dimanche 28 mai 2023

LA JUSTICE TRANSITIONNELLE de quoi s’agit-il ? Et comment, face à l’impunité des violences sexuelles faites aux enfants, elle peut rendre justice et apporter reconnaissance et réparations aux innombrables victimes de ces crimes de masse. 20 mai 2023


LA JUSTICE TRANSITIONNELLE

De quoi s’agit-il ?



Et comment, face à l’impunité des violences sexuelles faites aux enfants, elle peut rendre justice et apporter reconnaissance et réparations aux innombrables victimes de ces crimes de masse


le 20 mai 2023,

Dre Muriel Salmona, présidente de l'association Mémoire traumatique et victimologie : https://www.memoiretraumatique.org

texte qui se réfère aux travaux et aux outils de formation de l’Institut Louis Joinet IFJD :  https://institut.ifjd.org/

PDF téléchargeable sur le site https://www.memoiretraumatique.org/assets/files/v1/Articles-Dr-MSalmona/2023-Presentation_justice_transitionnelle.pdf



Qu’est-ce que la justice transitionnelle ?



La justice transitionnelle est une justice de rattrapage. Elle vise à mettre fin à l’impunité de graves violations des droits humains qui ont été commises par le passé et qui continuent ou non à se produire, et à empêcher qu’elles continuent ou qu’elles se reproduisent.


La justice transitionnelle a de nombreux objectifs pour lutter contre cette culture de l’impunité stopper les violations des droits de l’homme qui seraient encore en cours, enquêter sur les crimes commis dans le passé, identifier les responsables des violations des droits de l’homme, faire sanctionner ces responsables, apporter des réparations aux victimes, prévenir toute nouvelle violation. Sa mission est aussi de rechercher la vérité et de lutter contre le déni, de réformer les lois et les institutions, d’améliorer la prise en charge des victimes, d’analyser tout ce qui est à l’origine des violences et en favorise l’émergence et d’identifier les moyens de les prévenir, et enfin de préserver et renforcer la paix et un état de droit démocratique, ainsi que de contribuer à la restauration de la relation de confiance entre l’État et les citoyens et à la réconciliation individuelle et nationale.


Son intervention est nécessaire lorsque des États ont failli à leurs obligations internationales de poursuivre et de condamner les responsables des crimes les plus graves. Ces crimes sont les crimes de guerre, les génocides et crimes contre l’humanité (assassinats, massacres, viols, tortures, actes de barbarie, extermination, grossesses forcées, prostitution forcée, réduction en esclavage, esclavage sexuel, enlèvements, disparitions forcées, apartheid, déportation, crimes eugénistes, traites des êtres humains…), et également les crimes systémiques discriminatoires (en raison du sexe, du handicap ou d’une particulière vulnérabilité, des origines ethniques ou de la couleur de peau, de l’orientation sexuelle, de la religion ou d’opinions politiques et de luttes syndicales ou associatives …). 


C’est le plus souvent lors de guerres, de conflits, de crises humanitaires, et sous des régimes politiques autoritaires que de graves violations des droits humains peuvent être commises en toute impunité, mais elles peuvent également être commises dans des pays démocratiques et en temps de paix, dans un contexte de déni collectif, en raison de graves inégalités et discriminations. Les personnes les plus discriminées et vulnérables, femmes, enfants et personnes handicapées sont ainsi exposées massivement à des crimes sexistes et sexuels (féminicides, infanticides, viols) et à des traitements inhumains. Cette impunité implique une lourde responsabilité des autorités des pays où sont commis ces crimes, que leurs dirigeants et les institutions judiciaires aient été impuissants ou défaillants pour les juger ,ou pire qu’ils en aient été les instigateurs, les commanditaires ou les complices. 


