lundi 6 février 2017

Article de la Dre Muriel Salmona IMPACT DES VIOLENCES SEXUELLES SUR LA SANTÉ DES VICTIMES : LA MÉMOIRE TRAUMATIQUE À L’ŒUVRE in Pratique de la psychothérapie EMDR, sous la direction de Cyril Tarquinio et Al., Dunod, 2017, &19, pp 207-218.




IMPACT DES VIOLENCES SEXUELLES SUR LA SANTÉ DES VICTIMES : LA MÉMOIRE TRAUMATIQUE À L’ŒUVRE


Dre Muriel Salmona, psychiatre, psychothérapeute, présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie, auteure de : Le livre noir des violences sexuelles, Dunod, 2013.
in Pratique de la psychothérapie EMDR, sous la direction de Cyril Tarquinio et Al., Dunod, 2017, & 19, pp 207-218.



Résumé :
Les violences sexuelles sont très traumatisantes, avec un impact grave sur la santé des victimes à long terme. Pourtant, la protection et la prise en charge des victimes, principalement des enfants, restent très insuffisantes et tardives. Sont en cause la méconnaissance de la réalité de ces violences et de leurs conséquences psychotraumatiques : mémoire traumatique et dissociation post-traumatique. En comprendre les mécanismes pour mieux les identifier et les traiter est essentiel.

I Les violences sexuelles : quelles réalités ?


Les violences sexuelles sont fréquentes et n’épargnent aucun milieu. Principalement commises par des hommes (dans 95% des cas) et par des proches (dans 80% des cas pour les adultes et dans plus de 90% pour les enfants), elles s’exercent partout, mais dans plus de la moitié des cas, dans la famille et dans le couple. Plus les espaces sont censés être protecteurs, plus elles y sont fréquentes, et plus les personnes sont censées être protégées comme les enfants ou les personnes handicapées, plus elles en sont victimes. 
Si les chiffres concernant les adultes sont impressionnants : 

Une femme sur 5 et un homme sur 14, rapportent avoir été victimes d’agressions sexuelles durant leur vie, et plus d’une femme sur 6 et d’un homme sur 20, de viols et tentatives de viols. Chaque année 102 000 personnes adultes de 18 à 75 ans - 86 000 femmes et 16 000 hommes - sont victimes d’un viol ou d’une tentative de viol en France métropolitaine (CVS, INSEE-ONDRP, 2013).
Les chiffres sur les enfants le sont bien plus encore :

Dans le Monde, 120 millions de filles (une sur dix) ont subi des viols (UNICEF, 2014), et un rapport récent de l’Organisation mondiale de la Santé (OMS, 2014), souligne que près de 20 % des femmes et 5 à 10 % des hommes rapportent avoir subi des violences sexuelles pendant leur enfance.
Grâce à l’enquête CSF de 2008, nous savons, qu’en France, la majorité des viols et des tentatives de viols sont commises avant l’âge de 18 ans : 59 % pour les femmes et 67 % pour les hommes. Si l’on tente de croiser ces données avec celles de l’enquête CVS, chaque année, ce sont plus de 120 000 filles et de 30 000 garçons de moins de 18 ans qui sont victimes de viol ou de tentative de viol.
Selon les résultats de l’enquête Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte (IVSEA), de l’association Mémoire traumatique et victimologie : 81% des victimes de violences sexuelles ont subi les premières violences avant l’âge de 18 ans, 51% avant 11 ans, et 23% avant 6 ans. 
Les victimes sont abandonnées :

lors que les viols et les agressions sexuelles, reconnus comme des crimes et délits, sont passibles de lourdes peines, ils sont l’objet d’un déni généralisé, d’une loi du silence et d’une impunité quasi totale. Moins de 10% des victimes portent plainte et seules 25% en parlent à des professionnels de la santé ou du secteur social. L’immense majorité des victimes qu’elles soient des adultes ou des enfants sont abandonnées sans protection, ni reconnaissance, ni soin. 83% des victimes ayant répondu à notre enquête IVSEA rapportent n’avoir jamais été protégés, ni reconnus.
Faute d’être reconnus et soignés par un manque de formation des professionnels qui ne sauront pas dépister les violences, ni en rechercher et diagnostiquer les conséquences, ces victimes gravement traumatisées développent des stratégies hors normes et invalidantes pour survivre aux violences et à leur mémoire traumatique. Et elles risquent d’être exposées à des revictimisations (7 victimes sur 10 ont subi des violences sexuelles à répétition, IVSEA, 2015).


