dimanche 16 octobre 2016

Violences sexuelles : STOP à la culpabilisation des victimes interview de Dre Muriel Salmona par Sporanda publié sur le site Révolution féministe



Interview de Dre Muriel Salmona
Par Francine Sporenda

Publiée le 13/10/2016 sur le site Révolution féministe


À lire sur le site





La docteure Muriel Salmona, psychiatre psychothérapeute spécialisée dans la prise en charge des victimes de violences, est également chercheuse et formatrice en psychotraumatologie, et Présidente de l’Association Mémoire Traumatique et Victimologique. Avec son association, elle a lancé une campagne « Stop au déni » pour lutter contre la « culture du viol » et l’abandon dans lequel sont laissées les victimes de violences sexuelles.
Elle est l’auteure de : « Le livre noir des violences sexuelles » (Dunod, 2013), de « Violences sexuelles-les 40 questions-réponses incontournables » (Dunod, 2015), de « Châtiments corporels et violences éducatives-pourquoi il faut les interdire en 20 questions-réponses » (Dunod, 2016) et de nombreux articles sur les violences intra-familiales, conjugales et sexuelles et la protection et la prise en charge des victimes.



FS : Vous soulignez que lors des enquêtes de police pour viol, certains comportements de la victime consécutifs au viol (dits comportement pathognomoniques) sont retenus contre elle: si elle ne se rappelle pas exactement l’heure, la date et  tous les détails du viol, on pense qu’elle ment. Pouvez-vous nous expliquer ce qu’est un comportement pathognomonique et donner quelques exemples de la façon dont ils sont retenus à charge contre les victimes ?

MS : Oui, il est malheureusement trop fréquent que des symptômes psychotraumatiques comme la sidération, la dissociation traumatique et la mémoire traumatique que présentent la quasi-totalité des victimes de viol (plus de 80%) et qui sont pathognomoniques (une preuve médicale du traumatisme) ne soient pas reconnus comme tels, et soient non seulement reprochés aux victimes, mais considérés comme mettant en cause leur crédibilité. On demande aux victimes de se justifier de troubles et de comportements qui sont des conséquences traumatiques normales des violences sexuelles, liées à des atteintes neurologiques de structures cérébrales et des circuits émotionnels et de la mémoire (visibles sur des IRM)

Puisqu’elle n’a pas crié, ne s’est pas débattue, n’a pas fui ; puisqu’elle n’a pas de souvenirs précis des violences sexuelles, qu’elle n’est pas capable de préciser les lieux, les dates, l’heure précise ; puisqu’elle a oublié les violences pendant des semaines, des mois, des années ; puisqu’elle n’a pas porté plainte plus tôt, puisqu’elle est restée avec son agresseur et qu’elle a continué à le voir après les violences ; puisqu’elle a l’air indifférente, détachée, et de ne pas aller si mal que ça ; puisqu’elle ne veut pas faire les examens médico-légaux, ni être confrontée à son agresseur, puisqu’elle ne veut pas répondre à certaines questions, puisqu’elle a des troubles psychiatriques, qu’elle boit ou qu’elle se drogue, qu’elle a des conduites sexuelles à risque, c’est que tout est faux, ou que ce n’est pas si grave, ou bien encore c’est qu’elle y a consenti et trouvé son compte par masochisme!

La méconnaissance par les professionnels de la police, de la gendarmerie et de la justice, des effets psychotraumatiques et des mécanismes neuro-biologiques de survie mis en place par le cerveau de la victime lors d’un trauma majeur comme un viol, participe au déni des violences sexuelles, à la mise en cause des victimes et à leur protection.

Cette méconnaissance alimente la « culture du viol » qui se résume en trois points : elle n’a pas été violée (elle ment, elle exagère, elle se trompe) ; c’est de sa faute (elle l’a provoqué, elle l’a bien cherché, elle ne s’est pas protégée, elle ne s’est pas défendue) ; elle a aimé ça (les femmes aiment être forcées, un non veut dire oui, en fait elle était consentante mais elle ne l’assume pas). 

Connaître les principaux effets du psychotraumatisme comme la sidération qui paralyse la victime et l’empêche de crier, de se débattre ou de fuir, comme la dissociation traumatique qui déconnecte la victime de ses émotions, annihile sa volonté et ses désirs, l’anesthésie l’empêche de prendre la mesure de ce qu’elle subit puisqu’elle paraît tout supporter avec indifférence ; la mémoire traumatique qui va se déclencher au moindre lien rappelant les violences, comme une machine à remonter le temps en faisant revivre sous la forme de flashbacks les pires moment ; et les conduites de survie telles que les conduites d’évitement et de contrôle, et les conduites dissociantes pour s’anesthésier (addictions, mises en danger, etc.) que doivent mettre en place les victimes, cela permettrait de comprendre le formidable pouvoir de soumission, de mise sous emprise, de colonisation et de destruction de ceux qui commettent des violences sexuelles, et d’arrêter de penser que la victime ne dit pas la vérité ou que sa parole n’est pas crédible.