La justice transitionnelle est le fruit d’une mutation radicale et de décisions politiques le plus souvent internationales mais aussi nationales pour reconstruire, réparer et apaiser une société qui a été déchirée par de graves violations des droits humains et d’intolérables injustices et pour mettre fin à leur impunité et garantir que cela ne se reproduira plus. Elle intervient lors de la fin d’une dictature pour reconstruire une société démocratique (exemple de l’Afrique du Sud), lors de la sortie d’un conflit et d’accord de paix entre belligérants (ex. de centre Afrique), lors de la commission de génocides ou de crimes contre l’humanité pour juger les responsables de ces crimes (ex. de l’ex-yougoslavie, du Rwanda ou du Cambodge), lors d’une auto-transformation d’un régime autoritaire en régime démocratique (ex. du Maroc avec la commission Equité et Réconciliation chargée d’enquêter sur les crimes commis sous Hassan II), ou dans le cadre de politiques mémorielles, de révélations de crimes de masse et de transformations sociétales dans des états démocratiques pour faire face à de graves violences commises (ex. de la Finlande de la Norvège ou du Canada concernant les enfants amérindiens et lapons, et plus récemment en France concernant les enfants victimes de violences sexuelles avec la CIASE et la CIIVISE) 


Elle a donc pour fonctions :


  • d’une justice de rattrapage et de lutte contre une culture de l’impunité afin juger de crimes du passé exceptionnels par leur gravité, leur nombre ou leur caractère systémique et dont les responsables n’ont jamais été poursuivis ni jugés ;
  • d’une justice d’accompagnement et de passage au service d’une transition démocratique et de changements institutionnels ;
  • d’une justice de reconstruction, de restauration de la paix et d’un état de droit, qui s’emploie à lutter contre les violences, à protéger, soigner, réparer et accompagner les victimes, à rechercher et traiter les causes des violences et leurs conséquences, et à éviter qu’elles se reproduisent.


Elle repose sur la mise en œuvre de quatre droits fondamentaux reconnus aux victimes. Ce sont les « principes Joinet » ou principes contre l'impunité, établis en 1997 par le juriste français Louis Joinet à la demande du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme :


  • Droit à la vérité qui affirme que toutes les victimes puissent connaître la réalité des violences commises, leur ampleur, et que la gravité de leurs conséquences soient reconnus ;
  • Droit à la justice qui implique que toutes les victimes puissent obtenir des procès et la condamnation des auteurs des violences ;
  • Droit à la réparation qui oblige à la réparation de tous les préjudices de chaque victime, que cette réparation soit individuelle, collective, médico-psycho-sociale, matérielle ou symbolique ;
  • Droit à la garantie de non-répétition qui s’obtient par des mesures politiques, juridiques et médico-sociales, un respect des droits des personnes et une lutte contre les inégalités et les discriminations.


Au-delà de son rôle pour lutter contre l’impunité, la justice transitionnelle a pour fonction de rétablir la vérité, de préserver la mémoire et de lutter contre le négationnisme. À cet effet elle s’emploie à recueillir le témoignage des victimes, à réfléchir sur les causes de ces violences et sur leur impunité, à reconnaître leurs conséquences et à les réparer, et à permettre un changement politique et de société pour que ces violences ne puissent plus se reproduire.


La justice transitionnelle s’est progressivement mise en place depuis la fin de la deuxième guerre mondiale avec le concept d’une « justice universelle » incluant les droits de l’homme :


  • en 1945 procès de Nuremberg sous la juridiction d’un Tribunal militaire international pour juger les responsables des crimes nazis (crimes contre la paix, crimes de guerre, crime contre l’humanité), suivi du procès de Tokyo sous la juridiction du Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient (TMIEO) en 1946 pour juger les criminels de guerre japonais ;


  • commission d’enquête sur les crimes commis lors de la dictature en Argentine en 1983, puis au Chili en 1990 ;


  • création en 1993 du tribunal pénal international de l’ex-Yougoslavie (TPIY) instance judiciaire de l’Organisation des Nations-Unis en 1993 chargée de juger les personnes responsables des crimes de guerre commis dans les Balkans au cours des conflits des années 1990 (le TPIY) ; puis création du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) en 1995, par le Conseil de sécurité des Nations-Unies, chargé de juger les personnes présumées responsables de génocide en 1994, et enfin création du Tribunal spécial pour la Sierre Léone (TSSL) en 2002, instance judiciaire mixte (droit international et droit sierraléonais), par le Conseil de sécurité des Nations-Unies, chargé de juger les plus importants responsables des crimes commis durant la guerre sierraléonaise en 2002. Ces tribunaux pénaux internationaux et mixtes ont permis de reconnaitre le viol ainsi que d’autres violences sexuelles, le mariage forcé, l’enrôlement d’enfants dans les groupes armés, comme un moyen de perpétrer des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des génocides ;


