lundi 10 octobre 2022

5 ans après le mouvement historique #MeToo : face à une aggravation de l'impunité, nous ne nous tairons pas, et rien ne nous arrêtera #TimesUp octobre 2022

 5 ans après le mouvement historique #MeToo 



la propagande haineuse anti-victimaire, un temps ébranlée, a repris le dessus, et l’impunité des agresseurs s’est même renforcée. 


Mais nous sommes de plus en plus de victimes à nous lever, à dénoncer et à combattre ces violences sexuelles et leur impunité ! 


Rien ne nous arrêtera !

#TimesUP 

Dre Muriel Salmona, présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie, le 9 octobre 2022


Le mouvement international de libération de la parole #MeToo et toutes ses déclinaisons dont nous fêtons le 5ème anniversaire en ce mois d’octobre 2022, et le mouvement #MeTooInceste en France de janvier 2021 ont de façon incontestable marqué des tournants historiques dans la lutte contre les violences sexuelles. 

Ces hashtags nés sur les réseaux sociaux et postés par d’innombrables victimes ont été de puissants porte-voix, de fantastiques briseurs de déni et des catalyseurs pour que de plus en plus de femmes victimes se sentent enfin légitimes et sécurisées pour témoigner au grand jour de ce qu’elles subissaient depuis leur plus jeune âge, dans tous les milieux : famille et couple majoritairement, école, université, travail, soins, institutions, église, sport, milieux artistiques, littéraires, politiques, espace public, transports… la liste est tellement longue. Des hommes sont venus en renfort témoigner des violences sexuelles qu’ils avaient subies très majoritairement dans leur enfance. 

Aux yeux de tous, des pans entiers de notre société se sont révélés gangrenés par les violences sexuelles. 

Les affaires médiatisées autour de deux hommes de pouvoir accusés de violences sexuelles, le célèbre producteur américain Harvey Weinstein en 2017 et le politologue français Olivier Duhamel en 2021, ont joué un rôle de révélateur sur le déni et la loi du silence à l’œuvre pour ces violences. Il est apparu au grand jour que tout le monde savait de longue date que beaucoup avaient été complices ou lâches face à la domination exercée par ces hommes puissants, que les victimes avaient parlé, et que les faits avaient été rapportés à la justice en vain : les alertes des témoins avaient été méprisées, les victimes rejetées, culpabilisées, menacées, leurs soutiens intimidés, ce qui les avait bâillonnées durablement. La mise au jour de la stratégie de tout un système agresseur bien organisé pour assurer son impunité, ainsi que la dénonciation d’un discours dominant sexiste et de sa propagande anti-victimaire, associés à un déni institutionnel moins … ont permis que les voix des victimes soient entendues et médiatisées comme jamais elles ne l’avaient été auparavant.

Avec #MeTooInceste, les médias français habituellement si prompts à relayer la culture du viol, se sont presque tous – pour une fois – résolument rangés du côté des victimes. La honte a semblé changer de camp, ce n’était plus aux victimes de se taire, de se cacher, de supporter ou de disparaître, mais aux agresseurs de partir et de rendre des comptes : Oliver Duhamel a démissionné de plusieurs de ses fonctions prestigieuses, entraînant à sa suite la démission de personnes qui savaient et qui n’avaient rien dit ni fait, comme le directeur de Sciences Po.

Le caractère systémique, sexiste, discriminant et politique de ces violences s’est imposé, et il devenait difficile, voire impossible pour un État comme la France, de ne pas reconnaître que les violences sexuelles représentaient un problème majeur, humain, de société et de santé publique.

Beaucoup de personnes ont découvert à l’occasion de ces mouvements qu’un grand nombre de femmes, mais également d’hommes de leur entourage, parfois très proche, avaient subi des violences sexuelles dans leur enfance. Ces personnes ont appris que ces femmes et ces hommes avaient dû survivre à ces violences et à leurs conséquences dans une grande solitude, qu’elles en souffraient toujours actuellement et continuaient d’être en danger, leurs bourreaux, dans l’immense majorité des cas, n’ayant jamais été inquiétés. Avec ces innombrables témoignages et leur retentissement médiatique, il était devenu difficile d’ignorer l’ampleur du nombre de victimes, la gravité de ces violences et la faillite totale de nos États à les combattre, à protéger les victimes, à respecter et faire respecter leurs droits, ainsi qu’à punir les coupables. Méconnaître les injustices en cascades et les énormes préjudices subis par les victimes, ainsi que le caractère inhumain de ces violences sexuelles n’était plus possible. En revanche, les pouvoirs publics allaient nous montrer une fois de plus qu’il était parfaitement possible de faire semblant d’en tenir compte, en l’occurrence avec quelques discours et quelques mesures législatives dont l’application n’est pas garantie.