Pour qu’une parole de victime précise et utile pour la justice émerge, il faut que les manifestations psychotraumatiques des violences soient non seulement connues et bien interprétées, mais surtout qu’elles soient prises en charge médicalement. Tout comme il serait impensable de considérer qu’une personne dans le coma après un traumatisme crânien par violence intentionnelle, ou avec la mâchoire et les mains broyées (et donc incapable de parler et d’écrire par des coups) devrait pouvoir porter plainte ou décrire les faits pour qu’ils soient pris en compte, une victime de viol présente un état de sidération et de dissociation psychique qui entrave sa capacité à dénoncer les faits, à porter plainte et à relater les faits de façon précise et exhaustive, et le rôle des médecins spécialisés en psychotraumatologie est, en les traitant , de leur rendre une parole interprétable.

Si les troubles psychotraumatiques étaient pris en compte : la victime ne serait plus jugée, ni remise systématiquement en cause, elle serait enfin reconnue, protégée, soutenue, accompagnée et soignée, elle aurait accès à une justice digne de ce nom, à des réparations et à une vraie solidarité.

Par ailleurs, il serait très important également que les professionnels de la police et de la justice soient mieux formés en ce qui concerne les stratégies des agresseurs et qu’ils s’en préoccupent plus pour recueillir un faisceau de preuves et d’indices concordants. Les agresseurs utilisent des stratégies pour isoler, sidérer et dissocier leurs victimes en utilisant la violence physique et psychologique, la menace et la contrainte, ils repèrent en priorité des victimes déjà traumatisées et dissociées, ou bien des enfants ou des personnes handicapées qu’il leur sera plus facile de contraindre. Il faut rappeler que les agresseurs ne violent pas par désir sexuel ou pulsion sexuelle, ils sont animés par une volonté de dominer, de transgresser les lois humaines, de détruire et de faire souffrir. Et ils sont fréquemment dans une addiction à la violence extrême qu’ils utilisent pour s’anesthésier émotionnellement ; rares sont ceux qui n’ont pas fait plusieurs victimes et il est essentiel que les enquêtes recherchent systématiquement d’autres victimes, souvent agressés avec les mêmes modes opératoires.


FS : Malgré le traumatisme subi, la victime peut dire que tout va bien et continuer à rester en contact avec l’agresseur. Pourquoi le fait de rester en contact avec l’agresseur APRÈS UN VIOL ne signifie pas automatiquement que l’on est consentante? Pourquoi des femmes victimes de violences continuent-elles à garder le contact avec leur agresseur ?

MS : Lors d’un viol, le mécanisme neurologique de survie enclenché par le stress extrême incontrôlable (la sidération empêche les fonctions supérieures corticales de contrôler la réponse émotionnelle) et la surproduction d’hormones de stress (adrénaline et cortisol) qui représentent un risque vital, s’apparentent à une disjonction qui isole la structure à l’origine de la réponse émotionnelle (l’amygdale cérébrale) et entraînent une dissociation traumatique avec anesthésie émotionnelle d’une part, et une mémoire traumatique d’autre part (mémoire non intégrée piégée dans l’amygdale cérébrale).

La dissociation traumatique persiste tant que le danger existe, et tant que la victime est en contact avec l’agresseur ou avec le contexte de l’agression, ce qui peut parfois durer des mois, voire des années, particulièrement si l’agresseur est un proche.

Cette dissociation est une véritable hémorragie psychique, la victime est privée de ses émotions, déconnectée d’elle-même dans l’incapacité de penser ce qui se passe et d’y réagir de façon adaptée, elle est sur mode automatique, avec un sentiment d’absence au monde, d’être étrangère à elle-même, à côté d’elle-même. Elle peut paraître aux yeux des gens qui l’entourent comme n’allant pas si mal, et à ses propres yeux aussi. Elle est comme indifférente au danger et à la douleur, elle peut même en rire comme dans le Slam de Wafa que je rapporte dans un de mes derniers articles

Cette dissociation rend très difficile voire impossible toute opposition ou toute défense mentale et physique vis à vis de toutes les violences qui sont exercées contre elle, les paroles assassines, les coups, les humiliations ne rencontrent aucune résistance, dire non est le plus souvent impossible. Cela rend la victime très vulnérable à l’agresseur, qui peut exercer une emprise totale sur elle, et lui faire subir en toute tranquillité tous les sévices qu’il veut comme si elle était un pantin, parfois pendant de longues années. La dissociation enferme la victime dans un espace mental hors temps, où l’avenir n’a pas de réalité, il lui est impossible de se projeter dans une autre vie. L’agresseur peut la soumettre physiquement et la coloniser psychologiquement pour lui faire faire et lui faire penser ce qu’il veut, et la formater pour qu’elle se ressente comme coupable, nulle, sans valeur, sans droit, un objet à sa disposition, etc..

