

La victime de viol devra se justifier et s’expliquer sur des réactions et des comportements qui sont des mécanismes neurologiques de sauvegarde et des conséquences de graves atteintes neurologiques endocriniennes et métaboliques. Ces symptômes au lieu d’être considérés comme des manifestations de blessures psychiques avec des atteintes neurologiques vont être considérés comme des preuves de mensonges ou de consentement, voir être utilisés pour minimiser les faits et leurs impacts (leur indifférence prouve qu’il ne s’est rien passé de grave), responsabiliser les victimes et les considérer comme folles, hystériques, imprudentes, voire débile (et tant pis pour elles ! fallait pas être si bêtes), et disculper les agresseurs. Au total, ces symptômes alimentent les pires stéréotypes sexistes, et une vision dégradante de la femme qui ont eux-mêmes été crées à partir de ces symptômes psychotraumatiques dans une injustice particulièrement cruelle, de même pour les inégalités, elles sont à la fois alimentées et aggravées par les violences et leurs conséquences psychotraumtique, et elles ont été crées de toute pièce grâce aux violences et renforcées par les symptômes traumatiques qui viennent les valider dans un système qui s’auto-engendre sans fin dans la plus grande des injustices : « Je décide que tu es inférieure et que tu n’as aucun droit, ce qui me permet de te dominer et de t’instrumentaliser pour que tu sois ma chose en exerçant des violences sur toi, ces violences te détruisent, ont de graves conséquences sur ton intégrité psychiques, limitent beaucoup tes capacités et t’empêchent de te réaliser, c’est bien la preuve que tu es inférieure et que tu n’as pas à avoir les mêmes droits, je peux donc te dominer et exercer des violences sur toi, etc., etc. ».

Cette méconnaissance des conséquences psychotraumatiques et les stéréotypes sexistes qui y sont accolés aboutissent à une maltraitance inouïe sur tous les plans avec des injustices en cascades, une impunité quasi-totale, une discrimination et une inégalité renforcées avec des droits fondamentaux bafoués et atteinte grave à la dignité, une perte de chance scandaleuse en terme de santé, d’épanouissement personnel, d’insertion socio-économique, avec un risque de précarité et de marginalisation important, une absence de reconnaissance et de réparation, et une reproduction toujours renouvelée des violences. Cette méconnaissance participe à la décridibilisation du récit des victimes et à leur mise en cause, à l’impunité et l’injustice et à leur abandon par la société. Les victimes sont condamnées à organiser seules leur protection et leur survie, elles sont considérées comme responsables de leur propres malheurs.

Il est donc urgent que les troubles psychotraumatiques soient enfin reconnus, enseignés, dépistés, soignés et réparés à hauteur des préjudices. Sortir du déni, protéger et soigner les victimes de violences sexuelles est une urgence de santé publique. Il est tout aussi urgent que la justice prenne en compte ses troubles psychotraumatiques et leur analyse précise comme des faisceaux de preuves et d’indices qui crédibilisent les récits des victimes, et non l’inverse.

C’est une révolution à opérer, indispensable pour enfin rendre justice et dignité aux victimes de ces crimes odieux, les soigner, les réparer et leur donner les moyens de se reconstruire et d’accéder à la possibilité de se réaliser et de s’épanouir dans la sécurité, c’est remettre le monde à l’endroit et lutter efficacement contre l’impunité dont bénéficient ces violences, et donc contre leur reproduction.


Mécanismes psychotraumatiques à l’œuvre

La sidération psychique ou pourquoi la victime n’a pas pu dire non, crier, se débattre ou fuir

Les violences sexuelles sont terrorisantes et incompréhensibles et d’autant plus pour les enfants, elles créent une effraction psychique qui provoque un état de sidération. Les victimes se retrouvent paralysés psychiquement et physiquement, pétrifiés, dans l’incapacité de réagir, de crier, de se défendre ou de fuir. Cette sidération de l’appareil psychique bloque toute représentation mentale et empêche toute possibilité de contrôle de la réponse émotionnelle extrême qui a été déclenchée par une structure cérébrale sous-corticale archaïque de survie : l'amygdale cérébrale. La sidération est d’autant plus importante que l’enfant est jeune et dans l’incapacité de comprendre ce qui se passe.

L'amygdale cérébrale s'apparente à une alarme qui s'allume automatiquement lors de toute situation de menace (la menace peut-être visuelle, auditive, sensitive, émotionnelle) avant même que celle-ci soit identifiée et comprise par les fonctions supérieures, cette alarme a pour fonction d’alerter et de préparer l’organisme pour qu’il répondre à un danger, lui faire face ou le fuir. Elle peut s’activer chez le foetus dès le 3ème trimestre de la grossesse, chez le nouveau-né dès la naissance, elle s’active même si la victime n’a pas les capacités de comprendre intellectuellement ce qui lui arrive (enfants très jeunes, enfants avec de lourds handicaps mentaux, enfants n’étant pas conscients : endormis, drogués). Cela signifie que le danger d’une situation, l’intentionnalité de nuire d’un agresseur va être perçue par l’amygdale cérébrale

L’amygdale cérébrale déclenche une réponse émotionnelle avec une hypervigilance et la production d'hormones de stress : adrénaline et cortisol qui fournissent l'organisme en "carburant" (oxygène et glucose). Comme toute alarme, par sécurité, elle ne s'éteint pas spontanément, seul le cortex cérébral et l’hippocampe (le système d’exploitation de la mémoire, des apprentissage et du repérage temporo-spatial) peuvent la moduler ou l'éteindre grâce à des représentations mentales et l’expérience de situations analogues (intégration, analyse et compréhension de la situation et prise de décisions). 

Disjonction du circuit émotionnel

Lors de violences, la sidération fait que le cortex paralysé est dans l'incapacité de moduler l'alarme qui continue donc à « hurler » et à produire une grande quantité d'hormones de stress. L'organisme se retrouve en état de stress extrême, avec rapidement des taux toxiques d'hormones de stress qui représentent un risque vital cardiovasculaire (adrénaline) et neurologique (le cortisol est neurotoxique). Pour échapper à ce risque vital, comme dans un circuit électrique en survoltage qui disjoncte pour protéger les appareils électriques, le cerveau fait disjoncter le circuit émotionnel à l'aide de neurotransmetteurs qui sont des « drogues dures » anesthésiantes et dissociantes morphine-like et kétamine-like, des endorphines et des antagonistes des récepteurs de la NDMA (Zimmerman, 2010). 

Dissociation et mémoire traumatique

Cette disjonction en isolant l'amygdale cérébrale éteint la réponse émotionnelle et fait disparaître le risque vital en créant un état d'anesthésie émotionnelle et physique. L’amygdale reste allumée tant que le danger persiste mais elle est isolée du reste du cerveau. Cette disjonction est à l'origine d'une dissociation traumatique, un trouble de la conscience lié à la déconnection avec le cortex, qui entraîne une sensation d'irréalité, d'étrangeté, d’absence, et qui donne à la victime l’impression d'être spectatrice des événements, de regarder un film. Mais cette disjonction isole également l'amygdale cérébrale de l'hippocampe (autre structure cérébrale, sorte de logiciel qui gère la mémoire et le repérage temporo-spatial, sans elle aucun souvenir ne peut être mémorisé, ni remémoré, ni temporalisé). L'hippocampe ne peut pas faire son travail d'encodage et de stockage de la mémoire sensorielle et émotionnelle des violences, celle-ci reste piégée dans l'amygdale sans être traitée, ni transformée en mémoire autobiographique. Elle va rester hors temps, non-consciente, à l'identique, susceptible d'envahir le champ de la conscience et de refaire revivre la scène violente de façon hallucinatoire, comme une machine à remonter le temps, avec les mêmes sensations, les mêmes douleurs, les mêmes phrases entendues, les mêmes odeurs, les mêmes sentiments de détresse et de terreur (ce sont les flashbacks, les réminiscences, les cauchemars, les attaques de panique…). C'est cette mémoire piégée dans l’amygdale qui n’est pas devenue autobiographique qu'on appelle la mémoire traumatique. 

La disjonction se produit d’autant plus rapidement que la sidération est importante ou que les fonctions supérieures sont désactivées ou immatures (enfants très jeunes, endormis, drogués, avec des handicaps mentaux ou sensoriels). Le traumatisme sera alors d’autant plus massif.

Dissociation traumatique 

ou pourquoi la victime reste longtemps sous emprise de son agresseur, met tant de temps à partir et à porter plainte, semble déconnectée, indifférente, si peu crédible, incapable de se défendre, pourquoi elle oublie des pans entiers ou des détails de ce qu’elle a subi, pourquoi elle reste imprécise sur les dates et les lieux, peu sure, influençable et confuse dans son récit, pourquoi elle subit autant de violences à répétition

L’enfant se retrouve alors déconnecté de ses émotions et du stress. Subitement, il bascule dans une situation où tout lui paraît irréel, extérieur à lui-même, comme s’il était spectateur des événements : il est anesthésié émotionnellement et physiquement, et semble tout supporter. Cette dissociation traumatique perdure chez l’enfant tant qu’il est confronté aux personnes qui lui font subir des violences, ou au contexte, ou à une profonde incompréhension de ce qu’il vécu. 

Pendant la dissociation, l’amygdale et la mémoire traumatique qu’elle contient est déconnectée, et la victime n’aura pas accès émotionnellement et sensoriellement aux événements traumatiques. Cet état dissociatif anesthésie et empêche la victime d’identifier et de prendre la mesure des violences qu’elle subit ou qu’elle a subies. Les faits les plus graves lui semblent tellement irréels qu’ils perdent toute consistance, comme s’ils n’existaient pas vraiment. Suivant l’intensité de la dissociation, la victime pourra être comme amnésique de tout ou partie des événements traumatisants, seules resteront quelques images très parcellaires, des bribes d’émotions envahissantes ou certains détails isolés. Cette amnésie traumatique est fréquente chez les victimes de violences sexuelles dans l’enfance (près de 60% des enfants victimes présentent des amnésies partielles des faits et 40% des amnésies totales (Brière, 1993, Williams, 1995, Widom, 1996, IVSEA, 2015, Violences sexuelles dans l’enfance, AMTV/IPSOS, 2019). Ce phénomène peut perdurer de nombreuses années, voire des décennies..

La victime dissociée reste donc comme indifférente non seulement aux violences qu’elle continue à subir, mais également à la mémoire traumatique de celles qu’elle a déjà subies. Cette mémoire traumatique s’active pourtant tout de suite après le trauma dès qu’un lien, une situation, une sensation, une confrontation à l’agresseur rappelle les évènements traumatiques, elle envahit le psychisme de la victime mais elle ne va pas être accompagnée de ressentis émotionnels ce qui la rend irréelle, désincarnée, indistincte, perdue au milieu de toutes les représentations psychiques. Les perceptions sensorielles et kinesthésiques de la mémoire traumatique (images, odeurs, sons, sensations corporelles) sont déconnectées de leur charge affective et émotionnelle : détresse, terreur, dégoût…. Les évènements sont là, mais à distance, comme dans un brouillard, ils ne s’imposent pas émotionnellement, ce qui entraîne chez la victime une sorte d’indifférence face aux violences et une forme de tolérance à la souffrance. 

Ce n’est pas pour autant que ces violences et ces réminiscences en sont moins stressantes et traumatisantes, bien au contraire puisqu’il n’y a pas de réflexe de défense et de protection (de même, lorsqu’on pose sa main anesthésiée sur une plaque électrique, ce n’est pas parce qu’on ne ressent pas la douleur, qu’on ne va pas être gravement brûlé).