Nous avions le sentiment exaltant de vivre des moments historiques qui allaient changer le monde pour le rendre plus égalitaire, moins violent et plus juste envers les principales victimes de ces violences sexuelles que sont les femmes, les filles et les personnes les plus vulnérables et discriminées. Internet et ses réseaux sociaux, qui avaient permis la diffusion internationale de la parole des femmes et un élan de solidarité sans pareil, nous apparaissaient comme un espace de lutte d’une puissance inégalée. Des revendications étaient soudain prises en compte, des lois votées, plus protectrices pour les enfants victimes de violences sexuelles. 

Le backlash qui a suivi n’en a été que plus violent et douloureux. 

Pourtant tout semblait réuni pour que se créent, au-delà d’un mouvement de solidarité vis-à-vis des victimes, une onde de choc et une réaction d’horreur face à l’ampleur de ces crimes et à toutes les injustices que subissaient les victimes. Il aurait été logique d’assister à une révolte citoyenne pour que cessent ces graves violations des droits humains. Comment tolérer qu’autant de femmes, d’enfants et de personnes vulnérables y soient exposées, et qu’aussi peu de criminels – moins de 1 % – répondent de leurs actes, soient poursuivis et punis. De même, au nom des droits humains les plus fondamentaux, il aurait été logique d’exiger que toutes les victimes soient secourues, protégées, prises en charge, soignées, aidées, et que justice leur soient rendue et réparations faites, ce qui relève de l’humanité la plus élémentaire. Toutes nos institutions qui n’avaient pas rempli leurs obligations internationales auraient dû être mises en question, des réformes radicales auraient dû être exigées. Au lieu de cela, le vent en faveur des victimes a été bien timide et n’a pas soufflé longtemps, il n’a apporté que de maigres réformes qui n’ont que peu d’impact.

La propagande haineuse anti-victimaire, un temps ébranlée, a repris le dessus, et l’impunité des agresseurs s’est même renforcée. 

La prise de conscience, du côté des autorités publiques, n’était que superficielle, sans réelle reconnaissance de la faillite de toutes nos institutions pour protéger les victimes aussi vulnérables soient-elles et pour poursuivre et condamner leurs agresseurs. À aucun moment les plus hautes autorités de l’État n’ont reconnu leur responsabilité, présenté leurs excuses auprès des victimes et de leurs proches, ni proposé de réparations. Nous n’avons obtenu que quelques mesures, très loin de la politique prioritaire et des réformes ambitieuses nécessaires.

L’espace d’un moment, nous avons oublié le côté sombre et haineux d’Internet, nous n’avons pas voulu voir que nous étions dans une bulle avec son effet loupe, tout ce qui nous paraissait si grandiose n’avait finalement pas touché tant de monde que cela. Notre enquête menée par Ipsos début 2022 nous a rappelés à la réalité : 64 % des personnes interrogées ne savaient pas ce qu’était le mouvement #MeTooInceste ; parmi celles qui le connaissaient, 60 % considéraient qu’il avait eu un impact positif, mais 60 %, (surtout des hommes), pensaient qu’il faisait courir des risques de délation… Avec tout de même un « prix de consolation » : la moitié des Français interrogés pensaient qu’on n'en fait toujours pas assez pour médiatiser les affaires d’inceste.

