Muriel Salmona :
« L’amnésie traumatique est un système de protection »
L’Observateur de Monaco interview de par Anne Sophie Fontanet 2 avril 2021 : https://www.lobservateurdemonaco.mc/enquetes/amnesie-traumatique-muriel-salmona?fbclid=IwAR2Ck0DGZX_dmwKT5qIRbsNa1SUAKJSIWRxhxSxTu3UtyHi24cHnfAMYg2k
Psychiatre et présidente de l’association Mémoire traumatique et Victimologie, le docteur Muriel Salmona travaille depuis des années auprès de victimes d’amnésie traumatique.
Une pathologie très fréquente quand il est question d’inceste. Quels en sont ses mécanismes, quel accompagnement préconise-t-elle, pourquoi Muriel Salmona s’est engagée dans un combat pour sa meilleure connaissance et reconnaissance par les pouvoirs publics ? Cette inébranlable lanceuse d’alerte prend la parole. Interview
Qu’est-ce que signifie une amnésie traumatique ?
Sa définition clinique est celle de ne pas avoir accès à des souvenirs traumatiques pendant plusieurs mois, années ou décennies. L’amnésie traumatique est un système de protection. C’est un symptôme universel retrouvé chez toutes les victimes de traumatismes graves. Environ 40 % d’entre elles la subissent. L’amnésie traumatique fait désormais partie de la définition de l’état de stress post-traumatique par l’association américaine de psychiatrie avec la DSM-5, sorte de bible de la clinique psychiatrique. Elle est considérée comme dissociative lorsqu’il s’agit d’un élément qui survient du fait du traumatisme avec des mécanismes de sauvegarde que met en place le cerveau pour pouvoir survivre.
Pourquoi des victimes d’inceste, plus particulièrement, sont touchées par ce phénomène ?
Il a bien été étudié que plus les victimes étaient jeunes, plus elles subissaient de crimes graves, plus elles restaient en contact avec leur agresseur, et plus les violences étaient répétées dans le temps, plus il y avait de risque qu’elles développent des amnésies traumatiques sur de nombreuses années. L’inceste est donc vraiment un grand pourvoyeur d’amnésie traumatique. Car ses victimes sont souvent très jeunes, les violences durent de nombreuses années, les viols sont très fréquents et elles continuent d’être en contact avec l’agresseur et leur famille. On peut avoir jusqu’à 60 % de victimes qui présentent une amnésie traumatique.
Environ 40 % des victimes d’incestes n’ont pas d’amnésie. Pourquoi ?
La différence qui se fait entre les victimes, c’est le fait d’être protégé ou pas. Ce qui est le plus délétère, c’est le fait d’être tout le temps en contact avec l’agresseur. Plus les faits sont répétitifs dans le temps, plus la victime est piégée avec son agresseur, moins elle va pouvoir se souvenir.
Comment se met-elle en place ?
C’est un mécanisme dissociatif de sauvegarde qui fait que le circuit émotionnel en quelque sorte bugue. Cela entraîne une anesthésie émotionnelle qui implique des troubles de l’intégration de la mémoire. De fait, le souvenir n’est plus corrélé à une émotion. Ce qui explique pourquoi des gens disent “ce n’est pas possible qu’il vous soit arrivé ça parce que vous ne pourriez pas l’oublier”. Justement, si ! Plus c’est grave, plus le circuit émotionnel disjoncte, plus les victimes sont totalement anesthésiées. C’est ce que l’on appelle la dissociation traumatique. Elles n’ont plus d’émotions car c’est le seul moyen de survivre à un stress extrême quand on vit avec l’agresseur et ses violences.
Que se passe-t-il dans le cerveau des victimes d’amnésie traumatique ?
Les victimes ne sont ni dans le déni ni dans l’oubli. C’est vraiment le cerveau qui crée ce mécanisme. Les souvenirs qui devraient être très présents sont dans un brouillard total. Ils sont quand même là, mais ils ne sont pas accessibles.