La dissociation traumatique est une véritable hémorragie psychique qui vide la victime de tous ses désirs, et annihile sa volonté. La victime dissociée se sent perdue avec un sentiment d’étrangeté, elle ne se reconnaît plus. Elle est privée de ses émotions, déconnectée d’elle-même et du monde extérieur, dans l’incapacité de penser ce qui se passe et d’y réagir de façon adaptée. Elle est sur mode automatique, avec un sentiment d’absence au monde, d’être coupée d’elle-même et de son corps. La victime est comme indifférente au danger et à la douleur. La dissociation enferme la victime un espace mental hors temps, où l’avenir n’a pas de réalité.

Cette dissociation rend très difficile voire impossible toute opposition ou toute défense mentale et physique vis à vis de toutes les violences qui sont exercées contre elle : les paroles assassines, les coups, les humiliations ne rencontrent aucune résistance. Cela rend la victime très vulnérable à l’agresseur, qui peut exercer une emprise totale sur elle, coloniser son psychisme, la réduire en esclavage, et lui faire subir en toute tranquillité tous les sévices qu’il veut exercer comme si elle était un pantin, parfois pendant de longues années. L’agresseur peut la soumettre physiquement, l’esclavagiser et la coloniser psychologiquement pour lui faire faire et lui faire penser ce qu’il veut, et la formater pour qu’elle se ressente comme coupable, nulle, sans valeur, sans droit, un objet à sa disposition. 

La dissociation est un facteur de risque majeur de re-victimisation et de mise sous emprise (70% des victimes de violences sexuelles subissent d’autres violences sexuelles tout au long de leur vie, IVSEA, 2015). Les prédateurs vont cibler de préférence une personne déjà dissociée par des violences précédemment subies, le plus souvent dans l’enfance, ce qui leur garantit à la fois une impunité et la possibilité d’exercer quasiment sans limite les pires sévices. Les personnes dissociées, particulièrement les enfants, sont fréquemment perçues comme bizarres, comme étant masochistes, ou comme ayant une pathologie mentale (psychose, troubles autistiques,…).

De plus, l’enfant ou l’adulte dissocié est souvent considéré comme limité intellectuellement, « bête », « débile », incapable de comprendre ce qui se passe et d’y réagir, et il sera en butte à des moqueries, des humiliations et des maltraitances de la part de tous. Il sera donc à risque de subir des harcèlements et d’autres violences. 

Les victimes dissociées sont des proies de choix pour les prédateurs. La confusion, la désorientation liées aux symptômes dissociatifs, entraînent des troubles cognitifs et des doutes continuels sur ce qui est perçu, entendu, sur ce qu'on a dit et sur ce qu'on a compris, rendent la victime vulnérable, et la mettent en grande difficulté pour défendre ses convictions et ses volontés. Déconnectées de leur cortex frontal (siège de l’analyse intellectuelle et de la prise de décisions) et de leur hippocampe (système d’exploitation qui gère leur mémoire et leurs apprentissages), les victimes dissociées sont facilement influençables et « hypnotisables », il leur est très diffcile de dire non. Elles fonctionnent souvent sur un mode automatique, préprogrammé. Elles n'ont aucune confiance en elles, et elles se retrouvent bien malgré elles à céder aux désirs d'autrui quand on fait pression sur elles. 

Les victimes dissociées sont des proies de choix pour les proxénètes ou les groupes armés. Les jeunes filles ayant subi des violences sexuelles dans l’enfance par des proches, avec lesquels elles vivent le plus souvent, vont être gravement dissociées. Du fait de cette dissociation, elles vont être recherchées par les proxénètes et particulièrement appréciées des clients puisqu’elles vont pouvoir tolérer des situations de violences sexuelles avec des pratiques douloureuses, humiliantes, et de gaves atteintes à leur intégrité physique et psychique, et leur dignité sans avoir la capacité de s’y opposer et de s’en révolter, en gardant même le sourire. On retrouve chez les personnes en situation prostitutionnelle des antécédents de violences avec de multiples violences exercées le plus souvent depuis la petite enfance : 59% de maltraitance, de 55% à 90% d’agressions sexuelles dans l’enfance, (étude de Mélissa Farley en 2003 dans 9 pays et 854 personnes prostituées, ces pourcentages sont corroborés par de nombreuses autres études), le taux d’antécédents de violences sexuelles retrouvés chez les personnes prostituées est extrêmement important et le lien entre violences sexuelles subies pendant l'enfance et entrée en prostitution est très significatif.

Ainsi, la victime dissociée semblera indifférente aux violences qu’elle subit, mais elle n’en sera pas moins traumatisée. 

Une victime dissociée, court un grand risque de ne pas être repérée, ni protégée. Alors que chacun a la capacité de percevoir de façon innée les émotions d’autrui, grâce à des neurones miroirs, il n’y aura pas de ressenti émotionnel en face d’une personne anesthésiée ; ce n’est qu’intellectuellement que la souffrance de cette personne pourra être identifiée. Les proches et les professionnels, ne comprenant pas cette dissociation, y réagiront par une absence d’empathie, une minimisation des violences subies par l’enfant et de sa souffrance, une incrédulité, voire une remise en question de sa parole et de la réalité des violences. 

Une victime dissociée, court un grand risque de ne pas être crue, ni reconnue par la justice. Les victimes dissociées ne vont pas avoir le comportement que l’on attend d’elles. Elles seront dans un état de déconnection tel qu’elles ne pourront pas parler, ni porter plainte, et ce parfois pendant des années si elles restent en contact avec l’agresseur ou dans le contexte où ont eu lieu les violences. On leur reprochera d’avoir attendu trop longtemps, et cela alimentera des doutes sur leur bonne foi.

La dissociation traumatique va rendre le récit des victimes décousu, elles auront continuellement des doutes sur ce qui s’est passé avec un sentiment d’irréalité, de nombreux épisodes seront frappés d’amnésie, et du fait de la déconnection avec l’hippocampe, elles auront beaucoup de mal à se retrouver dans les repérages temporo-spatiaux concernant les dates et les lieux où se sont produits violences. Plus leur interlocuteur sera incrédule ou agacé, plus elles seront dissociées et perdues. 

De même les confrontations avec l’agresseur aggraveront leur dissociation et les re-traumatiseront massivement, elles perdront encore plus leur capacité, seront envahies par un sentiment d’irréalité, se retrouveront facilement sous l’emprise de l’agresseur et pourront remettre en cause ce qu’elles ont dit précédemment, voire même se rétracter. 

Mémoire traumatique 

ou pourquoi la victime est si phobique, hypersensible, alternant retrait et réactions qui paraissent exagérées, pourquoi elle semble incohérente avec des comportements paradoxaux, des conduites hypersexualisées, des mises en danger, pourquoi elle a des troubles étiquetés psychiatriques avec des troubles de l’humeurs, une grande instabilité émotionnelle, des crises d’angoisse et de panique, des hallucinations, des TOCs des phobies et des comportements paranoïaques, pourquoi elle s’auto-mutile, pourquoi elle a des conduites addictives, pourquoi elle a honte et se sent et parait coupable, pourquoi après avoir oublié les violences pendant tant d’années elles se les rappelle si précisément, 

La mémoire traumatique se met en place dès la disjonction, nous l’avons vu c’est une mémoire émotionnelle des violences contenue dans l’amygdale cérébrale qui n’a pas pu être traitée par l’hippocampe dont elle est déconnectée. L'hippocampe est une structure cérébrale qui intègre et transforme la mémoire émotionnelle en une mémoire autobiographique, verbalisable. Tel un logiciel, l’hippocampe est indispensable pour stocker et aller rechercher les souvenirs et les apprentissages, et pour se repérer dans le temps et l’espace : avec la disjonction ces fonctions seront gravement perturbées.

La mémoire traumatique est donc une mémoire émotionnelle enkystée, une mémoire « fantôme » hypersensible et incontrôlable, prête à « exploser » en faisant revivre à l'identique, avec le même effroi et la même détresse les événements violents, les émotions et les sensations qui y sont rattachées, comme une machine à remonter le temps. Elle se déclenche aussitôt qu'une situation, un affect ou une sensation rappelle les violences ou fait craindre qu'elles se reproduisent. Elle sera comme une « bombe à retardement » susceptible d'exploser souvent des mois, voire de nombreuses années après les violences. Quand elle se déclenche  elle envahit tout l'espace psychique de façon incontrôlable. Elle transforme la vie psychique en un terrain miné. Telle une "boîte noire" elle contient non seulement le vécu émotionnel, sensoriel et douloureux de la victime, mais également tout ce qui se rapporte aux faits de violences, à leur contexte et à l'agresseur (ses mimiques, ses mises en scène, sa haine, son excitation, ses cris, ses paroles, son odeur, etc). 

Mais tant que les victimes sont dissociés, cette explosion de la mémoire traumatique se produira avec des émotions et des douleurs qui seront déconnéctées, anesthésiées, la victime semblera ne pas en souffrir et les tolérer, en réalité elles aggraveront l’impact traumatique, et rechargeront plus encore la mémoire traumatique, telle une cocotte minute.

Quand les victimes sortiront de leur état dissociatif, la mémoire traumatique sera alors ressentie sans le filtre de la dissociation et cela sera intolérable.

La mémoire traumatique n’est plus anesthésiée quand la dissociation disparaît. Cela se produit quand la victime est enfin sécurisée et qu’elle n’est plus en permanence confrontée à des violences, à leur contexte, ou à son agresseur, ou bien parce qu’elle sort de son état d’incompréhension et de confusion en grandissant, en accédant à des informations, à une thérapie ou en étant confrontée à un contexte sexuel, à une grossesse, ou à d’autres violences. Alors, la mémoire traumatique s’impose avec un tel cortège émotionnel que la gravité des violences et de leurs conséquences apparaît soudain à la victime dans toute son horreur. La victime peut être confrontée à un véritable tsunami d’émotions et d’images qui vont la terrifier, elles vont déferler en elle, accompagnées d’une grande souffrance et détresse, c’est une véritable torture. Cela peut entraîner un état de peur panique avec sentiment de mort imminente, d’agitation, d’angoisse intolérable, de douleurs atroces, ainsi qu’un état confusionnel. Ces symptômes sont si impressionnants que la victime peut se retrouver aux urgences médicales ou chirurgicales (elle peut même être opérée en urgence) ou bien être hospitalisée en psychiatrie (avec souvent un diagnostic erroné de bouffée délirante ou d’entrée dans une schizophrénie), et cet état est fréquemment accompagné d’un risque suicidaire très important, d’autant plus si la victime a été confrontée à une intentionnalité meurtrière au moment des violences, elle revit cette intentionnalité comme si elle émanait d’elle, dans une compulsion à se tuer.

C’est à ce moment là, que les victimes sortent de leur état de « pseudo indifférence » et de leur amnésie traumatique dissociative, et peuvent enfin avoir la capacité de réaliser la gravité de ce qu’ils ont subi et de dénoncer les violences. Cette sortie d’état dissociatif peut se produire plusieurs années après les violences, voire plusieurs dizaines d’années après, alors que les faits sont prescrits.