Un déni, une culture du viol et une impunité persistantes

En 2022, il est absolument désespérant de constater que les femmes et les filles continuent à subir dans le monde toujours autant de graves violations des droits humains, de crimes inhumains, cruels et dégradants : féminicides, viols, mutilations sexuelles, mariages forcés et précoces, violences conjugales, exploitation domestique et sexuelle, traite des êtres humains… et d’assister à d’inconcevables régressions des droits des femmes dans de nombreux pays. Sur Internet, une guerre qui ne dit pas son nom fait rage contre les femmes et les filles avec une explosion des discours de haine misogynes et antiféministes, du cyberharcèlement et du nombre d’images et de vidéos de viols. La cyber-pédocriminalité y est galopante et terrifiante : le nombre de signalements d’images et de vidéos de violences sexuelles concernant des enfants double chaque année, et dépasse 80 millions en 2021. Cette cyber-pédocriminalité sexuelle touche à 96 % des filles, qui sont de plus en plus jeunes (la majorité a moins de 10 ans) et qui subissent des actes de plus en plus cruels et barbares.

La marche va être longue et la lutte nécessitera une détermination sans faille. Nous n’avons pas fini de nous battre pour la cause des victimes, pour qu’elles soient secourues, protégées, informées, pour que leurs psychotraumatismes soient soignés et pour qu’elles obtiennent justice et réparation. Sans oublier de mener une bataille acharnée pour en finir avec toutes les discriminations et la culture du viol véhiculées par les discours de propagande sexiste et anti-victimaire.

Finalement, avec #MeToo le vent n’a tourné que pour les victimes

Elles se sont reconnues, fédérées, soutenues et libérées pour beaucoup de leur culpabilité et de leur honte, entretenues jusqu'alors par le système agresseur, les discours mystificateurs et l’absence d’informations primordiales sur les psychotraumatismes. 

Pour le camp des agresseurs, qui sont des hommes dans plus de 90 % des cas, rien ou presque n’a bougé. 

Ils conservent le privilège exorbitant de pouvoir exploiter, esclavagiser et détruire sexuellement les femmes, les enfants et les personnes en situation de vulnérabilité en toute impunité, privilège qui n’est pas près d’être aboli. Et les institutions, qui restent sourdes à la souffrance des victimes et bafouent leurs droits les plus fondamentaux, s’en rendent complices.

Devant le déferlement de témoignages et la mobilisation puissante des associations et des militant·e·s, les politiques n’ont pas pu faire autrement, dans un premier temps, que de réagir. S’en sont suivies des commissions, des promesses de réformes, des propositions de lois qui ont été votées, non sans d’âpres batailles. Mais la volonté politique n’a manifestement pas été au rendez-vous, les représentants de l’État n’ont pas reconnu leur responsabilité accablante, la lutte contre les violences sexuelles n’est pas devenue une priorité politique, aucune réponse n’a été à la hauteur du problème, aucune réforme ambitieuse n’a été menée, et les moyens déployés ont été très insuffisants. On nous a opposé toute sorte d’impossibilités, et la nécessité, pour agir, de faire de nouveaux constats et de nouvelles études, alors que tout avait déjà été fait et était connu depuis de nombreuses années ; on nous a créé de nouvelles commissions, comme la Commission indépendante inceste et violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE), mise en place en mars 2021, censée recueillir encore et encore des témoignages alors qu’il y en a eu déjà tant, faire encore et encore des auditions alors que tout a été étudié, analysé et que les solutions sont bien connues, pour rendre finalement des avis au bout de deux longues années, alors qu’y avait urgence.

Or tout ce travail d’analyse, de constat sur les défaillances de tout le système et de propositions d’actions, de réformes et de mesures ambitieuses à mettre en place en urgence avait été fait et refait depuis des années par les victimes elles-mêmes, dont je fais partie, qu’elles soient militantes, chercheuses ou expertes, en affrontant toutes les embûches, en subissant de nombreuses attaques et en prenant sans cesse des coups. Les pouvoirs publics avaient tout à leur disposition, il ne leur restait plus qu’à agir et réformer en profondeur, en mobilisant tous les moyens humains et financiers nécessaires…

Finalement, nous attendons toujours et nous nous retrouvons confronté·e·s à la même indifférence, au même mépris, à la même négligence vis-à-vis des victimes. En ne traitant pas vraiment le problème alors qu’il s’agit d’une urgence humaine, sociale et de santé publique, ils laissent sans état d’âme la situation s’aggraver alors qu’ils avaient une occasion en or pour agir.

Un constat accablant et une lutte plus que jamais nécessaire ! 