C’est comme si le cerveau se mettait en pause pour ne pas qu’on réalise ce que l’on est en train de vivre ?
Non, le cerveau fait carrément disjoncter le circuit émotionnel pour ne pas que ça détruise des zones neurologiques très importantes et que la personne ne meure pas d’un stress extrême qui pourrait entraîner une mort subite. Le cerveau va garder le souvenir mais il va protéger la personne du stress que génère cette situation. Le cerveau disjoncte parce que c’est un risque vital pour la personne au niveau cardiovasculaire. À cause d’un stress extrême, on peut faire un arrêt cardiaque. Si le cerveau ne disjonctait pas, les gens mourraient de stress, ou subiraient des atteintes neurologiques graves. L’adrénaline et le cortisol à très hautes doses ont des rôles neurotoxiques. Le cerveau n’a aucun intérêt à oublier un tel événement. Nous sommes humains, et on doit se souvenir de tout ce qui a été injuste, traumatique et grave.
Quels signes ou symptômes montrent que c’est ce que l’on vit ?
La mémoire traumatique de l’événement est enregistrée. Elle revient toujours. Même en amnésie traumatique, les victimes ont des images qui leur passent par la tête sauf qu’elles se disent qu’elles sont folles. Elles ne comprennent pas d’où cela vient. Elles peuvent avoir des images atroces de violences sexuelles mais pensent que cela vient d’elles. Elles ne repèrent pas cela comme leur étant arrivé. Même si souvent, elles sentent qui leur est arrivé quelque chose.
Par quels moyens peut-on en sortir ?
Ces victimes, si on leur pose la question alors même qu’il y a une amnésie, elles sont susceptibles de répondre. C’est comme dans un brouillard total, vous ne voyez rien mais si vous vous approchez pour aller voir un point particulier, vous le voyez d’un seul coup. Du coup, si on pose systématiquement la question aux victimes, c’est un peu comme si on leur permettait de s’approcher de certaines zones qu’elles sentent problématiques. En posant la question, on évite toute cette perte de temps épouvantable pour les victimes.
Peut-elle être brisée définitivement ?
Tout est possible. J’ai des patientes où la mémoire revient intégralement et pour d’autres non. Mais pour toutes celles qui se rappellent les événements, il est très fréquent, lorsqu’elles sont prises en charge, qu’elles aient oublié des parties très importantes. Elles ont l’impression de s’en souvenir parfaitement sauf qu’elles ont complètement oublié des moments encore plus traumatiques. J’avais une patiente qui se rappelait très bien toutes les agressions sexuelles et les fellations qu’on lui avait imposées mais qui avait totalement oublié toutes les pénétrations qu’elle avait subies. C’est vraiment au bout de beaucoup de temps de travail que ça lui est revenu.
À quel âge environ la révélation intervient ?
C’est souvent à la trentaine. L’explication est simple et directe car c’est l’âge où on commence à s’éloigner de sa famille, à avoir une indépendance réelle financière, à vouloir fonder sa propre famille. L’âge où on prend le large. À ce moment-là, la victime est beaucoup plus protégée donc elle commence à sortir de son état dissociatif. À ce moment-là, le moindre lien qui rappelle les violences — un film qu’elle voit, un livre qu’elle lit, une personne qui lui parle, un examen médical, une odeur, l’âge de son enfant qui a l’âge qu’elle avait quand elle a subi des abus — va faire exploser la mémoire traumatique. La victime va revivre l’événement avec des émotions. Avant, c’était déjà le cas sauf qu’elle ne le ressentait pas. Ce sont ces émotions qui incarnent l’événement. La victime a beaucoup moins de doute sur le fait que ça lui soit arrivé. Ça ne semble plus être un fantasme.
Savez-vous si cela engendre des répercussions sur la santé mentale ou physique, une fois que celle-ci est révélée ?
On ressent tout dans son corps. Les émotions, les odeurs, les sensations. On peut avoir une attaque de panique, on a peur de mourir. Tout revient de cette façon.