De nombreuses situations sont donc susceptibles de déclencher cette mémoire traumatique : une date, une heure de la journée, un endroit, une situation ou des détails (une odeur, un goût, un bruit, des sons, des paroles, des objets, des éléments du décor, des couleurs, du sang) qui rappellent le contexte, un moment de stress ou une peur, un examen médical, des douleurs, des cris, des sensations et des émotions (qui rappellent celles ressenties lors des violences), revenir sur les lieux où ces violences se sont produites, être confronté avec les personnes qui ont commis les violences ou avec leurs complices, etc.

Tous ces déclencheurs sont également autant d’indices concernant la scène du crime et les faits qui s’y sont déroulés. Par exemple une mémoire traumatique qui se déclenche systématique à certaines heures de la journée indiquera l’heure où se sont déroulés les faits, ou bien une mémoire traumatique qui se déclenche les jours de pluie, ou de neige ou au contraire lors de canicule indiquera qu’il pleuvait lors du crime, qu’il neigeait ou bien qu’il faisait très chaud. Une odeur,  un parfum qui déclenche une mémoire traumatique nous informe sur les odeurs que la victime a senti lors des violences. Une patiente faisait des attaques de panique dès qu’elle entendait le bruit d’un réfrigérateur et en avait développé une véritable phobie, elle avait été violée contre un réfrigérateur l’âge de 7 ans. Des particularités morphologiques de certaines personnes, des intonations de voix, un accent lorsqu’elles déclenchent une mémoire traumatique nous renseignent sur l’agresseur. De même un contact physique ou un contact intime, un examen médical gynécologique (palpation des seins, du ventre, toucher vaginal), un examen ORL, dentaire, un accouchement, un examen médical au niveau du cou quand ils déclenchent une mémoire traumatique nous renseignent sur les violences commises.

Et le contenu de la mémoire traumatique, émotions, images, bruits, sensations corporelles, douleurs précises, perceptions kinesthésiques de mouvements (d’être projetée, poussée, bougée, deshabillée, retournée, trainée, immobilisée, écrasée, étouffée, d’être pénétrée, etc.) vont nous renseigner sur ce que la victime a vécu lors des violences, mais nous allons le voir sur ce qu’a fait, dit, ressenti l’agresseur. Ce contenu peut faire revivre très précisément une sensation, par exemple lors d’un contact physique non violent au niveau de son pubis, une patiente victime a pu ressentir  dans son vagin ce qu’elle a décrit comme des bâtons durs qui bougeaient et écorchaient ses parois, ce qui a permis de qualifier une pénétration vaginale alors qu’elle ne pensait avoir subi que des contacts sexuels sur sa vulve alors qu’elle avait 9 ans, elle avait été agressé par un violeur en série qui avait fait près de 70 petites filles victimes qu’il avait presque toutes pénétrées vaginalement soit avec son pénis soit avec ses doigts. 

La mémoire traumatique sera souvent responsable non seulement de sentiments de terreur, de détresse, de mort imminente, de douleurs, de sensations inexplicables, mais également de sentiments de honte et de culpabilité, et d'une estime de soi catastrophique qui seront alimentés par la mémoire traumatique des paroles de l'agresseur, de ses gestes et ses mises en scène, de sa haine et de son mépris, et de son excitation perverse. Tout y est mélangé, sans identification, ni tri, ni contrôle possible. Au moment des violences cette indifférenciation empêchera la victime de faire une séparation entre ce qui vient d’elle et de l’agresseur, elle pourra à la fois ressentir une terreur qui est la sienne, associée à une excitation et une jouissance perverses qui sont celles de l’agresseur. De même il lui sera impossible de se défendre des phrases mensongères et assassines de l’agresseur : « tu aimes ça », « c’est ce que tu veux », « c’est ce que tu mérites », elles s’installeront telles quelles dans l’amygdale cérébrale. Après les violences, cette mémoire traumatique y restera piégée.

A titre d’exemple, un enfant qui a subi des violences avant d’apprendre à parler, pourra dix ans après, au moment où sa mémoire traumatique se manifestera, se retrouver dans l’incapacité de parler, il ne pourra que pleurer ; de même un enfant ayant subi des violences sexuelles dans le noir, au moment où sa mémoire traumatique se manifestera, ne verra plus rien ; une victime attachée, ne pourra pas bouger, une victime qu’on aura étranglée ou suffoquée par une pénétration orale, ne pourra plus respirer. De surcroît, comme nous l’avons déjà dit, la mémoire traumatique porte non seulement sur les violences subies, mais aussi sur l’agresseur, ses hurlements, ses cris et ses paroles et injures, la victime pourra entendre, plusieurs années plus tard, des phrases prononcées par l’agresseur telles que « tu ne vaux rien », « tu es nul », « tu ne mérites pas de vivre », etc. Ce mécanisme explique pourquoi les enfants se sentent aussi coupables et ont de telles atteintes à leur estime de soi, ils sont en permanence colonisés par les agresseurs.  

Cela explique également que quand les enfants sont tout petits (avant 6-7 ans) et/ou quand ils sont très dissociés, privés de leurs émotions et qu’ils n’ont pas encore de représentations suffisantes de ce qui est interdit, ils peuvent lors d’un allumage de leur mémoire traumatique rejouer dans le cadre d’une crise dissociative, les scènes de violences sexuelles qui les envahissent du côté victimes comme du côté agresseur, et avoir des comportements sexuels inappropriés en public : se déshabiller, exposer leur sexe, se masturber, se mettre des objets dans le sexe, toucher le sexe d’adulte, se frotter, tenir des propos hypersexualisés, injurieux, voire agresser sexuellement d’autres enfants. Ces troubles du comportements doivent immédiatement alerter, ils signent un trauma sexuel.

Il faut rappeler qu’un foetus, un nouveau-né, un nourrisson traumatisé, un enfant non-conscient des faits de violences car endormi, drogué, trop petit ou trop handicapé intellectuellement pour comprendre peut développer une mémoire traumatique, même s'il ne lui est pas possible de se souvenir de façon autobiographique des violences (l'hippocampe n'étant fonctionnel pour la mémoire autobiographique qu'à partir de 2-3 ans).

Au final, la mémoire traumatique transforme la vie en un espace miné, c’est une véritable torture. On ne peut pas vivre avec une mémoire traumatique. Si sa mémoire traumatique n’est pas soignée, l’enfant est condamné à mettre en place des stratégies de survie nécessaires mais qui seront très handicapantes, et qui lui seront souvent reprochées. 

Soit la victime est dissociée et ne ressent plus cette mémoire traumatique, si elle subit continuellement des violences, ou si elle reste en contact avec l’agresseur et le contexte des violences. Soit la victime est sécurisée, par exemple à l’école ou bien plus tard quand elle ne sera plus du tout en contact avec le système agresseur, et elle est alors envahi par sa mémoire traumatique. Celle-ci peut s’exprimer par des attaques de paniques, une grande détresse, mais également par une violence dans ses propos et dans ses actes (quand la victime est envahie par la violence de l’agresseur). 

Les stratégies de survie mises en place par les victimes traumatisées, enfants et adultes.

Quand les victimes sont abandonnées sans protection, ni solidarité, ni soutien, ni (ce qui est le cas pour 83% des victimes, enquête IVSEA, 2015), elles sont condamnées à mettre en place des stratégies de survie handicapantes et épuisantes. 

Après les violences, quand les victimes ne sont plus confrontés à l’agresseur, et elles sortent de leur état dissociatif permanent, mais nous l’avons vu la mémoire traumatique prend le relais et elles continuent d’être colonisés par les violences et l’agresseur aussitôt qu’un lien les rappelle (lieu, situation, sensation, émotion,…). Et c’est soudain insupportable et cela peut donner l’impression de sombrer dans la folie, c’est souvent vécu par les victimes comme pire que l’état de dissociation antérieur et si elles n’ont pas d’explications sur les mécanismes qui en sont la cause elles peuvent être tentées de retourner voir l’agresseur ou de reprendre contact avec le contexte violent (comme la famille incestueuse, la prostitution ou les fréquentations dangereuses). Les victimes traumatisées doivent alors essayer d’éviter à tout prix cette mémoire traumatique hyper anxiogène et douloureuse, pour cela deux stratégies sont possibles :

Des conduites d’évitement et de contrôle

La victime pour éviter les déclenchements effrayants de sa mémoire traumatique, va mettre en place des conduites de contrôle et d'évitement vis-à-vis de tout ce qui est susceptible de la faire « exploser » (avec des angoisses de séparation, des comportements régressifs, un retrait intellectuel, des phobies et des troubles obsessionnels compulsifs comme des lavages répétés ou des vérifications incessantes, une intolérance au stress), plus elle est jeune, plus elle va fréquemment se créer un petit monde sécurisé parallèle où il se sentira en sécurité qui peut être un monde physique (comme sa chambre, entouré d’objets, de peluches ou d’animaux qui le rassure) ou mental (un monde parallèle où il se réfugie continuellement).Tout changement sera perçu comme menaçant car mettant en péril les repères mis en place et elle adoptera des conduites d'hypervigilance (avec une sensation de peur et de danger permanent, un état d'alerte, une hyperactivité, une irritabilité et des troubles de l'attention). Ces conduites d’évitement et d’hypervigilance sont épuisantes et envahissantes, elles entraînent des troubles cognitifs (troubles de l’attention, de la concentration et de la mémoire) qui ont souvent un impact négatif sur la scolarité,  les apprentissages et les activités professionnelles et de loisir.

Des conduites à risque dissociantes

Mais les victimes traumatisées sont souvent contrecarrés dans leurs conduites d'évitement et de contrôle par un monde qui ne comprend rien à ce qu'elles ressentent. Les enfants doivent s'autonomiser et s'exposer à ce qui leur fait le plus peur, comme être séparé d'un parent ou d'un adulte protecteur, dormir seul dans le noir, être confronté à son agresseur ou à quelqu'un qui lui ressemble, à des situations nouvelles et inconnues, etc. Les adultes vont devoir assurer leur autonomie financière et gérer leur vie. Quand une victime n'est pas sécurisée et n'a pas la possibilité de mettre en place des conduites d'évitement efficaces, sa mémoire traumatique va exploser fréquemment ce qui la plonge à chaque fois dans une grande détresse jusqu'à ce qu'il se dissocie par disjonction, mais du fait d'une accoutumance aux drogues dissociantes sécrétées par le cerveau, le circuit émotionnel va de moins en moins pouvoir disjoncter, ce qui engendre une détresse encore plus intolérable qui ne pourra être calmée ou prévenue que par des conduites à risque dissociantes. 