  • création de la commission Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud en 1995, pour faire la lumière sur les violations des droits de l’homme les plus graves dans le cadre de l’apartheid, commises entre le 1er mars 1960 (massacre de Scharpeville) et le 10 mai 1994, qui a recueilli plus de 22 000 témoignages de victimes et 7000 d’auteurs, suivie par une dizaine d’autres commissions Vérités et Réconciliations qui ont repris plus ou moins le même modèle, comme celles du Canada 2008 (enfants autochtones des pensionnats victimes de sévices) ;


  • et enfin création de la Cour Pénale Internationale (CPI) en 2002 première juridiction pénale internationale permanente régie par un traité international appelé le Statut de Rome qui lui confère une compétence à l'égard de quatre crimes principaux (génocide, crime contre l’humanité, crime de guerre, crime d’agression). La Cour n’est compétente que pour les crimes commis après sa création, le 1er juillet 2002. Par ailleurs, la Cour n’est compétente que si les faits ont été commis sur le territoire d’un État partie (État qui a ratifié le Statut de Rome) ou par un ressortissant d’un pays reconnaissant la CPI qui n’est pas un État partie au Statut de Rome, mais qui a reconnu officiellement la compétence de la Cour.  Enfin, la Cour ne remplace pas les juridictions nationales. Elle est une juridiction de dernier recours. C’est aux États qu’incombe, au premier chef, d’enquêter sur les crimes les plus graves. La Cour Pénale Internationale n’interviendra que si l’État sur le territoire duquel ont été commis ces crimes n’a pas véritablement la volonté ou la capacité de mener des poursuites. Elle participe à une lutte mondiale visant à mettre mettre fin à l’impunité des auteurs des crimes les plus graves dans le monde entier au moyen de la justice internationale, et à empêcher que ces crimes ne soient à nouveau perpétrés. La CPI dispose d’un fonds qui fournit une assistance, un appui et des réparations aux victimes.

La justice transitionnelle dispose de plusieurs moyens et instruments pour mettre en œuvre ses objectifs, pour répondre aux droits à la vérité, à la justice, aux réparations et à la garantie de non répétition :


  • Les réponses judiciaires et pénales pour juger les criminels : 3 types de juridiction peuvent être impliquées : les Juridictions Pénales internes de droit commun ou crées pour la circonstance, des juridictions pénales étrangères par l’intermédiaire des mécanismes de compétence universelle, les Juridictions Pénales Internationales qui siègent en dehors du pays concernant TPI, Cour Pénale Internationale CPI depuis le traité de Rome, Juridictions mixtes internationalisées composées pour partie de juges intenationaux et de juges (Sierra-Léone, Cambodge, Timor Oriental, Kosovo ou Liban ;


  • Les réparations qui visent à procurer des compensations aux victimes de violations des droits de l’homme ou à leurs ayants-droit, de manière à corriger au moins en partie le mal qui leur a été fait, à les protéger, les aider à surmonter les conséquences des violations subies et à leur permettre de se reconstruire en leur prodiguant les soins et l'accompagnement dont elles ont besoin. Les réparations peuvent inclure des paiements, des avantages sociaux comme l’accès gratuit aux soins ou à l’éducation et des compensations symboliques comme des excuses publiques ;


  • La recherche de la vérité englobe toutes les initiatives qui permettent de faire des recherches pour documenter les crimes et violations des Droits de l’homme et les torts faits aux victimes. Ces processus permettent d’examiner les faits et de les accepter afin d’éviter toute répétition des mêmes faits. La recherche historique permet d’éviter que des régimes dictatoriaux ne réécrivent l’histoire et n’entretiennent une attitude de déni. Elle permet aux victimes de faire leur processus de deuil en obtenant les informations sur les événements, par exemple dans le cas des « personnes disparues », et en comprenant les atrocités endurées par les victimes. Les mesures à prendre pour faciliter la recherche de la vérité peuvent comprendre : des lois sur la liberté de l’information, la déclassification des archives, des enquêtes et des « commissions de vérité » ;


  • Des réformes des institutions publiques telles que la police, l’armée ou les tribunaux qui ont souvent été impliquées plus ou moins gravement dans la répression et dans les violations des droits de l’homme, mais également la santé, l'éducation… ; 