Les enquêtes de victimation nous montrent que chaque année, les chiffres des violences sexuelles augmentent. Chaque année 96000 femmes adultes et 16000 hommes rapportent avoir été violé.e.s, plus de 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles, les filles subissent plus de viols que les femmes adultes, de même pour les garçons par rapport aux hommes adultes. Les viols sont commis dans plus de 9 cas sur 10 par un homme, dans plus de 9 caïds sur 10 par un homme par un conjoint ou ex-conjoint dans 40% pour les femmes adultes (viols conjugaux), et dans plus de 50% des cas par un membre de la famille pour les enfants des cas proche (viols incestueux-). La pédocriminalité explose sur internet, et la France bat un triste record en étant le 3e pays au monde en nombre de sites pédocriminels hébergés et d’utilisateurs de ces sites, après les Pays-Bas et les USA. 

Les victimes de violences sexuelles sont toujours aussi peu protégées. 

Le dépistage par les professionnels, qui devrait être systématique, est encore loin d’être effectif. L’offre de soin est toujours aussi rare et difficile d’accès et les professionnels de la santé toujours aussi peu formés. Or, on sait qu'avoir subi des violences sexuelles est à l’origine de psychotraumatismes qui, s’ils ne sont pas traités spécifiquement, exposent plus de 70 % des victimes à des conséquences importantes à long terme sur leur santé mentale et physique, leur vie sociale, affective, familiale et sexuelle. Et 50 % d’entre elles seront affectées dans leurs études et leur vie professionnelle avec des risques de précarité accrus ainsi que celui de subir à nouveau des violences (MTV/Ipsos, 2019). 

Les violences sexuelles sont un problème de santé publique majeur, et la perte de chances par ce manque de soins spécifiques en termes de santé et de qualité de vie pour les victimes est scandaleuse et intolérable.

La justice continue à ignorer les preuves médico-légales que sont les troubles psychotraumatiques des victimes. Pire, les symptômes psychotraumatiques qui sont universels et pathognomoniques (preuves des traumatismes) sont susceptible d’être retournés contre les victimes pour mettre en cause leurs témoignages au lieu de les corroborer. 

Et l’impunité s’aggrave avec des chiffres scandaleux 

Alors que le ministère de l’Intérieur rapporte que seuls 12% des viols font l’objet de plaintes, 74% de ces plaintes sont classées sans suite, la moitié des plaintes instruites sont déqualifiées et au total seules 10% des plaintes vont aboutir à un procès pour viol et 6 % à une condamnation. 

L’impunité est quasi totale pour les auteurs de viols, sur l’ensemble des viols identifiés par les enquêtes de victimisation : seuls 0,6% sont condamnés, et ce qui est encore plus choquant et inquiétant le nombre de condamnation n’arrête pas de diminuer d’année en année : avec en 2018 40 % de condamnations pour viol en moins en 10 ans et entre 2019 et 2021 une baisse supplémentaire de 31% de condamnations (infostatjustice, 2018, ONRDP-SSMSI 2021)

Ces chiffres scandaleux n’ont eu que très peu de retentissement médiatique et encore moins politique, ils n’ont entraîné aucune réaction ni aucune mesure d’urgence pour corriger cette violation manifeste du droit international, lequel oblige les États à poursuivre et punir les agresseurs sexuels. Résultat de cette inaction : c’est ainsi que quatre ans après les chiffres de 2018, dans une indifférence générale nous avons appris en 2022 que les chiffres de condamnations pour viols avaient encore diminué de 31 % entre 2019 et 2020 (chiffres SMSSI). 

En l’espace de 12 ans, alors que les nombres de viols et de plaintes pour viols ont augmenté, le nombre de condamnations pour viols a diminué de moitié !

L’impunité participe d’une société profondément injuste, inégalitaire, sexiste et patriarcale, et envoie un message fort de tolérance aux criminels et d’abandon aux victimes, dont tous les droits sont bafoués. Elle est incitative pour ceux qui voudraient commettre ces crimes, et représente un obstacle puissant pour les victimes qui veulent faire valoir leurs droits. Elle est une immense fabrique d’inégalités, de discriminations, de vulnérabilité et de précarité. Elle permet de maintenir les privilèges et une domination.