Cette dissociation va mettre d’autant plus en danger la victime que son absence d’émotion et de réaction va, pour l’entourage, et tous les professionnels qu’elle verra, passer pour de l’indifférence, de la complaisance ou de l’acceptation vis à vis de ce qu’elle vit. Face à une personne dissociée, on ne va pas ressentir d’émotion, les neurones miroirs qui normalement informent avec précision de l’état émotionnel d’autrui, ne renvoient rien.Et si personne n’identifie l’état de dissociation, la victime ne va pas être perçue comme quelqu’un de traumatisé et en grand danger, voire même, son absence de réaction va agacer, entraîner des jugements négatifs, une absence de solidarité, et souvent une grande indifférence. Parfois même la victime se retrouve l’objet de maltraitances institutionnelles et de harcèlement.

La dissociation traumatique est un facteur de risque majeur de re-victimisation et de mise sous emprise. Les prédateurs vont cibler de préférence une personne déjà dissociée par des violences subies précédemment, le plus souvent dans l’enfance, ce qui leur garantit à la fois une impunité et la possibilité d’exercer quasiment sans limite les pires sévices (cela explique que les personnes ayant subi des violences sexuelles dans leur famille soient une cible privilégiée des proxénètes, et qu’elles soient «appréciées» des clients, les personnes prostituées ont été de 60 à 90% victimes de violences sexuelles dans l’enfance). Les personnes dissociées sont fréquemment perçues comme froides, bizarres, limitées intellectuellement, voire comme masochistes, aimant souffrir, ou comme ayant une pathologie mentale (psychose, troubles autistiques), ce qu’elles ne sont ou n’ont pas bien sûr !

Dans son dernier livre « 10 ans de liberté », qui vient de paraître, Natascha Kampusch qui s’est échappée le 23 août 2006 après avoir été séquestrée 10 ans par Wolfgang Priklopil, son ravisseur, témoigne de toutes les attaques et menaces qu’elle a pu subir ; « J’échappe à un ennemi et tout à coup j’en ai des dizaines, voire des milliers sur certains forums en ligne », explique-t-elle. Selon elle, la virulence du public, qui lui a envoyé de nombreux messages d’insultes et de menaces, est due à l’attitude imperturbable qu’elle affichait. De l’avis de Natascha Kampusch, elle ne présentait pas aux gens le visage d’une victime, et ne paraissait pas avoir « assez souffert » à leur goût, rapporte le Daily Mail. C’est donc la gravité de son état traumatique et l’importante dissociation qu’elle présentait et son anesthésie émotionnelle qui ont été interprétés par méconnaissance des mécanismes neuro-biologiques psychotraumatiques comme de l’indifférence, de la froideur et comme une absence de souffrance apparente qui paraissait suspecte. Du fait de cet état dissociatif (qui est un processus de sauvegarde neurologique normal en situation traumatique) les victimes lourdement traumatisée et donc très dissociées ne sont souvent pas crues, pas soutenues, souvent mal jugées, rejetées, voire maltraitées, avec aucune empathie pour elles.
D’autre part, tant que les victimes sont en contact avec l’agresseur ou le contexte des violences, on l’a vu, elles restent dissociées : qu’elles subissent des violences ou les revivent par l’intermédiaire de leur mémoire traumatique, leur anesthésie émotionnelle fait qu’elles restent détachées et indifférentes. Mais si elles sont enfin vraiment protégées et qu’elles ne sont plus dissociées, la mémoire traumatique des violences va alors être vécue dans toute son intensité et sera intolérable. C’est comme cela que des femmes ayant réussi à fuir leur agresseur et n’ayant pas été prévenues et informées de ce mécanisme, se retrouvent dans une telle souffrance qu’elles peuvent penser qu’elles sont dépendantes de lui et retourner vivre avec lui puisqu’il aura la capacité de les dissocier immédiatement. Ou bien, elles se retrouveront piégées dans des conduites à risque dissociantes (addictions, mises en danger) et pourront rencontrer d’autres hommes dangereux.
Ces conduites dissociantes sont perçues comme paradoxales et très mal tolérées par l’entourage des victimes qui n’y comprend rien. Elles vont culpabiliser les victimes et aggraver leur manque d’estime d’elles-mêmes. On voit à quel point l’information sur ces mécanismes est primordiale, pour les victimes et pour tous ceux qui les entourent.