  • Les commissions vérité et réconciliation (CRV) ou autres commissions indépendantes sont des juridictions ou des commissions non juridiques composées d’experts indépendants mandatés par un état ou par des institutions internationales. Elles cherchent à reconnaître les causes de la violence, à identifier les parties en conflit, à enquêter sur les violations des Droits de l’homme et à établir les responsabilités juridiques qui en découlent. Suivant les cas elles peuvent faire procéder à des enquêtes ou avoir des moyens d’investigation propres, collecter des informations, recueillir des témoignages, faire des recommandations, et elles peuvent proposer des réparations et des mesures pour garantir la non-répétition et faciliter la réconciliation. À la suite de la première créée en Afrique du Sud en 1983 des Commissions de vérité et de réconciliation ont été mises en place dans plusieurs pays d'Amérique latine, d’Amérique du Sud, et plus récemment au Timor oriental, en Tunisie et au Canada. Si toutes ces commissions sont centrées sur la recherche de la vérité et le recueil de témoignages, les commissions qui se sont bâties sur le modèle de la commission Vérité et Réconciliation d’Afrique du Sud privilégient une politique de réconciliation dans un cadre extra-judiciaire, sans procès ni sanction pour les bourreaux. En échange de leur participation à la recherche de la vérité par leurs témoignages, les bourreaux obtiennent pardon et amnistie ; les victimes et les proches obtiennent grâce à ces témoignages des réponses à leurs questions sur les circonstances des violences, et une reconnaissance de ce qu’elles ont subies. Cette politique de réconciliation passe par l’amnistie des bourreaux et pose de sérieux problèmes, car elle entérine une impunité pour de graves violations des droits humains, protège les bourreaux, et expose les victime à des risques de réitérations de violences, de réactivation et d’aggravation de leurs traumatismes en les faisant côtoyer leurs agresseurs. Mais d’autres formes de commissions indépendantes existent, qui ne privilégient pas la réconciliation et ne recourent pas à l’amnistie des bourreaux ; elles sont centrées sur le droit à la justice, à la prise en charge et à la réparation pour les victimes, telles celle de la Tunisie (commission Instance Vérité et Dignité, IVD), celle du Togo (commission vérité, justice et réconciliation, CVJR), celle du Brésil (commission nationale pour la vérité, CNV). Ces commissions font des enquêtes pour recenser  et archiver les violations en vue de constituer une base de données et d’élaborer un registre unifié des victimes de violations, pour identifier des responsables présumés des crimes, et pour déterminer les responsabilités des appareils d'état ou de toutes autres parties. Elles s'occupent de recueillir des témoignages, d'analyser les causes des violences et de leur impunité, les dysfonctionnements des institutions et élaborent des recommandations pour réformer les lois et les institutions, et pour améliorer la prise en charge judiciaire, psychologique et médico-sociale des victimes. Elles sont composées de groupes d’enquêteurs, de chercheurs et d’experts chargés de faire un état des lieux, de clarifier les causes et de proposer des solutions pour éviter la reproduction de ces violations, et pour lutter contre l’impunité des agresseurs (exemple de la CIIVISE en France) ;


  • Une politique mémorielle et commémorative destinée à préserver et entretenir la mémoire de personnes ou d’événements au moyen de cérémonies, monuments, musées et autres commémorations. Dans le cadre de la justice transitionnelle, une telle politique permet d’honorer ceux qui sont morts pendant des conflits ou d’autres atrocités, d'examiner le passé, de traiter les questions du présent et de témoigner du respect aux victimes. Elle peut aider à prévenir les attitudes de déni, le négationisme et à faciliter l’apaisement par rapport au passé.



La justice transitionnelle et les violences sexuelles faites aux enfants 


Les enfants paient un lourd tribu aux violences sexuelles utilisées comme arme de guerre en situation de conflit (viols, agressions sexuelles, esclavage sexuel) et doivent bénéficier de la justice transitionnelle.