Ces conduites à risque dissociantes dont les victimes qu’elles soient mineures ou adultes expérimentent rapidement l'efficacité servent à provoquer « à tout prix » une disjonction pour éteindre de force la réponse émotionnelle en l’anesthésiant et calmer ainsi l'état de tension intolérable ou prévenir sa survenue. Cette disjonction provoquée peut se faire de deux façons, soit en provoquant un stress très élevé qui augmentera la quantité de drogues dissociantes sécrétées par l'organisme, soit en consommant des drogues dissociantes (alcool, stupéfiants)

Ces conduites à risques dissociantes sont des conduites : 

  • auto-agressives : se frapper, se mordre, se brûler, se scarifier, s’auto-mutiler (avec des atteintes et des auto-mutilations fréquemment dirigées vers les zones sexuelles qui ont subi les violences, et des masturbations compulsives violentes), tenter de se suicider, multiplier sur tout le corps de tatouages et de piercings, le plus souvent dans des zones corporelles ayant été touchées par les violences ;
  • des mises en danger : conduites routières dangereuses, jeux dangereux, jeux d’argent, sports extrêmes, conduites sexuelles à risques, actes sexuels précoces avec risques de grossesses précoces, multiplication des partenaires sexuelles, situations prostitutionnelles, fugues, fréquentations dangereuses ;
  • des conduites addictives : consommation d'alcool, de drogues, de médicaments, troubles alimentaires, jeux addictifs ;
  • des conduites délinquantes et violentes contre autrui : l’autre servant alors de fusible grâce à l'imposition d'un rapport de force pour disjoncter et s'anesthésier

Les conduites à risques sont donc des mises en danger délibérées. Elles consistent en une recherche active voire compulsive de situations, de comportements ou d'usages de produits connus comme pouvant être dangereux à court ou à moyen terme. Le risque est recherché pour son pouvoir dissociant direct (alcool, drogues) ou par le stress extrême qu'il entraîne (jeux dangereux, scarifications,…), et sa capacité à déclencher la disjonction de sauvegarde qui va déconnecter les réponses émotionnelles et donc créer une anesthésie émotionnelle et un état dissociatif. Mais elles rechargent aussi la mémoire traumatique, la rendant toujours plus explosive, et rendant les conduites dissociantes toujours plus nécessaires, créant une véritable addiction aux mises en danger et/ou à la violence. Ces conduites dissociantes sont incompréhensibles et paraissent paradoxales à tout le monde (à la victime, à ses proches, aux professionnels). Elles sont chez les victimes à l'origine de sentiments de culpabilité et d'une grande solitude, qui les rendent encore plus vulnérables. Elles peuvent entraîner un état dissociatif permanent comme lors des violences avec la mise en place d’un détachement et d’une indifférence apparente qui les mettent en danger d’être encore moins secourues et d’être ignorées et maltraitées.

Ces conduites à risque dissociantes servent à provoquer « à tout prix » une disjonction pour éteindre de force la réponse émotionnelle en l’anesthésiant. Il faut comprendre qu’un enfant traumatisé trouvera préférable de se scarifier ou de se mettre en danger pour s’anesthésier, plutôt que de revivre les violences extrêmes qu’il a subies. Ce comportement paraît incompréhensible, mais il est au contraire très logique. Il est d’ailleurs très important que les enfants puissent accéder à cette logique, puissent comprendre les mécanismes en jeu, car dans le cas contraire ils ont l’impression qu’ils sont bizarres, différents des autres, incapables d’être comme les autres. Les enfants doivent être informés des conséquences psychotraumatiques afin qu’ils puissent comprendre ce qu’ils ressentent et donc mieux gérer et désamorcer leur mémoire traumatique, et se rassurer quant à leur « normalité ». 

Du fait de ces stratégies de survie une victime de violences sexuelle dans l’enfance peut à l’adolescence et à l’âge adulte osciller entre : 

- une impossibilité ou une très grande difficulté d’avoir une vie sexuelle avec une personne qu’elle aime et dont elle est aimée et qui la respecte (et qui n’étant pas violente ou menaçante ne la dissocie donc pas), la plupart des gestes et les sensorielles (tactiles, olfactives) d’un acte sexuel entraînant alors des réminiscences traumatiques les rendant insupportables ou très angoissants, générant des sensations de rejet et de dégoût impossibles à surmonter, des douleurs intolérable (douleurs pelviennes, dyspareunies, vaginismes, cystites, douleurs lombaires, mais également en cas de violences sexuelles concernant la sphère buccale, des contractures très douloureuses de la mâchoire, des nausées incoerctives, des vomissements), à tel point qu’un rapport sexuel ne sera possible qu’en étant dissocié (drogué, alcoolisé ou après s’être stressé par des images mentales violentes), elle peut également éviter tout examen gynécolgique, anal, stomatologique ou dentaire.

- et lors de situations de grand mal-être, des conduites à risques sexuelles, avec des rencontres avec des inconnus sans protection, avec des actes sexuels violents (auto-agressifs ou dans le cadre de pratiques « sado-masochistes »), des mises en danger sur internet ou avec des personnes manifestement perverses, des auto-agressions avec des masturbations compulsives violentes, des blessures sexuelles infligées, des scarifications, voire même des pratiques prostitutionnelles, pour se dissocier.

De plus l’état dissociatif quasi permanent dans lequel se retrouvent les victimes leur donne la douloureuse impression de n’être pas elles-mêmes, d’avoir un faux-self, comme dans une mise en scène permanente. L’anesthésie émotionnelle les oblige à «jouer» des émotions dans les relations avec les autres, avec le risque de n’être pas tout en fait en phase, de sur ou sous-jouer.

Des risques d’auto-agressions, de suicides, et de subir à nouveau des violences ou d’en reproduire`

La mémoire traumatique et les conduites dissociantes peuvent être à l’origine de risques vitaux, avec un risque décuplé de mourir précocement d’accident  (avec les mises en danger) ou de suicide. Dans l’enquête d’AIVI (l’Association internationale des victimes d’inceste) et dans le questionnaire de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie (rapport Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte, 2015), près de 50% des victimes de violences sexuelles dans l’enfance ont fait des tentatives de suicide.

Si certaines tentatives de suicide peuvent être liées à une volonté réfléchie d’en finir avec une vie de souffrance, la plupart sont dues à la mémoire traumatique de la volonté destructrice et criminelle de l’agresseur qui, en envahissant le psychisme de la personne victime, peut la faire brutalement basculer dans un passage à l’acte suicidaire. Celui-ci reproduit soit une tentative de meurtre subie par le passé, soit le «  tu ne vaux rien, tu n’es rien, tu ne mérites pas de vivre, tu es indigne, tu n’es qu’un déchet à jeter, etc. » mis en scène par l’agresseur. La victime est colonisée par le désir meurtrier de l’agresseur qui s’impose à elle, comme s’il émanait de ses propres pensées. C’est intolérable, et répondre à cette injonction en se supprimant, dans une compulsion dissociante, devient la seule solution pour échapper à cette scène et pour éteindre cette violence qui explose en elle.

Du fait de ces conduites dissociantes à risque, laisser des victimes de violences traumatisées sans soin est un facteur de risque de reproduction de violences de proche en proche et de génération en génération, les victimes présentant un risque important de subir à nouveau des violences, et aussi d’en commettre avant tout contre elles-mêmes, et pour un petit nombre d’entre elles contre autrui, ce qui suffit à alimenter sans fin un cycle des violences. L’OMS a reconnu en 2010 que le facteur principal pour subir ou commettre des violences est d’en avoir déjà subi. 

Reproduire les violences qu’on a subies est terriblement efficace pour s’anesthésier émotionnellement et écraser la petite victime qu’on a été et que l’on méprise, on bascule alors dans une toute puissance qui permet d’échapper à sa mémoire traumatique et d’échapper à des états de terreur ou de peur permanente. Il s’agit d’une stratégie dissociante. Mais si, quand on est traumatisé et laissé à l’abandon sans soin ni protection, on ne peut être tenu responsable d’être envahi par une mémoire traumatique qui fait revivre les violences, et de mettre en place des stratégies de survie telles que des conduites d’évitement, de contrôle et/ou des conduites dissociantes, en revanche on est responsable du choix qu’on opère de les utiliser contre autrui en l’instrumentalisant comme un fusible pour disjoncter. 

Des phobies d’impulsion liées à la colonisation par l’agresseur

Quand la mémoire traumatique de l’agresseur revient hanter la victime avec sa haine, son mépris, son excitation perverse, soit la victime peut courageusement se battre pour contrôler sans relâche ce qu’elle pense être ses propres démons (alors qu’il ne s’agit pas d’elle, de ce qu’elle est, mais d’une remémoration traumatique intrusive qui s’impose à elle sans qu’elle puisse l’identifier comme telle, et qui se présente comme des phobies d’impulsion, avec la peur de passer à l’acte) en s’auto-censurant et en évitant toutes les situations qui peuvent déclencher des images ou des sensations intrusives (comme des situations sexualisées, comme être avec des enfants, les toucher), soit elle peut retourner ces intrusions contre elle et se haïr, se mépriser et s’auto-agresser sexuellement pour disjoncter et s’anesthésier, soit elle peut faire corps avec ces intrusions, s’identifier à elles et passer à l’acte sur autrui en reproduisant les actes commis par son agresseur, ce qui va là aussi lui permettre de disjoncter et s’anesthésier avec en prime un sentiment de toute-puissance et le risque d’une véritable addiction à la violence sexuelle. Pour un enfant il est difficile de lutter contre ces envahissements incompréhensibles, mais pour un adulte le choix de ne pas passer à l’acte sur autrui, de ne pas gravement transgresser les lois, de ne pas mépriser les droits de la victime et sa souffrance, est toujours possible, impliquant cependant de mettre en place en soi tout un arsenal de contraintes : on ne peut être tenu pour responsable des violences qu’on a subies, ni des conséquences psychotraumatiques, en revanche on est responsable des stratégies de survie que l’on choisies quand elles portent atteintes à l’intégrité d’autrui

Par ailleurs il est évident que c’est bien parce que les victimes n’ont pas été protégées, ont été abandonnées sans soins appropriés qu’ils doivent composer avec une mémoire traumatique redoutable qui les oblige à s’auto-censurer sans cesse, à vivre dans une guerre permanente. Leur mémoire traumatique  aurait dû être traitée et transformée en mémoire autobiographique, ce qui les aurait libérés de la torture que représentent des violences et des agresseurs continuellement présents en soi.


Les conséquences des troubles psychotraumatiques sur la prise en charge médicale et judiciaire

L'état de choc émotionnel et l'état de dissociation péri-traumatique dans lequel la victime est  après le viol la laissent hagarde et repliée sur elle-même dans l'incapacité de porter plainte  immédiatement après les faits et de voir un médecin, surtout si elle est isolée, non protégée, sans proche fiable pour l'aider, et encore plus si elle a subi des menaces de mort, si elle est exposée à de nouvelles violences, si elle est dans milieu hostile et favorable à son agresseur, ou si elle est ou sera exposée à la présence de son agresseur après les faits (lorsque ce dernier est un membre de la famille, enseignant, « ami », collègue de travail, voisin, etc). Dans les heures et les jours qui vont suivre l'agression, la victime va fonctionner sur un mode automatique, déconnectée comme un robot (elle va rentrer, aller se laver, s'isoler, essayer de dormir, puis reprendre ses activités de façon désincarné, vidée d'elle-même, absente). De plus quand des liens familiaux, affectifs ou de loyauté unissaient la victime avec l'agresseur ou la famille ou les collègues de ce dernier, après le viol la situation est alors encore plus confusionnante surtout si l'agresseur fait comme de rien n'était ou s'il met en scène la culpabilité de la victime, cette situation génèrera des sentiments de culpabilité et de honte empêchant eux aussi la dénonciation du crime, le dépôt de plainte et donc la mise hors de danger de la victime (pour ne pas détruire une famille, une équipe, une institution, une amitié, etc., mais aussi parce que personne ne pourrait croire en la culpabilité d'un agresseur qui peut être apprécié de tous, et croire en un viol qui paraît totalement impensable du fait des liens unissant la victime et son agresseur, ou du statut, de la fonction ou de la réputation de l'agresseur, ou parce que l'agresseur tient un discours d'inversion de la culpabilité : c'est la victime qui l'aurait séduite, ou qui aurait été ambigüe,…).