Peut-on éviter de se souvenir ?
Le besoin de savoir ce qui nous est arrivé est plus fort que tout. Les victimes n’écartent pas la vérité mais n’ont pas encore ressenti toutes les émotions qui leur fournissent suffisamment d’éléments pour ne pas douter. C’est qu’elles sont aussi encore confrontées à toute une société, à des gens autour d’elles qui leur disent — si elles étaient tentées d’en parler — que tout cela n’existe pas.
L’amnésie traumatique touche-t-elle des personnes handicapées mentales ?
Oui, car elle est très liée à l’incompréhension de ce qui se passe. Le risque de disjonction du cerveau est très important, d’autant plus s’il y a une impossibilité de concevoir ce qui est en train de se passer. Leur handicap ne va que s’aggraver avec les violences. On va encore moins les identifier car on va mettre tout sur le dos de leur handicap. Les femmes adultes en situation de handicap ont deux fois plus de risque de subir des violences sexuelles. Les enfants en situation de handicap ont eux trois fois plus de risque de subir des violences sexuelles.
Quel rôle joue selon vous la société sur la révélation de l’inceste ?
Elle bâillonne la parole des victimes. “Si ça t’était arrivé, tu le saurais depuis toujours” : voilà le discours que l’on entend souvent. Pour entamer un travail, il y a deux choses fondamentales à respecter. Il faut avoir été informé sur l’intérêt de cette démarche, ne pas penser qu’on va vous croire folle et qu’on va vous interner. Il faut ensuite savoir vers qui aller. Les victimes, une fois qu’elles commencent à vouloir comprendre ce qui se passe, mettent en moyenne 13 ans en France pour trouver un thérapeute formé. À mes yeux, la société joue un rôle extrêmement délétère pour abandonner toutes les victimes et leur faire penser que tout ce qu’elles ont dans la tête, ce sont elles qui l’inventent, que tous leurs symptômes ou malaises relèvent de la psychose ou du délire.
À la décharge du grand public, le concept d’amnésie traumatique n’est pas très connu du grand public…
C’est vrai. Pourtant, cette amnésie traumatique est connue depuis très longtemps. Elle est très bien décrite depuis la fin du XIXème siècle et théorisée depuis le début du XXème siècle par Pierre Janet, un grand psychologue et psychiatre français qui s’occupait de trauma. Mais cette connaissance n’est pas du tout passée chez les médecins, ni chez les policiers, ni chez les juristes, ni chez les magistrats… Cela veut dire que derrière, il y a une véritable volonté d’une société dans le déni, la loi du silence et la culture du viol. Il y a vraiment une société dominante qui veut faire taire les victimes. On a laissé mettre en place une impunité pour tous ces prédateurs qui sont très nombreux et puissants. Les victimes sont essentiellement des femmes à 80 %. C’est le pot de fer contre le pot de terre.
Quel crédit accorder à des souvenirs lointains qui interviennent par bribes ?
Ce sont des éléments de preuve médico-légale. La mémoire traumatique est vraiment une machine à remonter le temps. Elle n’est pas autobiographique, elle reste brute. Tout cela, je ne l’ai pas inventé. C’est quelque chose d’hyperconnu. Ce à quoi j’ai servi, c’est de le faire entendre, je n’en suis pas son inventeur. On a besoin d’experts pour valider le discours d’une victime. Mais s’ils ne sont pas formés à la psycho traumatologie, c’est fichu pour la victime ! Nous sommes dans une société — alors que toutes ces données sont validées — où on continue à ne pas former les médecins et psychiatres aux violences et à l’amnésie traumatique. Du coup, ils n’ont aucune connaissance de ces éléments-là et disent que ça n’existe pas.
Recouvre-t-on l’intégralité de ses souvenirs ?
Normalement, si on ne force pas les choses, si on les laisse avancer telles qu’elles doivent avancer, les souvenirs vont revenir au fur et à mesure de ce qu’ils peuvent être intégrés.