FS : Vous mentionnez le fait que la très grande majorité des victimes de violences sexuelles sont généralement abandonnées et doivent se reconstruire sans aucune aide. L’enquête IVSEA précise que 42% des victimes de viol font des tentatives de suicide –soit 15 fois plus que dans le reste de la population féminine– et présentent un taux de décès 7 fois supérieur. En outre, vous mentionnez que ces victimes ont fréquemment des comportements auto-destructeurs auxquels elles se livrent sans comprendre pourquoi (scarification, drogue, alcool, sexualité à risques). Pourquoi ces comportements à risques de la part des victimes ?

MS : Dans notre enquête de 2015 IVSEA (Impact des Violences Sexuelles de l’Enfance à l’Age adulte) auprès de 1214 victimes de violences sexuelles, 83% des personnes ayant répondu ont témoigné n’avoir jamais été protégées, ni reconnues en tant que victimes !

Le déni, la loi du silence, la « culture du viol » et la méconnaissance, comme nous venons de le voir, des mécanismes psychotraumatiques, font que les victimes se retrouvent le plus souvent seules, abandonnées, sans protection, ni soutien, ni soin, ni accès à la justice. C’est scandaleux !
Notre étude IVSA révèle un impact sur la santé mentale pour 95 % des victimes, sur la santé physique pour 70 % d’entre elles, avec une souffrance psychique importante pour plus de la moitié d’entre elles. Comme vous venez de le préciser, près de la moitié des victimes ont fait au moins une tentative de suicide et la moitié d’entre elles ont développé des conduites addictives pour tenter de contrôler leurs souffrances. Plus de la moitié des personnes victimes de violences sexuelles qui ont répondu à l’enquête ont connu un parcours scolaire, professionnel et social perturbé avec des situations d’interruption, de marginalisation et de précarité fréquentes. De même, leur vie affective et familiale, leur vie sexuelle ont été fortement impactées. Enfin, les victimes témoignent d’un très fort sentiment de solitude et d’abandon, d’une estime de soi très dégradée pour la presque totalité d’entre elles.

Les lourds symptômes psychotraumatiques que présentent les victimes ne sont que rarement reconnus comme tels et reliés aux violences sexuelles qu’elles ont subies. La souffrance, la mémoire traumatique, la dissociation traumatique, les conduites d’évitement, les conduites dissociantes sont souvent pris pour des troubles mentaux : retard mental, troubles autistiques, troubles du comportement (alimentaire, sexuel, addictif, etc.), troubles de l’attention, crise de l’adolescence, troubles de l’humeur, tentatives de suicide, troubles de la personnalité, psychose ou démence sénile, etc. La liste est longue… Ces étiquetages permettent de ne pas se poser de questions sur l’origine de telles souffrances, et sur ce qui pourrait expliquer pourquoi des enfants, des adolescents, des adultes, sont dans de telles situations d’échec scolaire, pourquoi leur vie sociale, professionnelle, affective, amoureuse et sexuelle est si perturbée, pourquoi toutes ces fugues, ces mises en danger, ces automutilations, ces addictions, ces tentatives de suicide… Les conséquences psychotraumatiques normales d’actes destructeurs, qui sont un ensemble de blessures neuropsychologiques et de stratégies pour y survivre, sont renvoyées à la victime comme étant constitutives de sa personnalité, inhérentes à son âge ou à son sexe, fabriquées par elle-même, ou liées à des maladies mentales.

En ce qui concerne les conduites dissociantes, elles font partie de stratégies de survie que les personnes traumatisées doivent mettre en place lorsqu’elles ne bénéficient pas d’une prise en charge et de soins.

Quand la mémoire traumatique n’est plus anesthésiée, de nombreux liens avec les violences subies vont la déclencher, telle une machine à remonter le temps, elle fait alors revivre les pires moments en flash-back, revoir l’agresseur, ressentir à nouveau la terreur, la détresse, les douleurs, le dégoût, la sensation de mort imminente, ré-entendre les paroles assassines culpabilisatrices, les cris et les hurlements de l’agresseur, son odeur. La mémoire traumatique contient de façon indifférenciée tout l’évènement traumatique, y compris tout ce qu’a fait, dit et mis en scène l’agresseur, et quand elle envahit le psychisme de la victime, celle-ci peut être colonisée à la fois par la terreur, le désespoir, le sentiment de n’être plus rien qu’elle a ressenti lors des violences mais également par la haine le mépris et l’excitation atroce de son agresseur qu’elle peut croire émanant d’elle alors que cela provient de sa mémoire traumatique.

Cette colonisation par l’agresseur peut lui faire croire qu’elle est un monstre et elle peut avoir peur d’elle-même, c’est une torture psychique qui peut entraîner des passages à l’acte suicidaire.