À l’évidence, malgré toutes les connaissances accumulées sur les violences sexuelles et leurs conséquences sur les victimes, les pouvoirs publics et l’ensemble des professionnels de nos institutions n’échappent pas au déni, à la culture du viol ni à la propagande anti-victimaire qui règnent dans la société : stéréotypes sur les sexualités féminine et masculine, sur les femmes en tant qu’objets sexuels, sur la notion de consentement, sur la confusion entre sexualité et violence, sur la mise en cause des victimes et de leurs comportements, sur leurs tenues, leur passé, leurs liens avec les agresseurs, diffusion de mythes qui nuisent gravement aux victimes (fausses allégations, aliénation parentale, faux souvenirs).

La violence – particulièrement la violence sexuelle – et ses effets traumatiques en font un formidable instrument de pouvoir, de production d’inégalités, de discriminations et d’asservissement, ce qui peut expliquer qu’elle soit si peu combattue, voire promue à l’aide de tout un discours qui valorise la domination masculine, véhicule la glamourisation d’une sexualité violente et dégradante pour les femmes, diffuse en permanence des stéréotypes sexistes, une culture du viol et des théories anti-victimaires qui s’attaquent aux victimes, les culpabilisent et les délégitiment, mettant en doute leurs témoignages et leurs vécus tout en dédouanant les agresseurs.

En 2022, la non-prise en compte persistante de la réalité des violences sexuelles et de leurs conséquences psychotraumatiques, que ce soit dans le cadre de la santé ou de la justice, ne peut pas être liée à une simple méconnaissance. Il y a, à l’évidence, une volonté de ne pas tenir compte de cette réalité, voire de la nier malgré les preuves et les connaissances accumulées depuis plus de 20 ans. Pour le criminologue australien Michael Salter, la contestation de la reconnaissance professionnelle et publique croissante des violences sexuelles à l'égard des enfants, par la production active de doute et d'ignorance, s’apparente à de l’antiépistémologie. L’antiépistémologie reconnaît que les lacunes dans les connaissances et les silences dans les discours ne sont pas de simples absences, mais plutôt le produit de relations de pouvoir (McGoey, 2012) et de processus intensifs de délégitimation et de production d’ignorance (Nelson, 2016).

Or, pour que le monde soit enfin plus solidaire et plus juste pour les victimes de ces crimes sexuels, pour que la vérité sur ces crimes ne soit plus niée, la reconnaissance des psychotraumatismes et l’information sur leurs mécanismes (la sidération, la dissociation et la mémoire traumatique), leurs conséquences et leur traitement est un préalable nécessaire, de même que la formation de tous les professionnels susceptibles de prendre en charge, d’accompagner, de soigner les victimes. C’est ce qui permettra de démonter les mythes et les stéréotypes sexistes à l’origine de la mise en cause quasi systématique de la parole des victimes et de leur culpabilisation et de restaurer ainsi leurs droits ainsi que leur dignité.

Laisser la violence impunie, ne pas protéger les victimes et ne pas soigner leurs psychotraumatismes engendre de la violence dans un cycle sans fin, de proche en proche et de génération en génération ; le premier facteur de risque de subir ou de commettre des violences est d’en avoir subi. Lutter contre les violences c’est avant tout protéger les victimes, les soigner et leur rendre justice. Il est urgent d’agir. Et il est temps d’être enfin toutes et tous solidaires des victimes et engagé·e·s dans la lutte contre les violences sexuelles et toutes les autres formes de violences.

Pour opérer un changement radical, l’État ne peut pas faire l’économie de se remettre en question et de reconnaître la faillite totale de toutes ses institutions et les fautes graves dont il est responsable.

L’État a failli à toutes ses obligations internationales, à savoir celles de prévenir ces violences, protéger et prendre en charge les victimes et punir les agresseurs. Un état des lieux de cette faillite de toutes nos institutions, accompagné d’une analyse précise de ses causes, est indispensable afin d’y remédier et d’en assumer la responsabilité.

Et il va falloir rendre des comptes aux victimes et réparer toutes celles qui ont été abandonnées, mises en danger, laissées pour compte, sans protection, sans prise en charge ni soins, sans justice ni réparation : leurs droits ont été piétinés et elles ont subi une cascade d’injustices, de lourds préjudices et une scandaleuse perte de chances en termes de santé et d’intégration sociale. Et il faudra rendre hommage à toutes les victimes.