Quelles pathologies peuvent être observées lorsque la mémoire traumatique se réactive ?
Il y en a beaucoup. Notamment avec des sensations d’étouffement, des douleurs épouvantables, d’états de choc. Elles revivent l’état de choc initial et du coup, elles se retrouvent aux urgences sans que personne ne comprenne pourquoi. Elles se mettent à avoir des palpitations, à ne plus arriver à dormir si les faits ont eu lieu la nuit, ne plus supporter certaines odeurs. Ce sont plein de choses qui vont les interpeller mais sans forcément qu’elles puissent faire le lien. Par exemple, quelqu’un qui va être violé en étant séquestré dans une pièce, va faire des attaques de panique dans un ascenseur sans comprendre pourquoi. La mémoire traumatique remonte au moment où les choses sont arrivées. Par exemple, si elles sont arrivées très tôt alors que la victime ne savait pas encore parler ou écrire, au moment où la mémoire traumatique s’active, les gens ne savent plus écrire. Ils sont en état de sidération.
Cela peut donc aller jusqu’au suicide ?
Une personne qui revit une situation de violence extrême, de viol où elle s’est sentie mourir avec une intentionnalité de l’agresseur de les tuer, de les détruire, de les réduire à néant, quand ça revient, elle le revit de la même façon. À la différence que ça se passe dans sa tête sans faire le lien avec l’agresseur et elle se dit qu’elle ne mérite pas de vivre parce qu’elle ne vaut rien. Il y a des risques suicidaires très importants. Il faut le travailler à ce moment-là car les victimes sont entre le sentiment de vouloir vivre mais en même temps la compulsion de se tuer.
D’où l’importance de trouver des médecins compétents en la matière ?
Il faut vraiment des gens qui connaissent ce qui se passe dans le cerveau, qui comprennent et qui puissent aider et informer les victimes. Et qu’elles ne pensent pas qu’elles sont folles ou que c’est d’elles dont viennent le problème. Il y a énormément de victimes qui sont maltraitées. J’ai beaucoup de témoignages de jeunes qui ont eu des retours de mémoire traumatique qui se sont retrouvés hospitalisés, sous contention, en chambre d’isolement, sous haute dose de neuroleptiques. Franchement, c’est la victime qu’on enferme.
On confond finalement les symptômes avec d’autres ?
Avec des résurgences de mémoire traumatique, il y a 8 fois plus de risque d’avoir une intervention chirurgicale inutile. Les médecins sont confrontés à quelqu’un en état de choc qui présente une biologie d’état de choc. Le corps revit et il y a tous les éléments biologiques pour se dire qu’il se passe quelque chose de très grave.
Quelle prise en charge médicale recommanderiez-vous ?
Il y a trois impératifs à observer dans tous les cas. Déjà vérifier que la victime soit protégée : plus de contact avec l’agresseur et pas d’idées suicidaires. Il faut diminuer le stress car chaque situation de stress renforce la mémoire traumatique. Plus elles comprennent, plus elles vont pouvoir contrôler ce qui leur arrive. Le troisième impératif, c’est une thérapie d’intégration. Pour diminuer le stress, on peut prescrire des bêtabloquants qui diminuent la sécrétion d’adrénaline, donc l’allumage de la mémoire traumatique. On essaie de ne pas donner trop de médicaments dissociant comme des neuroleptiques car cela peut aggraver les choses. La thérapie est essentielle pour faire des liens et comprendre. La mémoire traumatique est une mémoire brute. Tant qu’elle est totalement mélangée entre l’agresseur, ce qu’il a dit, ce qu’il a fait, sa haine, son mépris, c’est inintégrable. Notre travail consiste à identifier ce qui vient, d’où, comment, pourquoi. On sépare les choses pour qu’elles puissent s’intégrer les unes après les autres en mémoire autobiographique. Cela change totalement la donne, les gens se comprennent mieux et peuvent mieux accueillir ce qu’il se produit.