C’est une souffrance intolérable, la vie devient un terrain miné avec une sensation de danger permanent. Il s’agit alors pour la victime de trouver des stratégies de survie pour y échapper. Deux stratégies sont possibles, la première c’est d’éviter toute situation susceptible de la déclencher et de contrôler en permanence tout l’entourage, ce qui se traduit par des phobies, des comportements obsessionnels : comme la phobie de tout ce qui est sale, collant, de l’odeur de la sueur (qui rappelle les sécrétions et les odeurs de l’agresseur), et qui oblige la victime à se laver sans cesse ; phobie du noir si les violences ont eu lieu la nuit ; phobie d’être enfermée ; phobie de tout contact particulièrement ceux à connotation sexuelle, avec souvent un retrait social ; la phobie de tout ce qui peut rappeler l’évènement peut aller jusqu’à contrôler sa pensée, à éviter tout stress, tout changement qui bouleverserait ses repères. Ces conduites d’évitement et de contrôle restreignent de façon très importante la vie quotidienne et les possibilités de vie affective, sexuelle, sociale, intellectuelle et professionnelle. Les victimes vivent dans un sentiment de danger permanent, elles sont dans un état d’alerte qui les empêche souvent de dormir et de se détendre. Elles sont épuisées et sont envahies par des douleurs chroniques de tension.

La deuxième stratégie de survie – quand on est obligé d’aller sur le terrain miné – c’est de s’anesthésier pour ne pas ressentir les déclenchements de mémoire traumatique, c’est ce qu’on appelle des conduites dissociantes. C’est, soit la prise de produits dissociants comme l’alcool, la drogue (50% des victimes de violences sexuelles développent des conduites addictives), de médicaments (beaucoup de psychotropes à hautes doses sont très dissociants), soit des conduites à risque, des mises en danger des conduites alimentaires, sexuelles, sportives extrêmes, des conduites violentes envers soi-même (auto-mutilations, scarifications) ou envers autrui qui vont être également dissociantes. Il s’agit de faire brutalement monter le stress par la douleur ou une situation dangereuse pour déclencher la disjonction et obtenir une anesthésie émotionnelle et physique.

Une victime peut alterner des conduites d’évitement et des conduites dissociantes, par exemple une femme peut éviter toute relation amoureuse et ne supporter aucun contact sexuel avec une personne qu’elle aime pourtant, et avoir par moment des conduites sexuelles à risque avec des inconnus.

Le plus souvent, les victimes traumatisées sont abandonnées à devoir organiser leur protection et leur survie seule, et si elles sont prises en charge par des professionnels qui ne sont pas formés, elles subissent fréquemment des comportements et des traitements dissociants pour «calmer» leur mémoire traumatique, qui peuvent être maltraitants (psychotropes, contention, électrochocs, isolement, violences verbales psychologiques – humiliations, manipulations, menaces – et physiques).


FS : Pourquoi le fait de répéter aux victimes de violences sexuelles de tourner la page, de passer à autre chose et de pardonner est-il contre-productif ? Pourquoi les victimes d’agressions sexuelles ne peuvent-elles pas psychologiquement tourner la page ?

MS : Les violences sexuelles ont le triste « privilège » d’être les violences, avec les tortures, qui ont les conséquences psychotraumatiques les plus graves, avec un risque de développer un état de stress post-traumatique chronique associé à des troubles dissociatifs très élevé chez plus de 80 % des victimes de viol (Breslau, 1991), voire 100 % quand il s’agit d’enfants et d’inceste (Lindberg, 1985). Les conséquences psychotraumatiques peuvent s’installer pendant des années, des dizaines d’années, voire toute la vie. Et, rappelons-le, les troubles psychotraumatiques sont des conséquences normales des violences et s’expliquent par la mise en place de mécanismes neuro-biologiques et psychiques de survie à l’origine d’une mémoire traumatique  avec des atteintes neurologiques de plusieurs structures du cerveau, une diminution de l’épaisseur du cortex dans certaines zones, une perte pouvant aller jusqu’à 30% du volume de l’hippocampe (la structure qui gère la mémoire et le repérage temporo-spatial), et un disfonctionnement des circuits émotionnels et de la mémoire.

Sans une prise en charge adaptée, sans soutien et protection, ces troubles psychotraumatiques peuvent durer parfois toute une vie. Ils sont à l’origine d’une très grande souffrance mentale et d’un possible risque vital (suicide, conduites à risque, accidents, maladies). Ils ont un impact considérable démontré par les études internationales, que ce soit sur la santé mentale (troubles anxieux, dépressions, troubles du sommeil, troubles cognitifs, troubles alimentaires, addictions, etc.), ou physique (troubles liés au stress et aux stratégies de survie), et la qualité de vie.