II Les violences sexuelles : quelles conséquences psychotraumatiques ?


Les violences sexuelles ont le triste privilège d'être, avec les tortures, les violences qui ont les conséquences psychotraumatiques les plus graves, avec un risque de développer un état de stress post-traumatique chronique associé à des troubles dissociatifs très élevé chez plus de 80% des victimes de viol, contre seulement 24 % pour l’ensemble des traumatismes (Breslau, 1991). Ce taux approche 87 % en cas de violences sexuelles ayant eu lieu dans l’enfance (Rodriguez, 1997). Lors de viols, la mise en scène de meurtre, l'humiliation, l'atteinte à la dignité génèrent chez les victimes un sentiment de mort psychique, elles se perçoivent comme des « mortes-vivantes », réduites à des objets, leur vie devient un enfer.
Les troubles psychotraumatiques sont des conséquences normales et universelles des violences qui s’expliquent par la mise en place de mécanismes neuro-biologiques et psychiques de survie face à un stress extrême, à l’origine d’une mémoire traumatique (McFarlane, 2010). Les atteintes spécifiques, très bien documentées actuellement, sont non seulement psychologiques, mais également neurologiques avec des dysfonctionnements importants des circuits émotionnels et de la mémoire. Elles laissent des séquelles cérébrales visibles par IRM, avec une diminution de l’activité et du volume de certaines structures (par diminution du nombre de synapses), et pour d’autres une hyperactivité, ainsi qu’une altération du fonctionnement des circuits de la mémoire et des réponses émotionnelles (Rauch, 2006 ; Nemerof, 2009). Récemment des altérations épigénétiques ont également été mises en évidence chez des victimes de violences sexuelles dans l’enfance, avec la modification d’un gène (NR3C1) impliqué dans le contrôle des réponses au stress et de la sécrétion des hormones de stress (adrénaline, cortisol), altérations qui peuvent être transmises à la génération suivante (Perroud, 2011). Et encore plus récemment une étude publiée en 2013 dans l’American Journal of Psychiatry a mis en évidence des modifications anatomiques visibles par IRM de certaines aires corticales du cerveau de femmes adultes ayant subi dans l’enfance des violences sexuelles. Fait remarquable, ces aires corticales qui ont une épaisseur significativement diminuée par rapport à celles de femmes n’ayant pas subi de violences, sont celles qui correspondent aux zones somato-sensorielles des parties du corps ayant été touchées lors des violences (zones génitales, anales, buccales, etc.). Et l’épaisseur de ces zones corticales est d’autant plus diminuée que les violences ont été plus graves (Heim, 2013).

Sans une prise en charge adaptée, ces troubles psychotraumatiques peuvent durer des années, des dizaines d'années, voire toute une vie. Ils ne sont pas liés à la victime mais à la gravité de l’agression et à l’intentionnalité destructrice de l’agresseur, Ils sont à l’origine pour les victimes traumatisées d’une très grande souffrance mentale, d’une perte d’estime de soi, d’un impact considérable sur leur vie scolaire, professionnelle, sociale, affective et sexuelle, et sur leur santé avec un  risque de mort précoce par accidents, maladies et suicides (près de 50% des victimes ont tenté de se suicider, IVSEA, 2015).
L’impact sur leur santé, démontré par les études internationales, est majeur que ce soit sur leur santé mentale pour 95% des victimes (IVSEA, 2015) : troubles anxieux, dépressions, troubles du sommeil, troubles cognitifs, troubles alimentaires, addictions (pour 50% des victimes), etc.) ; ou sur leur santé physique pour 70% des victimes : troubles liés au stress et aux stratégies de survie, maladies cardio-vasculaires et respiratoires, diabète, obésité, épilepsie, troubles de l'immunité, troubles gynécologiques, infections sexuellement transmissibles, digestifs, fatigue et de douleurs chroniques, etc. 
Et nous savons aussi qu’avoir subi des violences est un des principaux déterminants voire le déterminant principal (quand les violences ont été subies dans l’enfance) de l’état de santé des personnes même 50 ans après, et peut entraîner une perte d’espérance de vie de 20 ans (Felitti, 2010 ; Brown, 2009).
Les mécanismes neurobiologiques à l’origine des psychotraumatismes