Y a-t-il des contre-indications ?
Si l’on fait des séances d’hypnose pour aller plus vite, ça peut vraiment mal tourner. Les personnes se retrouvent de nouveau dissociées, très mal et partent en vrille. C’est une contre-indication absolue. L’hypnose fonctionne par dissociation. Du coup, cela peut faire revenir beaucoup trop rapidement pas mal de choses qui ne vont pas du tout pouvoir être intégrées. Parce que cela fait aussi revenir la volonté de l’agresseur de détruire ou de faire disparaître la victime. La victime peut être totalement envahie par cette volonté-là et se suicider. Si les souvenirs reviennent comme ça, n’importe comment, elle va aussi penser qu’elle pense comme l’agresseur. Elle va croire que c’est elle le monstre, elle va être complètement paumée. Il est plus souhaitable de proposer aux victimes une psychothérapie très encadrée. Car il est primordial que cet accompagnement soit hyper sécurisé.
Est-ce le travail de toute une vie de se sortir de cet état-là ?
On a vécu l’horreur, il ne faut jamais l’oublier. Forcément, ça fait basculer votre vie. Mais on peut faire en sorte que ce qui s’est passé n’empêche pas la personne de vivre à tous niveaux. On peut éviter beaucoup de conséquences à long terme sur la santé grâce à une prise en charge. Plus elle est précoce, plus on les évite progressivement. Ce qu’il faut aussi dire, c’est que la prise en charge est toujours utile. Je reçois des patients qui ont 80 ans, jamais pris en charge et qui ont survécu comme ils ont pu. On arrive enfin à identifier pourquoi ils étaient aussi mal et on leur rend justice et dignité.
Vous militez pour une imprescriptibilité des faits de violences sexuelles. Pourquoi ?
Les victimes ont besoin de temps. Même quand les souvenirs commencent à remonter, elles ne peuvent pas encore porter plainte. Elles ont souvent encore besoin de temps pour travailler, intégrer, en faire un récit qui tienne la route et qui ne les mettent pas en danger elle-même. Il faut que la mémoire traumatique soit traitée au moment où elle arrive. Les violences créent des atteintes neurologiques très importantes. C’est comme des fractures dans le cerveau. Ça ne viendrait à l’idée de personne de ne pas proposer des soins à quelqu’un qui a des fractures ouvertes. Quelqu’un qui a été violé à plusieurs reprises, qui a des fractures très importantes dans son cerveau, ça vient pourtant à l’idée de tout le monde de ne pas le soigner…
De votre point de vue, cette absence de prise en charge est une défaillance à imputer à l’État ?
Oui, car qui ne forme pas les médecins ? Cela fait plus de 10 ans que je me bats en France avec mon association et la Mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences et la lutte contre la traite des êtres humains (Miprof) pour qu’il y ait une formation initiale de tous les professionnels de santé à la psycho traumatologie. Pourquoi nous ne l’avons pas obtenu ? C’est un très grave manquement de l’État à ses obligations et c’est une perte de chance épouvantable pour les victimes. Je voudrais qu’il y ait une reconnaissance des victimes. On ne peut pas exposer les victimes à une loterie où elles auront de la chance ou pas. Toute la société doit agir pour venir à leur secours, les protéger, les prendre en charge, les réparer.
Pourquoi vous être engagée dans un combat pour la reconnaissance de l’amnésie traumatique ?
Je me suis toujours occupée de personnes victimes de violences sexuelles depuis mes débuts en psychiatrie. Cela fait une vingtaine d’années que je combats à haut niveau auprès des institutions et des gouvernements pour essayer de faire changer les choses. Mais en attendant, combien d’années, combien de victimes encore ? Finalement, je suis même encore plus remontée aujourd’hui car nous avons encore plus d’outils de compréhension de ce qui se passe. Les États ont tout en main, on leur a mâché tout le travail. Et pourquoi ils continuent à ne pas faire ce qu’il faut ? Cette non prise en charge fait empirer la société plutôt que de l’améliorer.