Ces troubles psychotraumatiques sont donc des blessures neuro-psychologiques directement imputables aux violences, ils sont universels, ils ne sont pas dus, comme l’ont longtemps pensé les médecins et les psychologues–avec une dose importante de sexisme, de racisme et d’attitudes discriminatoires–à la personnalité de la victime, à son sexe, son âge, son origine ou son handicap, mais à la volonté de les détruire de l’agresseur et aux violences qu’il a commises.


C’est la méconnaissance des troubles psychotraumatiques, et de la mémoire traumatique, ajouté au déni de la souffrance des victimes et à la minimisation très fréquente de la réalité des violences qui font que beaucoup de personnes se permettent de penser que la victime, une fois les violences derrière elle, pourrait s’en relever, passer à autre chose et aller de l’avant.

Or, avec une mémoire traumatique, il est impossible pour les victimes de prendre sur elles, d’oublier, de tourner la page, comme on le leur demande trop souvent… Le passé traumatique et l’agresseur peuvent surgir et les coloniser à tout moment et les plonger dans une souffrance, et une détresse indicible, ainsi que dans une culpabilité et une honte terrassante, elles sont condamnées à vivre avec un terrain miné, et un danger omniprésent qu’elles doivent éviter à tout prix, mais il est important de savoir que lorsque cette impressionnante mémoire traumatique sera traitée et transformée en mémoire autobiographique, la victime pourra se remémorer les violences sans les revivre.

Ces troubles psychotraumatiques et leurs graves conséquences sur la santé des victimes pourraient être pour la plupart évitées si les victimes étaient protégées, bien accompagnées, informées et soignées précocement. Au lieu de cela, on laisse les victimes organiser seules leur protection et mettre en place des stratégies de survie extrêmement coûteuses pour leur santé (avec un risque de mort précoce par accidents, suicides et maladies graves), et désastreuses pour leur vie sociale, affective et professionnelle ! On laisse sciemment, puisqu’on a toutes les connaissances scientifiques nécessaires, des victimes gravement traumatisées vivre un enfer, et on regarde leur santé se dégrader sans ciller. Si ! On peut leur reprocher leurs stratégies de survie lorsqu’elles sont bruyantes, particulièrement pour les plus jeunes, comme lorsqu’ils ont des conduites à risques pour s’anesthésier (drogue, alcool, conduites sexuelles à risque, scarifications, troubles alimentaires, etc.) ou lorsqu’ils tentent de se suicider. On ne manque pas de leur faire la leçon, de leur faire des discours éducatifs et moralisateurs pour qu’ils se prennent mieux en charge, apprennent à mieux se conduire et arrêtent de faire souffrir leurs proches !

Et leurs symptômes psychotraumatiques, comme nous l’avons vu, au lieu d’être pris en compte comme des preuves médicales lors des procédures judiciaires, seront considérés comme des troubles disqualifiant leur parole. Pourquoi, face à ces situations, est-il si rare que des professionnels se préoccupent de ce qu’a vécu la personne qu’ils prennent en charge ? Pourquoi ne cherchent-ils pas à savoir ce qu’il lui est arrivé et ce qu’on lui a fait pour qu’elle souffre autant et aille si mal ? Cela changerait tout, et donnerait enfin un espoir à toutes ces personnes qui souffrent, d’être reconnues, protégées et enfin soignées ! Car la prise en charge des victimes est efficace, elle permet aux victimes traumatisées en traitant leur mémoire traumatique, de se libérer des violences et des agresseurs et de retrouver leur vraie personnalité.


FS : Pourquoi le concept de résilience peut-il être problématique ? Pourquoi des victimes apparemment résilientes et ayant pu se reconstruire toutes seules ne vont pas bien du tout en réalité ? 

MS : La résilience serait la capacité d’une personne à résister à des événements traumatisants et à les surmonter. Ce concept, qui a fait entre autres le succès de Boris Cyrulnik, a de quoi rassurer : non, vous n’êtes pas définitivement détruit par un grave traumatisme, oui, vous pouvez vous relever, et même cela peut être « Un merveilleux malheur » qui vous permettra de vous dépasser et de vous réaliser (Cyrulnik, 2002).

À première vue, ce concept combat l’idée fausse, véhiculée par la mise en scène des agresseurs, qui renvoie à la victime qu’elle est détruite à tout jamais, qu’elle n’a plus aucune dignité ni valeur et qu’elle sera rejetée par tous, partout, tout le temps.

Il est tout à fait vrai que chaque être humain a des capacités de réparation extraordinaires, le cerveau lui-même peut activer une neurogenèse pour réparer les atteintes neurologiques liées aux traumas mais il est scandaleux que des victimes de crimes ou de délits, doivent développer des stratégies hors normes, seules, pour y survivre.

Que dirait-on si une victime d’accident de la route était laissée à l’abandon malgré ses polytraumatismes, à devoir mourir sur place, ou rentrer chez elle dans les pires conditions pour sa sécurité et sa santé, et survivre seule à ses blessures, et se réparer comme elle peut, sans aide ni aucune solidarité ? Elle pourrait peut-être réussir à marcher, mais après quelles souffrances indicibles.