Si la victime continue d'être en danger et/ou en contact avec son agresseur ou du contexte entourant l'agression (même lieu, chez soi, au travail, dans une institution). Ces conduites d'auto-protection et d'auto-traitement de ses symptômes (conduites d'évitement et conduites dissociantes) s'installent dans la durée et deviennent très handicapantes pour la victime, et souvent incompréhensibles, voire perçues comme paradoxales par l'entourage et par la victime elle-même. En effet la victime met en place ces conduites, non en connaissance de cause, mais par nécessité absolue, sans en comprendre - pour la majorité d'entre elles - les raisons. 

Ces conduites ainsi que la mémoire traumatique et les symptômes dissociatifs transforment profondément la personnalité de la victime de viol qui n'est plus elle-même (et encore plus quand il s'agit d'un enfant en cours de construction de sa personnalité qui de ce fait se construit autour des symptômes psychotraumatiques, avec les traumatismes de type II répétés), qui ne se reconnaît plus et ne reconnaît plus le monde qui l'entoure, elle fonctionne sur un mode désincarné, en étant l'ombre d'elle-même, anesthésiée en permanence, déconnectée, indifférente à tout et spectatrice de sa vie. 

Ces conduites d'auto-protections et d'auto-traitement anesthésiant vont continuer  à représenter un obstacle important à la dénonciation du viol et au dépôt de plainte du fait des conduites d'évitement (ne jamais aborder le viol) et des symptômes dissociatifs et de l'anesthésie émotionnelle qui les accompagne (indifférence et banalisation du viol). La plainte peut ne jamais être déposée, ou se faire souvent très tardivement parfois plusieurs années après le viol (il faut rappeler que moins de 9% des viols en France font l'objet d'une plainte, d'après les chiffres de l'OND observatoire national de la délinquance, 2007). 

La plainte ne pourra se faire que si la victime sort de son état dissociatif, ce qui sera le cas si elle se sent enfin en sécurité quand la victime est séparée ou éloignée de son agresseur ou du milieu qui le protège, (cf par exemple : les enfants quand ils sont placés dans une famille d'accueil sécurisante, ils peuvent alors dénoncer les violences sexuelles incestueuses qu'ils ont subis, de même au moment de l'adolescence qui opère une mise à distance plus grande vis à vis du milieu familial, ou grâce à une rencontre enfin protectrice, ou quand une prise en charge médicale spécialisée est enfin mise en route, ou quand d'autres victimes sont en danger,…

Conséquences sur le témoignage de la victime
Mais lors du dépôt de plainte, ou de la dénonciation du viol, les conduites dissociantes ainsi que les troubles dissociatifs péri-traumatiques qu'a vécu la victime et qu'elle peut vivre encore vont être à l'origine d'un récit des faits qui peut être profondément altéré et paraître truffé d'incohérences*(2) :

  • par des troubles importants de la mémoire, liés aux phénomènes de stress extrême, de survoltage et de disjonction (ictus amnésique lacunaire du à la souffrance neurologique, état de conscience altéré) et aux conduites d'évitement mises en place qui peuvent être secondairement à l'origine d'amnésie défensive pour survivre (38% vont être totalement amnésique des faits à l'âge adulte (étude William 1994) et 59% vont être amnésique lors de période plus ou moins longues (étude Briere, 1993) de tout ou partie de l'agression, ce qui explique aussi que les plaintes peuvent être très tardives

  • par un parasitage lié à des allumages intempestifs de la mémoire traumatique quand les faits sont évoqués, ces allumages envahissent le psychisme de la victime et entraînent des crises d'angoisse, des flash-back qui immobilisent la victime et la sidère de nouveau, et lui font revivre des terreurs, des fausses reconnaissances, des émotions et des sensations du viol, à l'identique comme si il se reproduisait à nouveau, des absences par des équivalents d'épilepsie temporale. ces manifestations de la mémoire traumatique sont susceptibles de provoquer à nouveau des paralysies psychiques et motrices qui empêchent de parler, d'écrire, de bouger et elles sont responsables de très importants troubles cognitifs avec des troubles de l'attention, de la concentration et de la mémoire. Ces réminiscences de la mémoire traumatique sont si douloureuses et effroyables qu'elles peuvent interrompre totalement le processus de dépôt de plainte par la mise en place de conduite d'évitement de sauvegarde. C'est ce qui se passe aussi lors de confrontations avec l'agresseur, la victime peut être à nouveau sidérée et envahie par sa mémoire traumatique qui lui fait revivre les violences et elle peut être à nouveau sous terreur et incapable de parler et de se concenter, ou gravement dissociée par une disjonction de sauvegarde et se retrouver déconnectée à nouveau, dans un état d'anesthésie émotionnelle et d'indifférence qui lui font ne plus avoir envie de se battre ou d'essayer de prouver quoi que ce soit, elle peut même être alors amenée à se rétracter.

  • par une anesthésie émotionnelle, conséquence de la dissociation chronique qui donne une sensation d'irréalité, de ne pas être vraiment concernée, comme si on parlait de quelque chose dont on avait été spectateur et non victime (la réalité du viol est bien là mais comme l'anesthésie émotionnelle coupe des émotions, le fait d'en être la victime paraît irréel), la victime peut alors être facilement décontenancée par certaines questions et répondre à côté, ou là aussi finir par avoir des doutes, tout en sachant que si cela a bien eu lieu comme elle le raconte.

  • par un état de conscience altéré avec des confusions temporo-spatiales qui ont démarré dès le moment du viol et qui ont perduré ensuite liés à l'état de dissociation chronique générés par les mécanismes de sauvegardes. Ce sont des difficultés à se repérer dans le temps, dans la chronologie des événements, par rapport à l'heure ou la date exacte, le temps est totalement perturbé avec la dissociation qui envahit le psychisme de la victime, il devient un temps irréel le plus souvent figé, comme ne s'écoulant plus, sans repère : le cours de la vie normal s'est arrêté avec le viol, les victimes le disent « c'est comme si j'étais une morte-vivante ». La représentation de l'espace aussi peut être très perturbée, avec des distortions des distances et des volumes, des difficultés très grandes à se repèrer dans l'espace, à se remémorer un trajet, des difficultés importantes de latéralisation (vision comme dans un miroir).

Conséquences sur le comportements de la victime qui lui sont reprochés et qui la mettent en cause 

De plus, le comportement de la victime du fait même des troubles psychotraumatiques va être remis en question et lui être reproché :

  • Sidération : Pourquoi n’a-t-elle pas dit non, n’a-t-elle pas crié, ne s’est-elle pas défendu, n’a-t-elle pas immédiatement fui lors des violences sexuelles ? N’était-elle pas consentante ?

  • Dissociation traumatique : Pourquoi ne s’est-elle pas opposée ensuite, pourquoi a-t-elle obéi aux ordres, pourquoi n’a-t-elle pas pleuré, pourquoi est-elle resté inerte, sans réaction, pourquoi souriait-elle  ? Pourquoi est-elle restée avec l’agresseur après les violences, parfois pendant des années, pourquoi est-elle partie puis revenue vers lui, parfois à plusieurs reprises, pourquoi se comportait-elle avec lui comme si rien ne s’était passé, pourquoi semblait-elle si proche de lui, pourquoi l’a-t-elle même défendu, soutenu ? Pourquoi semble-t-elle si peu traumatisée ? Comment peut-elle avoir oublié des violences si graves ? N’était-elle pas consentante ? N’aime-t-elle pas être violentée ?

  • Mémoire traumatique : Comment accorder une crédibilité à une victime qui présente de tels troubles psychiatriques,, qui a été hospitalisée, qui est hystérique, dépressive, qui a des troubles émotionnelles, qui est psychotique, qui a des hallucinations ?…

  • Conduites dissociantes : Comment accorder la moindre crédibilité à une victime qui a des troubles des conduites, qui boit, se drogue, qui est boulimique, qui se met en danger, qui a des conduites sexuelles à risque ?…


Si les troubles psychotraumatiques étaient pris en compte, compris et analysés comme des indices et des éléments de preuve : la victime ne serait plus jugée, ni remise systématiquement en cause.
I - Tout d’abord cela permettrait d’arrêter de penser que la victime ne dit pas la vérité, que ce qu’elle rapporte est impossible, qu’elle ment, invente ou se trompe ! Et de penser que si la victime n’a pas dénoncé les violences ni porté plainte rapidement, c’est que rien de ce qu’elle dit n’est vrai.

Au delà de la méconnaissance de la réalité des violences sexuelles et de la confusion entre violences sexuelles et sexualité qui fait qu’il parait impossible qu’un parent, un conjoint, un proche ait pu commettre ces violences, ou qu’une victime si jeune, si âgée, si peu séduisante, si handicapée, si marginale ait pu être violée. Les troubles psychotraumatiques qui sont des éléments de preuve peuvent, s’ils ne sont pas identifiés, être au contraire considérés comme mettant en cause la crédibilité de la victime.

Les victimes dissociées ne vont pas avoir le comportement que l’on attend d’elles.  Elles seront dans un état de déconnection tel qu’elles ne pourront pas parler, ni porter plainte, et ce parfois pendant des années si elles restent en contact avec l’agresseur ou dans le contexte où ont eu lieu les violences. On leur reprochera d’avoir attendu trop longtemps, et cela alimentera des doutes sur leur bonne foi.

Si, alors qu’elles sont dissociées, elles sont auditionnées par la police, la gendarmerie ou un juge, leur anesthésie émotionnelle pourra être prise pour de l’indifférence, de la froideur, de l’opposition ou bien pour une limitation intellectuelle. Elles minimiseront souvent l’impact des violences et leur gravité, la dissociation entraînant un effet de tolérance. Dans le cadre des incestes et des viols conjugaux les enfants et les victimes pourront dire qu’ils aiment agresseur, et l’excuser. Cet état dissociatif pourtant une preuve de la gravité du traumatisme des victimes et du danger qu’elles courent, sera considéré au contraire comme la preuve que les violences n’ont pas dû être aussi graves que celles décrites, et cela mettra leur parole en cause. 

De plus l’absence de ressenti du côté des proches ou des professionnels qui les prennent en charge va être fréquemment à l’origine d’un manque cruel de solidarité, d’empathie et de bienveillance vis à vis des victimes pour lesquelles ils ne ressentent aucune émotion. Ils seront d’autant plus incrédules, pourront même être énervés, rejetants, voire maltraitants. Et plus les interlocuteurs seront désagréables ou violents, plus les victimes se dissocieront, plus elles auront des doutes, et moins elles pourront parler et produire un récit cohérent

Les victimes qui essayeront de pallier leur manque d’émotion en essayant de s’adapter à ce qu’on attend d’elles, parfois arriveront à susciter de l’empathie au prix d’énormes efforts, et souvent elles seront seront perçues comme artificielles, «as if», en faisant trop ou pas assez. Mais même si elles sont mieux perçues, elles n’en seront pas moins dissociées, envahies par le doute, fragilisées par la moindre question remettant en cause leur parole, avec un fort sentiment d’imposture liée à cette dissociation, il sera alors, très facile de les déstabiliser.

La dissociation traumatique va rendre le récit des victimes décousu, elles auront continuellement des doutes sur ce qui s’est passé avec un sentiment d’irréalité, de nombreux épisodes seront frappés d’amnésie, et elles auront beaucoup de mal à se retrouver dans les repérages temporo-spaciaux concernant les dates et les lieux où se sont produits violences, du fait de la déconnection avec l’hippocampe. Plus leur interlocuteur sera incrédule ou agacé, plus elles seront dissociées et perdues. 