Beaucoup en sont mortes précocement, presque toutes en ont été lourdement traumatisées à long terme : avoir subi des violences sexuelles dès l'enfance et ne pas avoir été protégé ni pris en charge représente le premier facteur de risque de mort précoce, de suicide et tentatives de suicide, de dépressions à répétition, de troubles alimentaires, de conduites addictives (alcool, drogues), de mises en danger, de subir à nouveau des violences, de troubles cardio-vasculaires, pulmonaires, de diabète, de troubles immunitaires, gynéco-obstétricaux, digestifs, de cancers, etc., avec également de lourdes conséquences sur la vie professionnelle, affective et sexuelle. Sans protection et sans soins spécialisés, la perte de chances est énorme ! Pourquoi, en France, les médecins ne sont-ils toujours pas systématiquement formés au psychotraumatisme ? Près de 80 % des professionnels de santé ne font pas de liens entre les symptômes que présentent les victimes et les violences qu’elles ont subies ! Pourquoi ne sont-ils pas formés à dépister et prendre en charge ces victimes, à signaler ces violences et à soigner les traumas des victimes ? Pourquoi l’offre de soins spécialisés est-elle aussi indigente ? Pourquoi n'y a-t-il pas, comme le recommande la Convention d'Istanbul, des centres de prise en charge pour victimes de viol ouverts 24 h/24 et des centres du psychotrauma dans chaque département ou par bassin de 200 000 habitants ? Pour rappel, seuls 10 centres du psychotrauma ont été créés, au lieu des 100 prévus, et 5 autres, spécifiquement dédiés aux enfants victimes verront le jour prochainement.

Comment a-t-il été possible que si peu de personnes, à tout niveau, proches, professionnels, institutions, se soient préoccupées du sort de ces enfants, de ces femmes, de ces personnes vulnérables et des tortures qu’ils subissaient ? Pourquoi si peu de personnes ont-elles eu peur pour ces victimes ? Pourtant beaucoup savaient, près de 70 % des victimes de violences sexuelles dans l’enfance ont parlé, mais pour les 3/4 d’entre elles cela n’a servi à rien, seules 8 % ont obtenu une protection. 

Non seulement ces victimes ont dû survivre seules aux violences et ensuite à leurs conséquences psychotraumatiques (sans prise en charge spécialisée, la mémoire traumatique est une torture qui fait revivre sans fin les pires moments des violences, si elle n’est pas traitée), mais on les a culpabilisées, on leur a fait honte, on les a rendues responsables de leurs malheurs et de leurs souffrances, on leur a cruellement reproché leurs symptômes, leurs stratégies de survie. On les a niées, piétinées, maltraitées, bâillonnées jusqu’à les effacer pour beaucoup d’entre elles. Comment une telle injustice, une telle inhumanité a-t-elle été possible ?

Pourquoi a-t-on pu tolérer une telle impunité ? 

Il faut instaurer une véritable culture de la protection, réformer la protection de l’enfance, la santé, la justice, leur donner des moyens humains et financiers suffisants, il faut tout mettre en œuvre pour que les enfants soient protégés de ces violences sexuelles ; actuellement 1 fille sur 5 et 1 garçon sur 13 sont victimes de ces violences, qui sont incestueuses pour la moitié d'entre elles et subies en majorité avant 10 ans, et commises plus de 9 fois sur 10 par des hommes, et on sait que le premier facteur de risque de subir ou de commettre des violences sexuelles c’est d’en avoir déjà subies. 81% des violences sexuelles sont subies avant 18 ans et 70% des victimes vont subir de nouvelles violences. Il y a un continuum de violences sexistes et sexuelles que les femmes subissent tout au long de leur vie dès leur plus jeune âge. C’est intolérable d’autant plus qu’il est possible d’éviter ces revictimisations ! 