Mais même en temps de paix et dans des pays démocratiques comme la France, le recours à la justice transitionnelle se justifie, étant donné la situation de défaillance institutionnelle face aux très nombreux crimes et délits sexuels commis contre les enfants, et qui bénéficient d’une impunité quasi totale. Il faut alors rechercher la vérité, donner des réponses judiciaires, mettre en place des réparations, des  réformes institutionnelles, des commissions indépendantes et des politiques mémorielles. Ainsi la mise en place en 2021 de la Commission indépendante inceste et violences sexuelles faites aux enfants est un premier pas engagé par la France pour répondre à cette situation inhumaine.


Les violations des droits humains que sont les crimes sexuels commis sur les enfants s’apparentent à des crimes de masse, à des actes cruels, dégradants et inhumains (d’après le droit européen), voire à des tortures (droit international), et pourraient être intégrés dans la définition des crimes contre l'humanité. Ils  sont commis dans tous les milieux sociaux et dans tous les espaces de vie des enfants, sans exception. Les états ont une obligation internationale de les prévenir et de les punir. Or la France ne respecte pas ses obligations internationales, les services et les institutions de l’État ne remplissent pas leurs obligations internationales et européennes de garantir protection, prise en charge médico-psycho-sociale, justice et réparations aux victimes de violences sexuelles, et de poursuivre et condamner les auteurs. Les enfants victimes et les adultes qu’ils deviendront subissent des pertes de chance considérables en terme de sécurité, santé et qualité de vie. Les auteurs de ces crimes ne sont que très rarement poursuivis et condamnés, plus de 83% des victimes de violences sexuelles dans l’enfance rapportent n’avoir jamais été protégées ni reconnues, et moins de 1% des viols commis sur les enfants donneraient lieu à une condamnation.


Ces violences sexuelles faites aux enfants sont particulièrement injustes elles sont sexistes et ciblent les plus vulnérables et discriminés : les enfants les plus jeunes, les filles majoritairement, les enfants handicapés (3 fois plus de risque de subir ces violences et jusque’à 6 fois en cas de handicap mental), les enfants racisés, placés, orphelins, mineurs étrangers, etc.


Les chiffres de victimes dans l’enfance de ces violences sexuelles sont considérables et d’année en année ils ne reculent pas voir progressent. En France la dernière enquête de victimisation en population générale de la CIASE-Inserm/Ifop de 2020 montre qu’un·e Français·e sur cinq (14,2 % des femmes et 6,9% des hommes) a été victime de violences sexuelles dans l’enfance, le plus souvent dans le cadre de la famille, 6,11% des Français·e·s ayant subi un inceste. À partir de cette enquête, une estimation basse chiffre à au moins 160 000 le nombre d’enfants victimes de violences sexuelles chaque année, ce sont donc depuis des décennies des millions de personnes qui ont subi ces graves violations des droits humains. Lors d’une enquête de l’association Face à l’inceste mené par Ipsos en 2020 se sont 10% des Français.e.s qui déclarent avoir subis dans l’enfance des. Violences sexuelles incestueuses soit 6,7 millions de personnes dont 78% de femmes et 22% d’hommes (Face à l’inceste//Ipsos, 2020. D’autre part la pédocriminalité explose dans le monde, chaque année le nombre de photos et de vidéos pédocriminelles disponibles répertoriées sur le net double, 81 millions en 2021). La France est le deuxième pays d'Europe (après les Pays-Bas) et le quatrième pays du monde pour le nombre de sites et de consommateurs d'images pédocriminelles.


Ce sont des violences extrêmes traumatisantes ayant de graves répercussions à long terme sur le développement, la vie et la santé physique et mentale des victimes, et constituant un problème de santé publique majeur reconnu depuis de nombreuses années par l'OMS. Avoir subi plusieurs formes de violences dans l’enfance (et tout particulièrement des violences sexuelles) est le premier facteur de risque de mort précoce par homicide, suicide, accident ou maladie. Les victimes peuvent être tuées par leurs agresseurs, être blessées gravement et en rester handicapées, se retrouver enceintes des viols, être infectées par des maladies sexuellement transmissibles, et elles ont un risque important de développer de lourdes conséquences psychotraumatiques à long terme sur leur vie et leur santé mentale et physique : avec un risque dans 50% des cas de dépressions et de troubles phobo-anxieux, de tentatives de suicides, de troubles alimentaires, d’addictions, de mises en danger, et un risque important de présenter des troubles somatiques cardio-vasculaires, gynéco-obstétricaux, digestifs, neurologiques, pulmonaires, immunitaires (maladies infectieuses et auto- immunes, ORL, dermatologiques, de cancers et de douleurs chroniques (Felitti et Anda, 2010). Avoir subi des violences sexuelles dans l’enfance est également un facteur de risque majeur d’en subir à nouveau tout au long de sa vie pour les femmes, et un facteur de risque d’en commettre pour les hommes (dans une étude de 2017 de l’ONU, pour une femme avoir subi des violences physiques et sexuelles dans l’enfance multiplie par 16 le risque de subir des violences sexuelles et/ou des violences conjugales à l’âge adulte, et pour un homme avoir subi des violences physiques et sexuelles dans l’enfance multiplie par 14 le risque de commettre des violences sexuelles et/ou des violences conjugales à l’âge adulte.