De même les confrontations avec l’agresseur aggraveront leur dissociation et les re-traumatiseront massivement, elles perdront encore plus leur capacité, seront envahies par un sentiment d’irréalité, se retrouveront facilement sous l’emprise de l’agresseur et pourront remettre en cause ce qu’elles ont dit précédemment, voire même se rétracter. 

Pour les victimes qui sont protégées et qui ne sont pas dissociées, ce n’est pas facile non plus, elles sont aux prises avec une mémoire traumatique qui les oblige à mettre en place des conduites d’évitement qui vont les empêcher de parler et de porter plainte par peur de revivre les violences. Si elles essaient de parler malgré tout ou si elles se retrouvent confrontées à l’agresseur leur mémoire traumatique peut re-déclencher un état de sidération qui les prive de toute leur capacité et les paralyse totalement. De même, des souvenirs intrusifs peuvent les envahir, leur faisant revivre des émotions intenses, des scènes atroces, des douleurs, des attaques de paniques, cette explosion de mémoire traumatique se soldera le plus souvent par une dissociation. Ces effets traumatiques vont rendre toute parole et tout récit extrêmement compliqué à restituer. Les expertises, les examens médicaux seront très traumatisants et parfois impossibles à faire. Elles seront souvent perçues comme faisant du cinéma, ou comme étant névrosées et hystériques. Elles pourront être considérées comme folles, d’autant plus si elles ont eu un suivi psychiatrique et ont déjà été hospitalisées.

La présence de symptômes psychiatrique est le plus souvent perçu comme un élément mettant possiblement en cause la crédibilité de la victime, alors que plus de 95 % des victimes de violences sexuelles rapportent avoir un impact sur leur santé mentale et que les troubles psychotraumatiques sont pathognomoniques lors de violences sexuelles (c’est dire prouvant la compatibilité du traumatisme avec les violences).

Actuellement, faute de formation des médecins et surtout des psychiatres, les troubles psychotraumatiques sont rarement étiquetés comme tels et font l’objet de nombreux autres diagnostics comme des psychoses, des troubles de l’humeur, des troubles graves de la personnalité, des états limites, etc.


II - Cela permettrait d’arrêter de penser que la victime l’a bien cherché, que c’est de sa faute, qu’elle a été provocante, imprévoyante, qu’elle ne s’est pas suffisamment protégée, ni défendue, qu’elle a été incapable de se rendre compte du risque, de l’anormalité ou de la gravité de la situation !


Le fait que les victimes soient dissociées permet d’autant plus de les remettre en cause et de leur demander des comptes puisqu’elles ne pourront pas se défendre, et qu’elles sont colonisées par les paroles et les mises en scène de l’agresseur qui leur a justement renvoyé que tout était de leur faute, qu’elles en étaient coupables, qu’elles avaient été provocantes, etc.

Entre un agresseur qui joue souvent à merveille le rôle de quelqu’un de bien sous tout rapport, qui a de la valeur de l’assurance, et qui ne comprend pas de quoi on l’accuse, et une victime qui est perdue, totalement à côté de la plaque, semblant ne rien comprendre, perdant ses moyens, ayant des doutes, il est facile de mettre en cause la victime, et de trouver qu’elle n’a aucune crédibilité, qu’elle est bête, et que «tant pis pour elle, elle n’avait qu’à pas se laisser faire !»… Il est facile de la mépriser et de la regarder au travers du regard déformant et mystificateur de l’agresseur.

Les violences sexuelles sont maquillées en sexualité, la sexualité masculine est pensée en terme de prédation, comme une domination naturelle, et la sexualité féminine en terme de soumission et d’infériorité naturelle. Les violences colonisent tellement la sexualité que les conséquences traumatiques sur les victimes sont considérées comme l’essence de la sexualité féminine.

Une inversion se met alors facilement en place, l’agresseur bénéficie d’un capital d’empathie et de compréhension, alors que la victime est méprisée et considérée comme responsable, inconséquente, incapable de se conduire normalement, incapable de reconnaître l’ambiguité de son comportement et l’impact de celui-ci sur un homme. C’était à elle de se protéger. Tant pis pour elle.


III - Cela permettrait également d’arrêter de penser que la victime si elle n’a pas crié, ne s’est pas défendue, n’est pas parti et n’a pas porté plainte plus tôt, c’est qu’elle l’a bien voulu et qu’elle était était consentante.

Puisqu’elle ne s’est pas défendue, n’a pas crié, n’a pas fui, c’est qu’elle n’a pas montré qu’elle n’était pas consentante. Dès lors, il est facile à l’agresseur de prétendre qu’il a pensé qu’elle était d’accord et qu’il ne l’a donc pas violée ou agressée sexuellement. 

Connaître le mécanisme de sidération qui paralyse l’activité corticale de la victime de viol et l’empêche de réagir, éviterait pour les victimes beaucoup de questions injustifiées, empreintes des pires soupçons. Le viol, nous l’avons vu, crée une effraction psychique et balaie toutes les représentations mentales, toutes les certitudes, le cortex se retrouve alors en panne (cette panne est visible sur les IRM). Il est dans l'incapacité d'analyser la situation et d'y réagir de façon adaptée. La victime est comme pétrifiée, elle ne peut pas crier, ni parler, ni organiser de façon rationnelle sa défense.

Pour sidérer une victime, il faut :

  • soit la terroriser par la soudaineté et la brutalité de l’agression, la réduire à l’impuissance par des menaces de mort, par des violences physiques et par une volonté de destruction inexorable ;
  • soit la paralyser par le non-sens, le caractère incongru, incompréhensible, impensable de l’agression et de sa mise en scène, qui est alors impossible à intégrer, comme dans les situations de viols incestueux et de viols commis par des personnes dans le cadre de leurs fonctions de responsabilité et d’autorité (comme des professeurs, des entraîneurs, des éducateurs, des responsables religieux, des soignants, etc.) pour les enfants et les adolescents (qui représentent, ne l’oublions pas, plus de la majorité des victimes de viol par an en France), ou pour les adultes dans le cadre de relations de confiance, de responsabilité, où la sécurité devrait normalement être assurée (amis, conjoint, médecins, kinés, collègues de travail, employeurs, policiers, etc.).

Les violences les plus sidérantes sont celles qui sont les plus "insensées", celles qui n'ont aucun sens par rapport au contexte, aucun sens par rapport à la victime, par rapport à son histoire, à ce qu'elle a fait ou pas, à ce qu'elle a dit ou pas. Le viol en fait partie. Cette violence impensable ne concerne pas la victime, c'est une violence qui vient d'une autre scène, celle de l'agresseur ! Ce dernier impose à la victime de jouer de force un rôle qui n'est pas le sien, dans un scénario inconnu d'elle, imprévisible, qui n'appartient qu'à l'agresseur et qu'il met en scène pour son propre compte.


Faute de connaître la dissociation traumatique, les proches et les professionnels vont être au mieux indifférents et au pire maltraitants. Ils pourront considérer que la victime ment, invente, exagère les faits, ou qu’elle est débile, incapable de fonctionner normalement, voire folle. Les preuves mêmes de la gravité des violences et de leurs impacts se retournent alors contre elle pour mettre en cause sa parole. Et la maltraitance des proches et des professionnels est d’autant plus facile à exercer qu’ils ne ressentent à leur tour aucune émotion : « puisqu’elle ne ressent rien, je peux y aller ! », ou « je vais la secouer pour la sortir de sa torpeur et qu’elle réagisse enfin ! » ou encore « je vais la bousculer pour lui faire avouer qu’elle n’a rien subi, qu’elle se moque de nous ».

Cette maltraitance on la voit à l’œuvre dans le film Polisse réalisé par Maïwenn en 2011, où des policiers de la brigade des mineurs qui, face à une jeune adolescente de 13-14 ans totalement dissociée par des viols en réunion (des adolescents lui ont imposé des fellations pour qu’elle puisse récupérer son téléphone portable), lui font la morale pour qu’elle comprenne que ce qui s’est passé n’est pas normal, et se moquent d’elle, allant même jusqu’à rire et faire rire toute la salle en lui demandant ce qu’elle aurait fait alors pour récupérer un ordinateur portable… Tout le monde se moque alors d’une adolescente extrêmement traumatisée !

Pas question non plus pour la victime d'avoir d'importants troubles de la mémoire et du repérage temporo-spatial, alors qu'il est fréquent que des pans entiers des faits puissent être l'objet d'une amnésie lacunaire due aux atteintes neurologiques (trous noirs) et/ou d’une amnésie dissociative. De plus, des conduites d'évitements peuvent entraîner des amnésies psychogènes des événements les plus pénibles pour ne pas en souffrir. Les troubles temporo-spatiaux sont fréquents, ils sont dus à la disjonction qui met transitoirement hors service l'hippocampe, structure cérébrale nécessaire à l'analyse des données temporelles et spatiales. Il peut donc y avoir des distorsions importantes dans l'espace et dans la chronologie des événements, une grande difficulté à préciser l'heure exacte, voire la date, ce qui va désorganiser le récit de la victime. 

Alors que tout le monde, et particulièrement la police et la justice, attend un discours précis rationnel et cohérent, la victime va se perdre dans des souvenirs qui n’auront pas été différenciés, ni intégrés en mémoire autobiographique. Elle sera aux prises avec des fragments de mémoire traumatique isolés, non reliés entre eux, envahissants et terrifiants, qui lui feront revivre une partie des violences à l’identique, avec la même sidération paralysante qu’au moment des violences et qu’elle n’arrivera pas à partager, elle sera perdue dans sa représentation de l’espace et du temps et pourra faire de nombreuses erreurs. Ces distorsions sont malheureusement interprétées comme des incohérences et des mensonges qui décrédibilisent la parole de la victime, alors que ce sont des symptômes normaux et universels lors de violences. Certes, ils rendent plus difficiles l'enquête et l'établissement de preuves, mais qui en aucun cas ne démontrent que la victime a menti. Tout se passe comme si le fait de saigner après un coup de couteau était reproché à une victime et considéré comme un élément mettant en doute son récit !

Personne ne croira vraiment la victime ou si peu, personne n’aura peur pour elle, et personne ne se souciera de la gravité de son traumatisme et de sa souffrance. Elle sera le plus souvent abandonnée, seule, considérée comme coupable, et souvent maltraitée de surcroît.

La sexualité ou la conjugalité sont des univers où de façon étrange, on accepte l’idée qu’une personne pourrait aimer être forcée, céder à des pressions, subir des violences par masochisme, être humiliée et dégradée, et renoncer à sa dignité, à son intégrité physique et mentale et à sa liberté.

Or, c’est bien l’intentionnalité destructrice de l’agresseur qui, par la sidération et la dissociation qu’il provoque chez la victime, une contrainte puissante qui la paralyse et l’empêche d’exercer pleinement ses capacités de discernement, de défense et d’opposition. Ne pas dire non, ne pas réagir ne signifie nullement que la victime soit consentante. Le consentement doit être éclairé et libre, le trauma annihile la liberté et les capacités de discernement de la victime.

En cas de violences répétées. Une emprise très efficace s’installe grâce à la dissociation traumatique que présente la victime. Cette emprise se définit par un processus de colonisation psychique par l’agresseur qui a pour conséquence d’annihiler la volonté de la victime et de la livrer sans défense psychique pour s’y opposer, aux discours et aux mises en scène de celui-ci.

