samedi 3 avril 2021

Protéger les enfants. Changer le monde : Article de Sokhna Fall vice-présidente de l'association Mémoire Traumatique et Victimologie publié dans son blog médiapart

 Protéger les enfants. Changer le monde.




Article de Sokhna Fall à télécharger en PDF sur le site ICI

L’adoption d’une loi à l’Assemblée Nationale suffira-t-elle pour changer le regard sur les enfants victimes de violences sexuelles ? L’enjeu de la protection des enfants est bien plus important qu’il n’y parait. 


Grâce au courage de plusieurs personnes, Camille Kouchner, Vanessa Springora pour les récits les plus récents et les plus médiatisés, Adélaïde Bon, Andréa Bescond, Eva Thomas (1), mais aussi Chérif Delay, Christophe Tison, D’ de Kabal ou Bernhard Schlink (2) et bien d’autres encore auparavant, les violences sexuelles contre les enfants ont surgi comme un scandale méconnu. Ce qui apparaît comme méconnu est surtout le scandale.  La violence contre les enfants, y compris sexuelle, est connue depuis bien longtemps. Elle dérange — le fait-elle  vraiment ? — soudainement l’ordre du monde. 

L’inceste et la pédocriminalité deviennent le sujet dont tous se sont préoccupés : médecins, psychologues, psychiatres, politiques, magistrats viennent témoigner de leur ancienne connaissance et de leur éternel engagement sur le sujet. Une loi rappelant, à minima (3), la différence entre un adulte et un enfant face à la sexualité est en cours dadoption. On a oublié les moues devant le « militantisme » des unes ou l’engagement clinique non validé par la Faculté des autres (il vrai que jusqu’il y a peu, très peu, celle-ci ne connaissait que le pauvre Œdipe berné par les oracles et ignorait le viol et l’inceste commis par son père et sa mère). Comme si personne n’avait jamais douté de la parole d’une ou d’un enfant, comme si personne n’avait jamais banalisé les conséquences de ces faits, comme si personne n’avait jamais adhéré au retournement de l’inceste par l’œdipe, comme si personne n’avait jamais admis qu’être adulte donne des droits sur le corps des enfants que ceux-ci n’ont pas ; d’aucuns s’étonnent seulement du « nombre de cas ». 

Comment protéger les enfants ? Comment leur apprendre à dire « non » ? Ces questions se pressent dans les magazines. Ma préoccupation est : comment réveiller les adultes et, surtout, les garder en éveil ? Qu’est-ce qui empêche les adultes de protéger les enfants ? Qu’est-ce qui les empêche de croire qu’un adulte a bien plus d’un tour dans son sac qu’un enfant de mensonges dans la bouche ? Si ces maux sont si présents et si connus de tous (4), la systémicienne que je suis en conclut que leur fonction dans la société n’est pas remise en question. 

L’inceste, les violences sexuelles, les maltraitances physiques et psychologiques apprennent aux enfants que le monde est régi par des rapports de domination. Dans ce monde-là, le droit est celui du plus fort, la honte du côté du plus vulnérable (5). La vulnérabilité vaut indignité. Dans ce monde-là, être fort, c’est valoir quelque chose. Cette puissance peut s’obtenir par l’argent, s’accompagner d’un réseau d’obligés, s’appuyer sur l’appartenance ethnique ou sociale, sur l’identité sexuelle — masculine hétérosexuelle de préférence —, en manipulant l’humanité des uns, en déshumanisant les autres par tous les moyens y compris cyber, ou « bêtement » par la force physique. Les enfants victimes apprennent que ne pas être puissant, et plus tard, éventuellement, ne pas vouloir être puissant, coûte cher. On en meurt. Dans ce monde, leur enseigne-t-on, ne pas être le ou la plus puissante, c’est « accepter » d’être exploité.e, humilié.e, méprisé.e, harcelé.e, agressé.e, frappé.e, violé.e, tué.e. Les enfants victimes apprennent aussi qu’il vaut mieux dominer autrui pour ne pas se consumer de honte, pour ne pas vivre son corps comme un étranger hostile, pour ne pas mourir d’effroi face à un inconnu, pour ne pas perdre l’esprit en se sentant amoureux (6). Et si on ne veut pas dominer ? Il faut fuir, ou s’enfouir. 

Ces leçons amères sont violemment ou subtilement répétées aux enfants jusqu’à leur majorité : plus tu es vulnérable, plus tu es fragilisé, plus tu es abîmé, plus tu doutes, plus tu souffres, plus tu es perturbé, plus tu es angoissé… moins ta parole a de valeur, moins ton être a de valeur, moins tu as de droits face au forts. Dans ce monde-là, toutes les failles du droit démocratique peuvent être infiltrées : là où l’on ne peut violer au grand jour, on pourra harceler et exploiter son employée ou son sans-papiers ; ici où tuer de ses mains n’est pas très propre, on pourra intoxiquer ou déforester tel bassin de vie pour une population oubliée (7); puisque ce n’est pas très féminin d’agresser, on pourra recruter des hommes pour violenter ses « travailleuses du sexe » ou ses propres enfants … Le monde des enfants maltraités est étrangement proche du nôtre. Dans le nôtre aussi, on préfère les puissants.