Elles détruisent le tissu social, aggravent les inégalités les discriminations et les handicaps, elles entraînent pour les victimes des risques importants de se retrouver en situation de grande précarité, de marginalisation, et de situation prostitutionnelle. Et les conséquences des violences sexuelles en ne faisant qu’accroître les inégalités, les handicaps, la précarité et les discriminations subis par les victimes, les rendront encore plus vulnérables à de nouvelles violences (avec pour les filles un continuum de violences subies tout au long de leur vie). Laisser ces crimes impunis, abandonner les victimes, fabrique de la souffrance et des injustices sans fin et ne fait qu’aggraver la délinquance et la criminalité. 


Il s’agit d’ouvrir enfin les yeux et de ne plus jamais les refermer sur ces crimes et de les reconnaître à hauteur de ce qu’ils sont : des actes inhumains d’une grande barbarie. Il s’agit de reconnaître l’intentionnalité destructrice des pédocriminels qui jouissent de terroriser des enfants, de les réduire à néant, de les déporter de leur enfance et d’en faire des objets à exploiter sexuellement, de les dégrader et de les salir, de les terroriser, de les faire basculer dans un univers où tout leurs repères disparaissent où leurs besoins les plus fondamentaux sont piétinés.


Il y a une urgence absolue pour l’Etat français d’agir et de mettre en place des réformes et des mesures efficaces pour lutter contre le déni et l’impunité catastrophique qui règnent sur ces violences et qui portent gravement atteinte aux droits fondamentaux et inaliénables des personnes qui en sont victimes. Droits à l’intégrité, à la santé, à l’accès à des soins adaptés, à l’égalité, à une justice équitable, à des réparations et au respect de leur dignité.


Il s’agit d’entendre les victimes et non plus seulement leurs agresseurs tout- puissants qui ont imposé un discours mystificateur et une propagande anti-victimaire très efficace pour effacer ou maquiller leurs crimes et pour bâillonner les victimes, et faire de celles qui essayaient malgré tout de dénoncer ce qu’elles avaient subi, des coupables ou des personnes n’ayant aucune valeur ni aucune légitimité. Ces discours se sont imposés grâce à l’impunité quasi-totale dont les pédocriminels ont bénéficié et ont gangréné notre société qui a développé une inconcevable tolérance vis à vis de ces crimes avec une culture du déni et du silence, une minimisation et une méconnaissance des violences et de leurs conséquences psychotraumatiques, des stéréotypes sexistes et des représentations mystificatrices des victimes qui leur sont très préjudiciables. La tolérance vis à vis de la pédocriminalité, son impunité, la propagande anti- victimaire dominante et sa culture du viol qui ont fait des victimes des coupables et des êtres humains ayant moins de valeur que leurs agresseurs, ont rendu notre société irrespirable, il est plus que temps de les dénoncer et de leur mener une guerre sans merci.


Les voix de toutes les victimes de pédocriminalité qu'elles aient subi des incestes ou d’autres violences sexuelles s'élèvent de plus en plus et réclament justice et la fin de l’impunité. Elles doivent être entendues et reconnues.