La victime, colonisée par ce discours, se croit coupable, folle, incapable voire même ressent de la haine pour elle-même, ce qui rend toute prise de conscience de ses droits et toute fuite extrêmement difficile à envisager. La mémoire traumatique transforme en enfer les seuls moments où elle pourrait récupérer, organiser sa défense et sa fuite.

Comment, dans ces conditions, la victime peut-elle échapper à l’emprise de l’agresseur, comment peut-elle envisager son autonomie ? Elle est sans cesse sous son contrôle même quand il n’est pas là ! Et si elle réussit à se sauver et trouver un refuge où elle est en sécurité, elle sortira alors de sa dissociation, et elle sera envahie par sa mémoire traumatique.

Ce comportement, en apparence paradoxal, est un processus psychotraumatique habituel qui aurait pu être traité, ou tout au moins expliqué, ce qui aurait permis à la victime d’anticiper et de désamorcer ces émotions traumatiques trompeuses.

Cette oscillation entre dissociation traumatique et mémoire traumatique explique pourquoi la victime est souvent condamnée à rester sous l’emprise de son agresseur. Le piège est refermé sur elle, seules une identification et une reconnaissance de ce que subit la victime, puis une protection et une prise en charge spécifique de ses psychotraumatismes par des professionnels formés pourra lui permettre de s’en libérer.


IV - Et enfin d’arrêter de penser que ce n’est pas si grave, qu’il suffit de passe à autre chose, de ne plus y penser, d’aller de l’avant, d’arrêter de se plaindre.

Sans une prise en charge adaptée, sans soutien et protection, ces troubles psychotraumatiques peuvent durer parfois toute une vie. Ils sont à l’origine d’une très grande souffrance mentale et d’un possible risque vital (suicide, conduites à risque, accidents, maladies). Ils ont un impact considérable démontré par les études internationales que ce soit sur la santé mentale (troubles anxieux, dépressions, troubles du sommeil, troubles cognitifs, troubles alimentaires, addictions, etc.), ou physique (troubles liés au stress et aux stratégies de survie), et la qualité de vie.

La méconnaissance des troubles psychotraumatiques, et de la mémoire traumatique peut faire croire que la victime, une fois les violences derrière elle, pourrait s’en relever et passer à autre chose, et aller de l’avant.

Or, avec une mémoire traumatique, il est impossible pour les victimes de prendre sur elles, d’oublier, de tourner la page, comme on le leur demande trop souvent… Le passé traumatique peut surgir à tout moment, et les plonger dans une souffrance et une détresse indicible, elles sont condamnées à vivre avec un terrain miné, et un danger omniprésent, qu’elles doivent éviter à tout prix, mais il est important de savoir que lorsque cette impressionnante mémoire traumatique sera traitée et transformée en mémoire autobiographique, la victime pourra se remémorer les violences sans les revivre.

Les violences sexuelles ont le triste privilège d’être les violences qui ont les conséquences psychotraumatiques les plus graves, avec un risque de développer un état de stress post-traumatique chronique associé à des troubles dissociatifs très élevé chez plus de 80 % des victimes de viol (Breslau, 1991), voire 100 % quand il s’agit d’enfants et d’inceste (Lindberg, 1985). Les conséquences psychotraumatiques peuvent s’installer pendant des années, des dizaines d’années, voire toute la vie. Et, rappelons-le, les troubles psychotraumatiques sont des conséquences normales des violences et s’expliquent par la mise en place de mécanismes neuro-biologiques et psychiques de survie à l’origine d’une mémoire traumatique (McFarlane, 2010). Les troubles qui en résultent sont pathognomoniques, c’est-à-dire qu’ils sont spécifiques et qu’ils sont une preuve médicale du traumatisme. Avoir subi des violences sexuelles dans l’enfance, et d’autant plus si c’est accompagné d’autres types de violences (ce qui est pratiquement toujours le cas, violences physiques, psychologiques, verbales, négligences, etc.) est le déterminant principal de la santé 50 ans après (Felitti, 2010) et peut faire perdre jusqu’à 20 ans d’espérance de vie (Brown, 2009).

Notre étude Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte en 2015 auprès de 1214 victimes révèle un impact sur la santé mentale pour 95 % des victimes sur la santé physique pour 70 % d’entre elles, avec une souffrance psychique importante pour plus de la moitié d’entre elles (1). Près de la moitié des victimes ont fait au moins une tentative de suicide et la moitié d’entre elles ont développé des conduites addictives pour tenter de contrôler leurs souffrances. Plus de la moitié des personnes victimes de violences sexuelles qui ont répondu à l’enquête ont connu un parcours scolaire, professionnel et social perturbé avec des situations d’interruption, de marginalisation et de précarité fréquentes. De même, leur vie affective et familiale, leur vie sexuelle ont été fortement impactées. Enfin, les victimes témoignent d’un très fort sentiment de solitude et d’abandon, d’une estime de soi très dégradée pour la presque totalité d’entre elles.

Les lourds symptômes psychotraumatiques que présentent les victimes ne sont que rarement reconnus comme tels et reliés aux violences sexuelles qu’elles ont subies. La souffrance, la mémoire traumatique, la dissociation traumatique, les conduites d’évitement, les conduites dissociantes sont souvent prises pour des troubles mentaux : retard mental, troubles autistiques, troubles du comportement (alimentaire, sexuel, addictif, etc.), troubles de l’attention, crise de l’adolescence, troubles de l’humeur, tentatives de suicide, troubles de la personnalité, psychose ou démence sénile, etc. La liste est longue... Ces étiquetages permettent de ne pas se poser de questions sur l’origine de telles souffrances, et sur ce qui pourrait expliquer pourquoi des enfants, des adolescents, des adultes, sont dans de telles situations d’échec scolaire, pourquoi leur vie sociale, professionnelle, affective, amoureuse et sexuelle est si perturbée, pourquoi toutes ces fugues, ces mises en danger, ces automutilations, ces addictions, ces tentatives de suicide... Les conséquences psychotraumatiques normales d’actes destructeurs, qui sont un ensemble de blessures neuropsychologiques et de stratégies pour y survivre, sont renvoyées à la victime comme étant constitutives de sa personnalité, inhérentes à son âge ou à son sexe, fabriquées par elle-même, ou liées à des maladies mentales. 

Ces troubles psychotramatiques et leurs graves conséquences sur la santé des victimes pourraient être pour la plupart évitées si les victimes étaient protégées, bien accompagnées, informées et soignées précocement. Au lieu de cela on laisse les victimes organiser seules leur protection, et mettre en place des stratégies de survie extrêmement coûteuses pour leur santé (avec un risque de mort précoce par accidents, suicides et maladies graves), et désastreuses pour leur vie sociale, affective et professionnelle ! On laisse sciemment, puisqu’on a toutes les connaissances scientifiques nécessaires, des victimes gravement traumatisées vivre un enfer, et on regarde leur santé se dégrader sans ciller. Si ! On peut leur reprocher leurs stratégies de survie lorsqu’elles sont bruyantes, particulièrement pour les plus jeunes, comme lorsqu’ils ont des conduites à risques pour s’anesthésier (drogue, alcool, conduites sexuelles à risque, scarifications, troubles alimentaires, etc.) ou lorsqu’ils tentent de se suicider. On ne manque pas de leur faire la leçon, de leur faire des discours éducatifs et moralisateurs pour qu’ils se prennent mieux en charge, apprennent à mieux se conduire et arrêtent de faire souffrir leurs proches ! 

Et leurs symptômes psychotraumatiques, au lieu d’être pris en compte comme des preuves médicales lors des procédures judiciaires, seront considérés comme des troubles disqualifiant leur parole. Pourquoi, face à ces situations, est-il si rare que des professionnels se préoccupent de ce qu’a vécu la personne qu’ils prennent en charge ? Pourquoi ne cherchent-ils pas à savoir ce qu’il lui est arrivé et ce qu’on lui a fait pour qu’elle souffre autant et aille si mal ? Cela changerait tout, et donnerait enfin un espoir à toutes ces personnes qui souffrent, d’être reconnues, protégées et enfin soignées ! Car la prise en charge des victimes est efficace, elle permet aux victimes traumatisées en traitant leur mémoire traumatique, de se libérer des violences et des agresseurs et de retrouver leur vraie personnalité.

En conclusion, si les troubles psychotraumatiques étaient pris en compte : la victime serait enfin reconnue, protégée, soutenue, accompagnée et soignée, elle aurait accès à une justice digne de ce nom et à des réparations


Comment la victime sort-elle de son état de dissociation et peut-elle accéder à une prise en charge médicale spécialisée et une prise en charge judiciaire :

Le seul moyen pour sortir de cet état de dissociation chronique est de ne plus du tout être  en contact avec son agresseur et avec le contexte du viol (contact physique, téléphonique, par courrier, ou par personne interposée, lieu où le viol a été commis) et d'en être protégée, l'agresseur, par expérience, le sait, aussi souvent ne lâche-t-il pas sa victime (harcèlement, menaces, contact répétés). Ce n'est que quand la victime se sentira protégée de son agresseur, mise à l'abri, qu'elle pourra sortir de cet état de dissociation qui ne sera plus nécessaire en continu pour la protéger d'une souffrance intolérable, elle pourra alors "se réveiller", se retrouver, et prendre conscience de la réalité et de la gravité des faits. 

Paradoxalement sa mise à l'abri en la sortant de son anesthésie émotionnelle chronique de sauvegarde va faire exploser sa mémoire traumatique et lui faire ressentir une vive souffrance face au viol, avec des réminiscences, des flash-back et des cauchemars, le viol deviendra  omniprésent. Elle pourra alors demander de l'aide, dénoncer le viol comme une agression très grave et ressentir le besoin de porter plainte et être traitée, mais si elle est mise de nouveau en danger les processus de dissociation pourront reprendre. 

Au total l'état de dissociation chronique dans lequel une victime de viol se retrouve quand elle reste en danger (soit parce qu'elle est exposée à de nouvelles violences ou soit parce qu'elle est toujours en contact avec son agresseur), est du à un mécanisme neuro-biologique de sauvegarde produisant un état d'anesthésie émotionnelle nécessaire pour échapper au risque vital que fait courir l'état de stress extrême engendré par les violences et la mémoire traumatique. Mais cette sauvegarde se fait au prix d'une dépersonnalisation, d'un sentiment d'irréalité et d'un état d' indifférence face aux violences. Le risque est alors important de subir de nouvelles violences et d'être en danger du fait des conduites à risques dissociantes (risques d 'accidents et risques liés aux conduites à risques et aux conduites addictives) et de l'anesthésie émotionnelle (mise en danger sociale, personnelle et professionnelle). 

Nous l'avons vu tant que l'état de dissociation perdure la victime ne porte pas plainte, assurant l'impunité de son agresseur. Et quand elle est enfin mise hors de danger, si elle peut enfin porter plainte souvent après des mois, voire des années, le récit et la chronologie des faits seront souvent difficiles à reconstituer de façon précise en raison de la mémoire tramatique, des troubles fréquents de la mémoire concernant certains faits ou certains détails (amnésie lacunaire, trouble de la conscience), et de confusions temporo-spatiales fréquentes aussi portant sur les horaires, les dates, les lieux, les trajets (trouble de la conscience, dissociation).