À bien des égards, nous n’avons pas renoncé aux réflexes préhistoriques qui nous faisaient redouter plus que tout la vulnérabilité de nos corps nus face aux prédateurs armés de dents et de griffes. J’imagine aisément que pour nos ancêtres la force avait valeur de survie. Pourtant, j’ai cru comprendre que, comme les gazelles, nous essayions jusqu’au bout de protéger les plus faibles, que nous ne détournions pas d’eux au premier coup de griffe, que le succès de notre espèce tenait à notre capacité à être solidaires, même des plus vulnérables d’entre nous. 

Mais arrivés à l’âge adulte, les enfants victimes auront appris leurs leçons ; on leur aura suffisamment tapé sur les doigts pour cela. Une partie d’entre-eux, décidera comme dans les fables, qu’on « ne les y reprendrait plus » et qu’ils — la société patriarcale l’attend fermement des garçons — seront désormais les plus forts. Qu’on ne s’y trompe pas, « elles » peuvent aussi faire ce choix. Ce qui compte, c’est de dominer : ses sous-traitants, ses concurrents, ses collègues, ses élèves, ses partenaires sexuels, ses enfants… Les hommes sont seulement très ouvertement encouragés à ces attitudes et disposent donc de territoires plus visibles et plus vastes pour s’adonner à la domination. Certains, et certaines, ajouteront bien sûr la violence sexuelle à leur attirail de domination. Là encore, c’est plus facile pour les hommes ou du moins plus visible. Mes patientes et mes patients décrivent aussi des comportements de femmes, qu’ils ne décodent pas toujours comme du « nursing pathologique » (8), ayant porté atteinte à leur intégrité de tout-petit. Question de domination toujours ; dans nos sociétés, il est plus facile pour une femme d’exercer sa domination sur de jeunes enfants que sur un garçon adolescent, ou, a fortiori, sur une personne adulte. 

Protéger les enfants, les réhabiliter dans leur dignité de personnes crédibles, à respecter  sans réserve dans leur corps et leur sensibilité, les secourir, les mettre à l’abri — sans tarder — des pensées et des actes qui les détruisent, c’est prendre le risque d’édifier un autre monde. Voulons-nous d’un autre monde ? Les puissants de notre monde en veulent-ils vraiment un autre ? Sommes-nous prêts à changer de paradigme et à nous insurger contre tout exercice de la domination contre les plus vulnérables ? Ferenczi mettait en garde : le progressiste le plus engagé ne transformerait pas le monde s’il se comportait chez lui en tyran domestique (9). Le respect de la loi et des droits de chacun s’apprend dans l’enfance, par l’enfance. Tant que nos États ne donneront pas la priorité absolue à la protection effective des enfants, à la reconnaissance de leur droits et à leur prise en soin — avec les moyens pour la Protection de l’Enfance, la Justice et les lieux de soins que cela implique — nous ne sortirons pas des logiques de domination. Nous continuerons de voir s’exercer les dominations licites des génies du CAC40, des enseignants et des maîtresses sadiques, des producteurs de porno, des préfets paranoïaques, des « N+1, 2 ou 3 » manipulateurs ou perverses … contre, ou en connivence, avec les dominations délictueuses des chefs de gangs, des proxénètes, des terroristes… et des parents tortionnaires. « Il est vrai, ajoute Ferenczi, que (dun autre comportement envers les enfants) surgirait peut être un nouvel ordre social qui ne serait pas nécessairement centré de façon exclusive sur les intérêts de quelques puissants » (10).



Sokhna Fall, Mars 2021

Thérapeute familiale, victimologue.

Vice-présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie


1- Respectivement autrices de La familial grande ; Le consentement ; La petite fille sur la banquise ; Les chatouilles, Le viol du silence.


2-  Respectivement auteurs de Je suis debout ; Il m’aimait ; Fêlures. Le silence des hommes ; Le liseur.


3-  voir l’analyse de Muriel Salmona https://www.memoiretraumatique.org/actualites/communique-pplbillon-sur-la-protection-des-mineurs-nous-deplorons-un-texte-decevant.html


4-  voir les travaux de Léonore Le Caisne, Un inceste ordinaire. Et pourtant tout le monde savait, Belin, coll. « Anthropolis », 2014.


5-  voir les travaux de Bernard Lempert, Critique de la pensée sacrificielle, Seuil, 2000, Dans la maison de l’ogre, Seuil, 2017.


6-  voir les travaux de Muriel Salmona, Le livre noir des violences sexuelles, Dunod, 2013 ou de Bessel Van der Kolk, Le corps n’oublie rien. Le cerveau, l’esprit, le corps dans la guérison du traumatisme, Albin Michel, 2018.


7-  voir les travaux d’Alain Deneault, Faire l’économie de la haine : douze essais pour une pensée critique, Écosociété, 2011, Noir Canada : Pillage, corruption et criminalité en Afrique, Écosociété, 2008


8-  selon le mot de Frédérique Gruyer, La violence impensable, avec M. Nisse et P. Sabourin, Nathan, 1991


9-  Sandor Ferenczi, « Importance de la psychanalyse dans la justice et dans la société », in Psychanalyse II, Œuvres complètes, 1913-1919, p. 17-26, Payot, 1970


10-  idem, p. 26

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