 

Les graves défaillances des institutions de l’État impose le recours à une justice transitionnelle de rattrapage pour rendre justice à toutes ces innombrables victimes, et de mettre en place tous les outils de la justice transitionnelle au service des victimes et d’une société impacté pour cette criminalité impunie. La volonté politique se doit d’être forte, déterminée pour répondre en urgence aux droits des victimes d’obtenir justice, vérité, réparations et garantie de non-répétition. Des procédures judiciaires spécifiques doivent être mises en place, des réformes ambitieuses doivent être menées, des commissions indépendantes pluridisciplinaires d’experts et de représentants de victimes et d’associations qui luttent contre ces violences et pour une meilleure prise en charge des victimes doivent œuvrer pour recueillir des témoignages des victimes, pour enquêter et évaluer les dysfonctionnements des différentes institutions, reprendre les dossiers classés, déqualifiés, ayant faits l'objet d'un non-lieu, identifier les responsabilités, proposer des réformes pour lutter contre l’impunité et améliorer la protection, l'information et la prise en charge des victimes, proposer des réparations et des politiques mémorielles.


Ne pas remplir ces obligations expose les responsables politiques à en répondre face à une juridiction pénale internationale.


Nous espérons que la réponse politique de l’État sera à la hauteur des espoirs de toutes les victimes de ces crimes et de toutes celles et ceux qui les soutiennent, qu’elle sera suffisamment courageuse et ambitieuse, qu’elle assurera une véritable protection à tous les enfants, qu’elle rendra justice, dignité et réparations à toutes les victimes et leur offrira la protection, les aides et les soins qui leur sont indispensables.



Dre Muriel SALMONA, psychiatre, présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie, auteure de Le livre noir des violences sexuelles (Dunod 2ème éd. 2018) et de Violences sexuelles. Les 40 questions-réponses incontournables (Dunod, 2ème éd. 2021); membre du comité scientifique de la chaire internationale sur « La violence faite aux femmes et aux filles dans les conflits » dite Chaire Mukwege et de la Commission indépendante inceste et violences sexuelles faites aux enfants, CIIVISE, elle participe également en tant qu’experte à un projet de recherche national VSEG Violences sexuelles et enfance en guerre (validée par l’ANR) avec les universités d’Angers et de Liège.



Voir les travaux, publications et outils de formation sur le site de l’institut Louis Joinet l’IFJD :  https://institut.ifjd.org/


Voir les travaux, enquêtes, manifestes et publications sur site d’information, de formation et de recherche de l’association Mémoire traumatique et victimologie : https://www.memoiretraumatique.org


Voir le site de la CIIVISE  et ses recommandations et publications :


Le Manifeste contre l’impunité des crimes sexuels a été lancé et présenté par la Dre Muriel Salmona, le vendredi 20 octobre de 10 à 12h, à Mme la ministre Marlène Schiappa au secrétariat d’État à l' Égalité entre les femmes et les hommes. Régulièrement actualisé il référence l’état des lieux et les chiffres des violences sexuelles en France propose 8 mesures/réformes urgentes à mettre en place pour lutter contre l’impunité des crimes sexuels 29 associations sont co-signataires et la pétition de soutien a recueilli plus de 107 000 signatures : https://manifestecontrelimpunite.blogspot.com



Texte de l'intervention de la Dre Muriel Salmona dans le cadre du panel pilier psychologique du 2eme congrès international de la chaire Mukwege de lutte contre les violences sexuelles en situation de conflit le 2 novembre 2022 :rôle transversal et essentiel de la prise en compte du psychotraumatisme dans la prise en charge holistique des victimes de violences sexuelles : https://www.memoiretraumatique.org/assets/files/v1/Articles-Dr-MSalmona/20221102Intervention-Muriel-Salmona-congres-Chaire-Mukwege-Bukavu.pdf



Texte Le psychotraumatisme du viol des conséquences majeures à long terme sur la vie et la santé des enfants victimes Conférence introductive de Muriel Salmona pour la 2ème journée du 1er Congrès de la chaire internationale Mukwege, Le 14 novembre 2019   https://www.memoiretraumatique.org/assets/files/v1/Articles-Dr-MSalmona/2020-psychotraumatisme-du-viol-chaire-Mukwege.pdf



Dossier de la Dre Muriel SALMONA de 2022 : Prise en charge des conséquences des violences sexuelles subies dans l’enfance sur la santé des victimes : un impératif humain et une urgence de santé publique 15 mesures à mettre en place en urgence : https://www.memoiretraumatique.org/assets/files/v1/Articles-Dr-MSalmona/2022Prise-en-charge-consequences-violences-sexuelles-urgence.pdf





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