Il faut former tous les professionnels en contact avec les enfants et avec toutes les victimes adultes de ces violences sexuelles quel que soit leur âge. Il faut organiser un dépistage systématique universel et développer une culture de la protection. Il faut changer la loi, l’adapter à la spécificité des crimes sexuels sur enfants, améliorer son application en rendant les enquêtes et les instructions plus performantes avec des policiers, des gendarmes et des magistrats plus nombreux et spécialement formés, en prenant en compte les preuves médico-légales basées sur les symptômes psychotraumatiques, en exigeant une formation au psychotrauma des experts, en bannissant le recours à des stéréotypes sexistes, de fausses représentations et des théories anti-victimaires (SAP, « faux-souvenirs ») qui nuisent gravement aux victimes et aux mères et personnes protectrices, en créant des commissions indépendantes qui reprennent les plaintes qui n'ont pas été traitées. 

Nous demandons, pour mieux lutter contre l’impunité des violences sexuelles  la pédocriminalité, un seuil d’âge du non-consentement à 15 ans, et 18 ans en cas d’inceste, de rapport d’autorité et de handicap majeur, avec une abrogation du délit d’atteinte sexuelle et des déqualifications, une imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineurs et une levée de prescription pour les crimes en série (prescription glissante) et une reconnaissance de l’amnésie traumatique comme obstacle majeur.

Il n’est pas tolérable que les procédures judiciaires soient si maltraitantes pour les victimes (notre grande enquête IVSEA de 2015 a montré qu’elles augmentaient de manière significative le risque suicidaire), il est tout aussi intolérable que leurs symptômes psychotraumatiques soient cruellement retournés contre elles pour mettre en cause leur témoignage, alors que ce sont des conséquences universelles des violences (sidération, dissociation et mémoire traumatique). Il n’est pas tolérable que la loi traite les violences sexuelles faites aux enfants comme celles faites aux adultes, en recherchant la violence, contrainte, menace ou surprise, ce qui implique de rechercher le consentement de l’enfant alors que celui-ci ne peut pas être valide, ni libre, ni éclairé, et que des actes sexuels commis sur des enfants par un adulte avant 15 ans sont forcément des actes violents (18 ans en cas d’inceste, de rapport d’autorité, de handicap majeur). Il n’est pas tolérable que de graves atteintes à la dignité ne soient pas constitutives de violences quand bien même celles-ci paraissent consenties.

La prévention passe par la sensibilisation à la loi et aux obligations de protection, de secours et de signalement et par une information de qualité sur les violences, leurs conséquences, et toutes les ressources disponibles, par une assistance à la parentalité, à un dépistage systématique universel auprès des enfants, mais également à tout âge. Il faut également une éducation au respect des droits des enfants et à l’égalité entre les femmes et les hommes, une éducation non sexiste et non discriminatoire, et une éducation sexuelle centrée sur le respect de l’intégrité et de la dignité d’autrui, de son consentement, où toute forme de violence est exclue.

Il n’est pas question de nous décevoir, nous avons tant attendu. Les droits des victimes de ces crimes qui ont été tant piétinés, doivent enfin être intégralement respectés.

Il s’agit d’une urgence, des milliers d’enfants et d’adultes, principalement des filles et des femmes sont à l’heure actuelle en train de subir ces crimes. Tout doit être fait pour les protéger de ces actes cruels, dégradants et inhumains comme les qualifie la Cour européenne. Secourir toutes les personnes qui en sont victimes, les prendre en charge, leur offrir les soins nécessaires, leur rendre justice est un impératif humain absolu. Lutter contre l’impunité de ces crimes, poursuivre et punir les criminels et de les empêcher de réitérer ces crimes est une obligation.

Pour cela, il est indispensable de faire de la lutte contre les violences sexuelles et tout particulièrement celles faites aux enfants une priorité politique, comme le recommande le Conseil de l’Europe dans sa résolution 2330 du 26 juin 2020.

Je vous rappelle que la résolution 2330 exhorte les États européens à supprimer les délais de prescription et instaurer un seuil d’âge du non-consentement à 18 ans.

Il est temps de remettre le monde à l’endroit, de le rendre plus juste et moins inégalitaire : l'ampleur de ces violences sexuelles, leur gravité, leurs conséquences catastrophiques sur la vie et la santé à long terme des victimes aggravent les inégalités, augmentent les situations de précarité, représentent un problème de santé publique majeur, ce sont des crimes qui ont des répercussions très graves sur les victimes, sur leurs proches, sur les communautés, de génération en génération.