Alors oui à la résilience, mais à condition qu’elle soit assistée, que les victimes bénéficient de cette capacité de guérir et de se libérer de leurs traumatismes grâce à une solidarité et une prise en charge de qualité par des professionnels formés, et qu’elles soient tout au long de leur parcours protégées, soutenues, comprises, reconnues. Oui à la résilience mais si le monde est remis à l’endroit, si les victimes de crimes et délits obtiennent justice et réparation, si leurs agresseurs ne bénéficient pas d’une impunité totale.

Il ne faut pas s’y tromper, des victimes de violences graves pourront paraître bien s’en sortir, bien réussir malgré tout, et on les qualifiera alors de résilientes. Dans ce groupe, un petit nombre n’aura pas développé de mémoire traumatique, soit parce qu’elles auront pu moduler ou éteindre leur réponse émotionnelle et échapper à un survoltage, soit – dans les cas où une disjonction s’est produite – parce qu’elles feront partie des rares (moins de 17 % selon notre enquête) qui auront bénéficié de protection, d’une reconnaissance immédiate et d’une prise en charge spécialisée et efficace, ce qui aura permis d’éviter la mise en place d’une mémoire traumatique. Mais d’autres victimes, qui ont bien réussi leur vie et paraissent heureuses et épanouies, sont considérées à tort comme résilientes. Aux prix d’efforts énormes et épuisants, elles donnent le change pour se présenter comme indemnes avec une façade parfaite, mais on peut découvrir chez elle des souffrances incommensurables, une solitude effroyable et parfois des conduites dissociantes destructrices cachées et méconnues de tout leur entourage.

D’autres enfin sont les seules vraies résilientes, c’est-à-dire les seules qui, ayant développé une mémoire traumatique, arrivent, au prix d’un travail psychique personnel acharné, à découvrir comment moduler et éteindre leur réponse émotionnelle à chaque fois qu’elle est déclenchée. Cette modulation sera mise en place en verbalisant leurs émotions, en identifiant et en comprenant les traumatismes subis, en faisant des liens entre leurs symptômes et les violences, en se parlant, en écrivant et en échangeant, en ayant recours à l’art et à la littérature, à la philosophie, en ne renonçant jamais à comprendre, à rechercher et à reconstruire la vérité. Souvent ces personnes ont la chance d’avoir eu accès à plus d’informations sur leur passé, avec parfois des agresseurs qui acceptent de parler, de leur dire la vérité, au moins en partie. Elles ont pu aussi, et c’est souvent essentiel, bénéficier d’un soutien de qualité et être aidées dans leur démarche de recherche de leur vérité. Enfin, rares sont celles qui ont accès à des soins psychothérapiques spécifiques, centrés sur les violences et sur le traitement de la mémoire traumatique, et qui vont guérir. Il faut donc se battre pour que les victimes soient protégées, reconnues et reçoivent des soins spécialisés par des professionnels formés.


FS : Le lien entre fibromyalgie, fatigue chronique, colopathie fonctionnelle, cancers, troubles anxieux, insomnies, etc et le fait d’avoir subi des violences est maintenant bien établi. Pouvez-vous nous en parler ? 

MS : L’impact des violences sexuelles sur la santé des victimes est particulièrement important, c’est un problème de santé publique majeur.De très grandes enquêtes épidémiologique ont démontré qu’avoir subi des violences était un déterminant majeur de la santé à court, moyen et long terme.

Les risques suivant ont été extrêmement bien documentés : risque de mort précoce par accidents, maladies et suicides, risque de maladies cardio-vasculaires et respiratoires, de diabète, de troubles immunitaires, urologiques, gynécologiques, d’obésité, d’épilepsie, de troubles arthritiques, de cancers et également de fatigue chronique, de douleurs chroniques invalidantes et de colopathies fonctionnelles ; et bien sûr de troubles psychiatriques : dépressions, troubles anxieux, troubles cognitifs, troubles graves de la personnalité, d’addictions, de troubles du sommeil, de l’alimentation et de la sexualité, etc.

Ces conséquences importantes sur la santé sont directement liées aux troubles psychotraumatiques et aux stratégies de survie (addictions, troubles alimentaires, conduites à risque, négligence par rapport à son corps, évitement des soins médicaux), et au stress chronique associé (de plus, les violences sont responsables de modifications épigénétiques des gènes NR3C1 régulateur et protecteur du stress).