La violence a un effet de sidération du psychisme qui paralyse la victime, l’empêche de réagir de façon adaptée, et empêche son cortex cérébral de contrôler l'intensité de la réaction de stress et sa production d'adrénaline et de cortisol. Un stress extrême, véritable tempête émotionnelle, envahit alors son organisme et - parce qu'il représente un risque vital (pour le cœur et le cerveau par l’excès d’adrénaline et de cortisol) (Yehuda, 2007) - déclenche des mécanismes neurobiologiques de sauvegarde qui ont pour effet de faire disjoncter le circuit émotionnel, et d'entraîner une anesthésie émotionnelle et physique en produisant des drogues dures morphine et kétamine-like (Lanius, 2010). L'anesthésie émotionnelle génère un état dissociatif avec un sentiment d'étrangeté, de déconnection et de dépersonnalisation, comme si la victime devenait spectatrice de la situation puisqu'elle la perçoit sans émotion. Mais cette disjonction isole la structure responsable des réponses sensorielles et émotionnelles (l'amygdale cérébrale) de l'hippocampe (autre structure cérébrale, sorte de logiciel qui gère la mémoire et le repérage temporo-spatial, sans elle aucun souvenir ne peut être mémorisé, ni remémoré, ni temporalisé). L'hippocampe ne peut pas faire son travail d'encodage et de stockage de la mémoire sensorielle et émotionnelle des violences, celle-ci reste piégée dans l'amygdale sans être traitée, ni transformée en mémoire autobiographique. Elle va rester hors temps, non-consciente, à l'identique, susceptible d'envahir le champ de la conscience et de refaire revivre la scène violente de façon hallucinatoire, comme une machine à remonter le temps, avec les mêmes sensations, les mêmes douleurs, les mêmes phrases entendues, les mêmes odeurs, les mêmes sentiments de détresse et de terreur (ce sont les flashbacks, les réminiscences, les cauchemars, les attaques de panique…). C'est cette mémoire piégée dans l’amygdale qui n’est pas devenue autobiographique qu'on appelle la mémoire traumatique. 
Dissociation et mémoire traumatique à l'œuvre.

Tant que la victime sera exposée à des violences ou à la présence de l’agresseur ou de ses complices, elle sera déconnectée de ses émotions, dissociée. La dissociation, système de survie en milieu très hostile, peut alors s'installer de manière permanente donnant l'impression à la victime de devenir un automate, d'être dévitalisée, confuse, comme un "mort-vivant". Cette dissociation isole encore plus la victime, explique les phénomènes d’emprise et désoriente toutes les personnes qui sont en contact avec elle (Salmona, 2015). L’absence d’émotion apparente d’une victime dissociée fait que le processus d’empathie automatique n’est pas activé par les neurones miroirs de ses interlocuteurs, et ils seront d’autant plus rares à se mobiliser pour elle et à la protéger alors qu’elle est gravement traumatisée et en danger. Ces troubles dissociatifs traumatiques suscitent fréquemment chez l’entourage et les professionnels indifférence, jugements négatifs, voire rejet et maltraitance.
Pendant la dissociation, l’amygdale et la mémoire traumatique qu’elle contient est déconnectée, et la victime n’aura pas accès émotionnellement et sensoriellement aux événements traumatiques. Suivant l’intensité de la dissociation, elle pourra même être amnésique de tout ou partie des événements traumatisants, seules resteront quelques images très parcellaires, des bribes d’émotions envahissantes ou certains détails isolés. Cette amnésie traumatique est fréquente chez les victimes de violences sexuelles dans l’enfance (près de 60% des enfants victimes présentent des amnésies partielles des faits et 40% des amnésies totales (Brière, 1993, Williams, 1995, Widom, 1996, IVSEA, 2015)). Ce phénomène peut perdurer de nombreuses années, voire des décennies.
Quand les victimes sortent de leur état dissociatif, la mémoire traumatique prend le relais.