Les violences sexuelles sont particulièrement injustes, elles sont sexistes et ciblent les plus vulnérables et discriminés : les enfants les plus jeunes, les filles majoritairement, les personnes en situation de handicap (3 à 4 fois plus de risques de subir ces violences), les enfants racisés, placés, orphelins, mineurs étrangers, etc. 

Elles détruisent le tissu social, aggravent les inégalités, les discriminations et les handicaps, elles entraînent pour les victimes des risques importants de se retrouver en situation de grande précarité, de marginalisation, et de prostitution. Laisser ces crimes impunis, abandonner les victimes fabrique de la souffrance et des injustices sans fin et ne fait qu’aggraver la délinquance et la criminalité. Nous ne voulons pas de ce monde ! 



Dre Muriel SALMONA, psychiatre et psychotraumatologue 

Présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie

https://www.memoiretraumatique.org

drmsalmona@gmail.com


Ce texte est un extrait de la préface de la 3ème édition revue et augmentée du Livre noir des violences sexuelles à paraître le 16 novembre 2022 chez Dunod

Nous demandons haut et fort dans notre Manifeste contre l’impunité (https://manifestecontrelimpunite.blogspot.com avec sa pétition co-signée par 20 asso et signée par près de 107 000 personnes) de nombreuses mesures pour mieux prévenir les violences, mieux protéger, informer, prendre en charge et soigner les victimes, et pour lutter contre l’impunité avec entre autres :


  • Des campagnes d’informations, une formation de tous les professionnels en contact avec les victimes de violences sexuelles, la mise en place d’un dépistage systématique, la création d’une offre de soins spécialisée, gratuite et accessible pour toutes les victimes (avec la mise en place de centres de prise en charge pour toutes les victimes de violences sexuelles pluridisciplinaires proposant des soins spécialisés en urgence 24h/24 et 7j/7 et à moyen et long termes, accessibles et en nombre suffisant au moins 1 par territoire de santé mentale en France et en outremer ;
  • Une imprescriptibilité des crimes sexuels (Imprescriptibilité pour les crimes sexuels sur mineurs que le Conseil de l’Europe demande dans sa résolution 2330 du 24 juin 2020 , que vient de voter la Belgique en 2020 et vient de proposer le gouvernement luxembourgeois dans sa PPL en 2022 et à laquelle 90% des Français·e·s sont favorables pour les crimes sexuels sur les mineurs et les personnes vulnérables et 87% pour l’ensemble des crimes sexuels (MTV/Ipsos 2022) ;
  • Une levée de prescription en cas d’amnésie traumatique (Levée de prescription pour amnésie traumatique à laquelle 86% de Français·e·s sont favorables (MTV/Ipsos 2022) ;
  • Une application effective de la prescription glissante votée le 21 avril 2022
  • Une définition des violences sexuelles basée sur l’absence de consentement libre volontaire et éclairé (l’absence de réaction ne signifiant pas consentement) le consentement étant invalide en cas d’abus de vulnérabilité et du handicap, d’altération de la conscience, d’atteinte à la dignité ;
  • L’abrogation des restrictions pour les seuils d’âge du non consentement à 15 ans et à 18 ans en cas d’inceste + un seuil d’âge du non consentement spécifique entre mineurs ;
  • Un arrêt des déqualifications, la création de parquets et tribunaux spécialisés, une procédure d'appel possible pour les victimes, des moyens financiers et humains suffisants pour la Justice :
  • La prise en compte du témoignage de la victime en l’adaptant l’âge, à l’état traumatique, au danger couru, au handicap, à la vulnérabilité et aux difficultés de communication (techniques d’audition, présence de psy, d’aidants, d’interprètes) ;
  • Une meilleure prise en compte des psychotraumatismes comme éléments de preuves médico-légales et pour évaluer les réparations des préjudices subis par les victimes ;
  • La mise en place d’une commission justice pluridisciplinaire et indépendante pour ré-évaluer les dossiers de plaintes classées sans suite, faisant l’objet de déqualifications ou de non-lieux ;
  • Que les experts aient tous une formation aux psychotraumatismes et à la déconstruction des stéréotypes sexistes.










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