Ces conséquences seraient évitables si on protégeait les victimes de violences et si on les soignait. Pour cela il faudrait que les professionnels soient formés, particulièrement les professionnels de la santé (ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui, mais des progrès sont faits grâce à la MIPROF (Mission Interministérielle de Protection des Femmes victimes de violences) qui a organisé des sessions de formation et des sensibilisations de tous les professionnels qui participent à la prise en charge des victimes, dans lesquelles j’interviens. Il est à noter la mise en place et la formation de référents violence dans chaque service d’urgences hospitalières. Pour la première fois, il y a 3 mois, Marisol Touraine, notre ministre de la Santé a, lors du discours d’ouverture de la journée de formation des référents violences des urgences hospitalières, dit que la prise en charge des psychotraumatismes était essentielle et qu’il fallait améliorer la prise en charge. À voir…

Le rôle des professionnels de la santé est de dépister systématiquement toutes les personnes subissant ou ayant subi des violences en posant des questions, et d’informer sur les conséquences sur la santé, sur les droits et les ressources à leur disposition, de proposer des soins et d’orienter.

En ce qui concerne les soins d’urgence des victimes de viol et ceux des troubles psychotraumatiques des victimes de violences, nous sommes encore très loin du compte : dans notre enquête IVSA, les victimes de violences sexuelles mettent en moyenne 13 ans avant de trouver une prise en charge adaptée, et les soins d’urgence sont très insuffisants et incomplets (contraception d’urgence, prévention des infections sexuellement transmissibles, traitement de l’état de choc et de stress traumatique). Il manque cruellement de professionnels formés et compétents et de centres de soins spécifiques gratuits accessibles sur l’ensemble des territoires et sur les DOM-TOM (comme le recommande la convention européenne d’Istanbul que la France a ratifiée et qui est contraignante).

Ce manque de structures de soins et de professionnels de santé formés pour prendre en charge les personnes traumatisées est un scandale de santé publique et une très grave perte de chance pour les victimes. Les victimes des attentats de 2015 et 2016 en font l’expérience douloureuse et leurs associations de défense montent au créneau avec notre soutien.


FS : Avoir subi des violences dans l’enfance est le déterminant principal de la santé après 50 ans et peut faire perdre jusqu’à 20 ans d’espérance de vie. Pourquoi cette espérance de vie moyenne plus courte pour ces victimes si elles sont apparemment reconstruites psychologiquement ? 

MS : Avoir subi des violences sexuelles, et ce d’autant plus si cela s’est produit dans l’enfance (80% des premières violences sexuelles ont lieu avant 18 ans), et d’autant plus si c’est accompagné d’autres types de violences (ce qui est pratiquement toujours le cas, violences physiques, psychologiques, verbales, négligences, etc.) est le déterminant principal de la santé 50 ans après (Felitti, 2010) et peut faire perdre jusqu’à 20 ans d’espérance de vie (Brown, 2009).

Plus les violences ont été subies jeune, par des proches (d’autant plus s’ils sont de la famille ou s’ils sont un conjoint), plus elles ont été répétées avec pénétration et assorties de circonstances aggravantes, plus les conséquences sont importantes.

Il est donc urgent et indispensable, comme je vous l’ai dit, que les victimes de violences sexuelles puissent bénéficier de soins et d’une prise en charge adaptée. Malheureusement, tous ces symptômes psychotraumatiques sont le plus souvent interprétés comme provenant de la personne elle-même, de sa nature, de son sexe, de sa personnalité, de sa mauvaise volonté, de ses provocations, ou sont étiquetés comme des maladies mentales ou des déficiences intellectuelles. La personne est alors considérée comme étant à l’origine de ses symptômes et de sa souffrance. C’est avec ces rationalisations que les suicides, les conduites à risque, les explosions de mémoire traumatique et les états dissociatifs traumatiques seront mis sur le compte de troubles de la personnalité (borderline), de troubles du comportement » ou de « problèmes éducatifs » d’autisme ou de déficience intellectuelle chez les enfants, de dépressions, voire même de psychoses, les violences sexuelles subies n’étant presque jamais évoquées comme cause principale, et la question : « avez-vous subi des violences ? » n’étant que très rarement posée.

Lorsque les victimes ne sont pas repérées, elles ne reçoivent ni la protection ni les soins nécessaires, mais en plus elles sont culpabilisées, voire maltraitées. Elles se retrouvent isolées, souvent exclues, voire marginalisées, à subir de nouvelles violences. Alors que les soins sont efficaces, la plupart des victimes n’en bénéficient pas et développent des symptômes traumatiques qui les poursuivent tout au long de leur vie. Je le répète : l’absence de prise en charge est donc une perte de chance considérable pour la victime et un véritable scandale de santé publique. Il est urgent d’informer tout le monde sur les conséquences des violences sexuelles sur la santé et de former tous les professionnels impliqués dans la lutte contre les violence et l’accompagnement des victimes à ces conséquences et à leur repérage, et de former les professionnels de la santé au soin et à la prise en charge des violences sexuelles.

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