Mais, si la dissociation disparaît, ce qui peut se produire quand la victime est enfin sécurisée et qu’elle n’est plus en permanence confrontée à des violences ou à son agresseur, ou lors d’une énième violence qui, parce qu’elle est encore plus extrême, fait déborder le système de sauvegarde, alors la mémoire traumatique peut se reconnecter. La victime peut soudain être confrontée à un véritable tsunami d’émotions et d’images terrifiantes qui vont déferler en elle, accompagnées d’une grande souffrance et détresse. Cela peut entraîner un état de peur panique, d’agitation, d’angoisse intolérable et un état confusionnel tels que la victime peut se retrouver hospitalisée en psychiatrie en urgence (avec souvent un diagnostic de bouffée délirante), et c’est souvent accompagné d’un risque suicidaire très important, d’autant plus si la victime a été confrontée à une intentionnalité meurtrière, elle revit cette intentionnalité comme si elle émanait d’elle, dans une compulsion à se tuer. 
La mémoire traumatique est au cœur de tous les troubles psychotraumatiques. Aussitôt qu’un lien, une situation, un affect ou une sensation rappelle les violences ou fait craindre qu’elles ne se reproduisent, la mémoire traumatique envahit alors tout l’espace psychique de la victime de façon incontrôlable. Comme une « bombe à retardement », susceptible d’exploser, souvent des mois, voire de nombreuses années après les violences, elle transforme sa vie psychique en un terrain miné. Telle une « boîte noire », elle contient non seulement le vécu émotionnel, sensoriel et douloureux de la victime, mais également tout ce qui se rapporte aux faits de violences, à leur contexte et à l’agresseur (ses mimiques, ses mises en scène, sa haine, son excitation, ses cris, ses paroles, son odeur, etc.). Cette mémoire traumatique des actes violents et de l’agresseur colonise la victime, et lui fera confondre ce qui vient d’elle avec ce qui vient des violences et de l’agresseur. La mémoire traumatique des paroles et de la mise en scène de l’agresseur [« Tu ne vaux rien, tout est de ta faute, tu as bien mérité ça, tu aimes ça », etc.] alimentera chez elle des sentiments de honte, de culpabilité et d’estime de soi catastrophique, et celle de la haine et de l’excitation perverse de l’agresseur pourront lui faire croire à tort que c’est elle qui les ressent, ce qui constituera une torture supplémentaire, elle n’aura alors que mépris et haine pour elle-même. Et plus les violences ont eu lieu tôt dans la vie des victimes, plus ces dernières seront obligées de se construire avec ces émotions, ces sensations de terreur, ces actes et ces propos pervers, à devoir lutter contre eux sans les comprendre, et sans savoir où se trouve la ligne de démarcation entre leur vraie personnalité et leur vraie sexualité, et ce qui est dû à leur mémoire traumatique (Van der Hart, 2010 ; Salmona, 2013).
Avec cette mémoire traumatique, les victimes contre leur gré se retrouvent à revivre sans cesse les pires instants de terreur, de douleur, de désespoir, comme une torture sans fin, avec des sensations soudaines d’être en grand danger, de panique totale, de mort imminente, d’être projetés par terre, frappés violemment, de perdre connaissance. Elles ont peur d'être folles, et se sentent étrangères aux autres et à elles-mêmes. Avec ces sensations, les agresseurs restent éternellement présents, à imposer aux victimes les mêmes actes atroces, les mêmes phrases assassines, la même souffrance délibérément induite, la même jouissance perverse à les détruire et à imposer leurs mises en scène mystificatrices et dégradantes, avec une haine, un mépris, des injures et des propos qui ne les concernent en rien (Salmona, 2013).
Les stratégies de survie : conduites d’évitement et conduites dissociantes.