Comment améliorer la prise en charge médicale et judiciaire des victimes de viol

Il faut avant tout identifier, mettre à l'abri et soigner le plus rapidement possible les victimes de viol pour cela il faut :

  • permettre aux victimes de viol de mieux se faire entendre, de faire confiance en une médecine et une justice efficace et compétente, de mieux connaître leurs droits, les lois, la définitions pénales des violences sexuelles, et les parcours judiciaires, les possibilités de trouver du secours, d'avoir accés à des ressources (n°d'appels nationaux, sites internet, associations, consultations juridiques) et de porter plainte (le plus rapidement possible, urgence d'un examen médical dans les 72 h dans une UMJ unité médico-judiciaire, d'être informée qu'il ne faut pas se laver, qu'il faut garder les vêtements souillés), mais aussi de mieux comprendre leurs réactions et les conséquences psychotraumatiques des violences qu'elles ont subies (plaquettes d'informations sur les conséquences médicales des violences*(4)qui devraient être disponibles dans les cabinets médicaux et paramédicaux, les cabinets de psychologues, les centres de santé, les CMP centres médico-psychologiques et les CMPP centres médico-psycho-pédagociques, les hôpitaux, les UMJ unité médico-judiciaire, les pharmacies, les services de médecine scolaire et du travail, dans les PMI protection maternelle et infantile, les plannings familiaux, les CIDFF centre d'information des droits des femmes et des familles, les associations, les mairies et les centres d'action sociale, les permanences juridiques, les avocats, les commissariats, etc.).
  • informer et former les professionnels du monde médical et social pour qu'ils connaissent la fréquence des violences sexuelles, les lois et les définitions pénales des violences sexuelles, les conséquences psychotraumatiques du viol, les symptômes d'alerte, et qu'ils sachent dépister et identifier les victimes de viol, il est très important qu'un dépistage systématique des violences soit fait par les médecins (en posant la question lors des consultations) et que ces derniers puissent diagnostiquer les troubles psychotraumatiques et orienter les victimes vers des soins spécialisés en psychotraumatologie et en victimologie, et sachent établir un certficat médical à produire en justice.
  • informer et former les professionnels du monde  juridique, et les professionnels de la police et de la gendarmerie sur les conséquences psychotraumatiques des violences sexuelles et le retentissement des symptômes traumatiques sur la dénonciation des violences, le dépôt de plainte et sur la conduite de la victime et sur le récit des faits qu'elle peut faire.
  • développer des centres de soins spécialisés en psychotraumatologie et victimologie (actuellement il y en a très peu sur toute la France), et mettre en place des soins gratuits pour les victimes)
  • accompagner, protéger et sécuriser les victimes dans toutes leurs démarches, aider à l'émergence d'une parole sur les violences en tenant compte des troubles psychotraumatiques qu'il faut soigner en parallèle (actuellement le plus souvent les symptômes psychotraumatiques qui sont des éléments de preuve diagnostique sont pour la police, la gendarmerie et la justice interprétés au contraire comme des éléments mettant en cause la crédibilité de la parole de la victime ou comme une absence de preuve suffisante).
  • et bien sur lutter contre toutes les violences et toutes les inégalités et les discriminations qui les rendent possibles, c'est ainsi que l'on pourra prévenir de nouvelles violences (les victimes étant instrumentalisées pour permettre aux agresseurs de s'anesthésier à leurs dépens par des conduites violentes*(5)


Conclusion


Pour conclure il est essentiel de protéger, de mettre à l'abri les victimes et de les soigner (les soins sont efficaces*(2)et consistent à désamorcer et à déminer la mémoire traumatique pour qu'elle devienne une mémoire autobiographique énonçable) pour qu'elles ne soient plus abandonnées et condamnées à se débrouiller seules pour assurer leur sécurité et se traiter comme elles peuvent, avec à leur disposition que des conduites d'évitement et des conduites dissociantes. 

Il est essentiel que les victimes et tous les professionnels qui les prennent en charge connaissent les conséquences psychotraumatiques des violences sexuelles et les mécanismes psychologiques et neurologiques qui en sont la cause, cela permettra aux victimes de mieux se comprendre et de mieux se défendre, et aux professionnels de mieux tenir compte de l'impact des troubles psychotraumatiques sur la santé psychique et physiques des victimes et de leur impact sur leur comportement, leurs conduites et leurs paroles pour mieux les entendre, mieux les protéger et mieux  leur rendre justice. 

Pour qu'une parole de victime précise et utile pour la justice émerge il faut que les manifestations psychotraumatiques des violences soient non seulement connues, reconnues et bien interprétées mais surtout qu'elles soient prises en charge médicalement. Tout comme il serait impensable de considérer qu'une personne dans le coma après un traumatisme crânien par violence intentionnelle, ou avec la machoire et les mains broyées (et donc incapable de parler et d'écrire par des coups) devrait pouvoir porter plainte ou décrire les faits pour qu'ils soient pris en compte, une victime de viol présente un état de sidération et de dissociation psychique qui entrave sa capacité à dénoncer les faits, à porter plainte et à relater les faits de façon précise et exhaustive, et le rôle des médecins spécialisés en psychotraumatologie est  en les traitant de leur rendre une parole interprétable.


Docteur Muriel Salmona, Bourg la Reine le 2 décembre 2019
Psychiatre-Psychotraumatologue
Présidente de l'association Mémoire Traumatique et Victimologie
drmsalmona@gmail.com



Pour en savoir plus, les sites de l’association Mémoire traumatique et Victimologie avec de nombreux articles, documents, ressources, rapports et vidéos de formation à consulter et télécharger :

Les lettres numéro 8 de l’Observatoire National des violences faites aux femmes téléchargeable sur le site http://stop-violences-femmes.gouv.fr

Enquêtes « Cadre de vie et sécurité » CVS Insee-ONDRP, de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales ONDRP– Rapport annuel sur la criminalité en France – 2017
Enquête CSF Contexte de la sexualité en France de 2006, Bajos N., Bozon M. et l’équipe CSF., Les violences sexuelles en France : quand la parole se libère, Population & Sociétés (Bulletin mensuel d’information de l’Institut national d’études démographiques), 445, mai 2008. 
Enquête IVSEA Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte, 2015, conduite auprès de plus de 1200 victimes de violences sexuelles par Association Mémoire Traumatique et Victimologie avec le soutien de l’UNICEF France: Salmona Laure auteure, Salmona Muriel coordinatrice, Rapport et synthèse téléchargeables sur les sites : http://stopaudeni.com et http://www.memoiretraumatique.org
Enquête VIRAGE INED et premiers résultats sur les violences sexuelles : Alice Debauche, Amandine Lebugle, Elizabeth Brown, et al. Documents de travail n° 229, 2017, 67 pages
INFOSTATS JUSTICE, Violences sexuelles et atteintes aux mœurs : les décisions du parquet et de l’instruction, mars 2018, Bulletin d’information statistique du ministère de la Justice numéro 160 
INFOSTATS JUSTICE, Les condamnations pour violences sexuelles, septembre 2018, Bulletin d’information statistique du ministère de la Justice numéro 164 
Enquête Mémoire Traumatique et Victimologie par Ipsos sur « Les Français et les représentations sur les violences sexuelles, 2016 et 2019, téléchargeable sur le site http://www.memoiretraumatique.org
Enquête Mémoire Traumatique et Victimologie par Ipsos sur « Violences sexuelles dans l’enfance », 2019, téléchargeable sur le site http://www.memoiretraumatique.org
World Health Organization, Global Status Report on Violence Prevention, Genève, WHO, 2014, 2016.
REDRESS, Réparation pour viol, Utiliser la jurisprudence internationale relative au viol comme une forme de torture ou d'autres mauvais traitements, 2013. 
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Pour en savoir plus sur les violences sexuelles la culture du viol et les mythes sur le viol : 
en PDF cliquer ICI
https://www.memoiretraumatique.org/assets/files/v1/Articles- Dr-MSalmona/201807-Le-fiasco-d-une-loi-censee-renforcer-la- protection-des- mineurs-contre-les-violences-sexuelles.pdf 
Salmona M. La mémoire traumatique. In Kédia M, Sabouraud-Seguin A (eds.). L’aide-mémoire en psychotraumatologie. Paris : Dunod, 3ème édition 2020.
Salmona M. Mémoire traumatique et conduites dissociantes. In Coutanceau R, Smith J (eds.). Traumas et résilience. Paris : Dunod, 2012, téléchargeable sur le site memoiretraumatique.org. 
Salmona M. Dissociation traumatique et troubles de la personnalité post- traumatiques. In Coutanceau R, Smith J (eds.). Les troubles de la personnalité en criminologie et en victimologie. Paris : Dunod, 2013, téléchargeable sur le site memoiretraumatique.org. 
Salmona M. « Le viol, crime absolu » in doss. « Le traumatisme du viol », Santé Mentale, Mars 2013, n°176. téléchargeable sur le site memoiretraumatique.org. Salmona M. Impact des violences sexuelles sur la santé des victimes in Pratique de la psychothérapie EMDR, sous la direction de Cyril Tarquinio et Al., Dunod, 2017 ; 19, pp 207-218. 
Salmona M., La mémoire traumatique, violences sexuelles et psychotraumas in Dossier « Maltraitantes infantiles » des Cahiers de la justice, éditions Dalloz numéro 2018/1,2018.
Salmona M. Impact des violences sexuelles sur la santé des victimes in Pratique de la psychothérapie EMDR, sous la direction de Cyril Tarquinio et Al., Dunod, 2017 ; 19, pp 207-218.
Salmona M. L’amnésie traumatique : un mécanisme dissociatif pour survivre, Dunod, 2018 ; in Victimologie, évaluation, traitement, résilience, sous la direction de Roland Coutanceau et Claire Damiani, Dunod, 2018: pp 71-85 
À lire POUR EN FINIR AVEC LE DÉNI ET LA CULTURE DU VIOL en 12 points article de Muriel Salmona de 2016 réactualisé en 2017 sur le blog stopauxviolences.blogstop.fr : https://stopauxviolences.blogspot.fr/2017/03/ pour-en- finir-avec-le-deni-et-la.html 
En quoi connaître l’impact psychotraumatique des viols et des violences sexuelles est-il nécessaire pour mieux lutter contre le déni, la loi du silence et la culture du viol, pour mieux protéger les victimes et pour que leurs droits soient mieux respectés ? de Muriel Salmona 2016 téléchargeable sur le site : http:// www.memoiretraumatique.org/assets/files/v1/2016-Necessaire- connaissance-de- limpact-psychotraumatique-chez-les-victimes-de-viols.pdf 
Ces viols que les Français ne sauraient voir : ce déni alimente la honte des victimes de Laure Salmona mars 2016 : http://leplus.nouvelobs.com/ contribution/1490893- ces-viols-que-les-francais-ne-sauraient-voir-ce-deni- alimente-la-honte-des- victimes.html 
JUSTICE, VOUS AVEZ DIT JUSTICE ? de Muriel Salmona, 2017 téléchargeable sur le site : http://www.memoiretraumatique.org/assets/files/ v1/Articles-Dr- MSalmona/20170321
lettre_ouverte_viol_en_re%CC %81union.pdf
La victime c’est la coupable de Muriel Salmona, 2011 téléchargeable sur le site : http://www.memoiretraumatique.org/assets/files/v1/Documents-pdf/ La_victime_c_est_la_coupable_4_septembre_2011_Muriel_Salmona.pdf