En quoi votre parcours personnel vous a mené vers cette carrière ?
Si je parais avoir un parcours résilient, je ne le souhaite même pas à mon pire ennemi… C’est une résilience forcée. C’est une survie pour aider les autres victimes. Dans un premier temps, j’étais tellement dans le noir absolu. Jusqu’à 12 ans, j’étais absente à moi-même, comme un fantôme. J’étais en amnésie traumatique car j’étais confrontée tout le temps à la personne qui était à l’origine du viol que j’avais subi. Comme j’ai été énormément maltraitée, je voulais protéger les filles et les femmes. J’ai aussi été très marquée par la Shoah, le fait qu’on ait pu faire ça… À 13 ans, je me suis dit soit je quitte ce monde, soit je le modifie. Petit à petit, mes souvenirs sont revenus. C’est un décryptage. Tout symptôme qui paraît incohérent a une raison d’être et c’est le système agresseur qui vous donne la réponse. Mon travail a aussi consisté en la reprise des études internationales pour les remettre en cohérence. Mon apport spécifique, c’est de les expliquer au travers de toutes les découvertes de neuroscience. Derrière tout cela, il y a vraiment la volonté de rendre justice aux victimes. Je sais dans mon corps à quel point j’ai vécu de nombreuses injustices. Ce qui me fait plaisir, c’est de libérer les personnes de ce magma et leur permettre de reprendre le cours de leur vie. Fille unique, ma famille étant tellement réduite à néant, j’ai pu m’en extraire plus facilement. Et puis épouser un autre univers, une autre famille avec celle que j‘ai créée.
Assurez-vous des formations pour les professionnels ?
Oui, à peu près 80 journées de formation par an pour tous les professionnels de la santé, du secteur social, de la protection de l’enfance, police, justice. Depuis 8 ans, on propose des formations régulières à l’École nationale de la magistrature. Le plus souvent via l’association ou alors sur demande qui m’est adressée personnellement. Ces formations sont très souvent demandées par les institutions (police, justice, délégué au droit des femmes etc.) Notre site est aussi dédié à l’information. En janvier, nous avons reçu plus de 100 000 visites.
MURIEL SALMONA A ÉCRIT À EMMANUEL MACRON
Son objet ne laisse pas de place au doute : pour que les décisions politiques en matière de lutte contre les violences sexuelles faites aux enfants soient à la hauteur de l’urgence, de l’ampleur et de la gravité de ces actes cruels, dégradants et inhumains. Le 6 février 2021, le docteur Salmona a envoyé une cinglante missive au président de la République française. « Il vous a fallu sept jours Monsieur le Président, pour prendre la mesure de l’ampleur historique du mouvement #metooinceste avec ses 80 000 témoignages postés sur Twitter le week-end du 16 et 17 janvier 2021, et pour que vous y réagissiez le 23 janvier par une vidéo postée sur Twitter, en reconnaissant l’urgence d’agir et la nécessité d’un changement radical de société », écrit-elle en préambule. Le médecin lutte depuis une vingtaine d’années contre l’impunité de ce genre de crimes « qui prévalait jusqu’à aujourd’hui ». Mettant en avant la « détermination sans faille des victimes et de toutes celles et ceux qui les défendent, pour que l’ampleur et la gravité de cette pédocriminalité soit enfin reconnue », elle se réjouit de l’intention du président français de faire de la justice et du suivi une priorité politique. Elle espère dorénavant que cela s’accompagne de mesures immédiates de « dépistage systématique en milieu scolaire », de « remboursement des soins psychologiques » et d’une « adaptation de loi pour mieux protéger les enfants ». Une lettre à retrouver dans son intégralité sur le site de l’association Mémoire traumatique et Victimologie : https://www.memoiretraumatique.org/assets/files/v1/Articles-Dr-MSalmona/20210206-a_Mr_le_President_de_la_Republique_MeTooInceste.pdf