La vie devient un enfer pour les victimes, avec une sensation d’insécurité, de peur et de guerre permanente. Il leur faut une vigilance de chaque instant pour éviter les situations qui risquent de faire exploser cette mémoire traumatique. Des conduites d’évitement et de contrôle de l’environnement se mettent alors en place (phobies, TOC) et des conduites d'hypervigilance (avec une sensation de danger permanent, un état d'alerte, une hyperactivité, une irritabilité et des troubles de l'attention). Les victimes, particulièrement quand elles sont des enfants, essaient de se créer un monde sécurisé parallèle où elles se sentent en sécurité, qui peut être un monde physique (comme sa chambre, entouré d’objets, de peluches ou d’animaux qui les rassurent) ou mental (un monde parallèle où elles se réfugient continuellement). Toute situation de stress est à éviter, il est impossible de relâcher sa vigilance, dormir devient extrêmement difficile. Tout changement sera perçu comme menaçant car mettant en péril les repères mis en place et il mettra en place. Ces conduites d’évitement et de contrôle sont épuisantes et envahissantes, elles entraînent des troubles cognitifs (troubles de l’attention, de la concentration et de la mémoire) qui ont souvent un impact négatif sur la scolarité et les apprentissages.
Mais, c’est rarement suffisant, et pour éteindre à tout prix une mémoire traumatique ou pour prévenir son allumage, les victimes découvrent très tôt la possibilité de s’anesthésier émotionnellement grâce à des conduites dissociantes (Salmona, 2012). Ces conduites servent à provoquer « à tout prix » une disjonction pour éteindre de force la réponse émotionnelle en l’anesthésiant et calmer ainsi l'état de tension intolérable ou prévenir sa survenue. Cette disjonction provoquée peut se faire de deux façons, soit en provoquant un stress très élevé qui augmentera la quantité de drogues dissociantes sécrétées par l'organisme, soit en consommant des drogues dissociantes (alcool, stupéfiants)
Ces conduites dissociantes sont des conduites à risques : conduites auto-agressives (se frapper, se mordre, se brûler, se scarifier, tenter de se suicider), mises en danger (conduites routières dangereuses, jeux dangereux, sports extrêmes, conduites sexuelles à risques, situations prostitutionnelles, fugues, fréquentations dangereuses), conduites addictives (consommation d'alcool, de drogues, de médicaments, troubles alimentaires, jeux addictifs), des conduites délinquantes et violentes contre autrui (l'autre servant alors de fusible grâce à l'imposition d'un rapport de force pour disjoncter et s'anesthésier). 
Les conduites à risques sont donc des mises en danger délibérées recherchées pour leur pouvoir dissociant. Elles consistent en une recherche active voire compulsive de situations, de comportements ou d'usages de produits connus comme pouvant être dangereux à court ou à moyen terme. Mais elles rechargent aussi la mémoire traumatique, la rendant toujours plus explosive, et rendant les conduites dissociantes toujours plus nécessaires, créant une véritable addiction aux mises en danger et/ou à la violence. Ces conduites dissociantes sont incompréhensibles et paraissent paradoxales à tout le monde. Elles sont chez les victimes à l'origine de sentiments de culpabilité et d'une grande solitude, qui les rendent encore plus vulnérables. Elles peuvent entraîner un état dissociatif permanent comme lors des violences avec la mise en place d’un détachement et d’une indifférence apparente qui les mettent en danger d’être encore moins secourues, d’être ignorées et maltraitées.
Du fait de ces stratégies de survie une victime de violences sexuelle dans l’enfance peut à l’adolescence et à l’âge adulte osciller entre : 
  • une impossibilité ou une très grande difficulté d’avoir une vie sexuelle avec une personne qu’elle aime, la plupart des gestes d’un acte sexuel entraînant des réminiscences traumatiques les rendant insupportables ou très angoissants, à tel point qu’un rapport sexuel ne sera possible qu’en étant dissocié (drogué, alcoolisé ou après s’être stressé par des images mentales violentes) ;
  • et lors de situations de grand mal-être, des conduites à risques sexuelles, avec des rencontres avec des inconnus sans protection, avec des actes sexuels violents (auto-agressifs ou dans le cadre de pratiques « sado-masochistes »), des mises en danger sur internet ou avec des personnes manifestement perverses, voire même des pratiques prostitutionnelles, pour se dissocier.
De plus l’état dissociatif quasi permanent dans lequel se retrouvent les victimes leur donne la douloureuse impression de ne pas être elles-mêmes, d’être « as if », comme dans une mise en scène permanente. L’anesthésie émotionnelle les oblige à «jouer» des émotions dans les relations avec les autres, avec le risque de n’être pas tout en fait en phase, de sur- ou sous-jouer.
Des risques d’auto-agressions, de suicides, et de subir à nouveau des violences ou d’en reproduire.

Laisser des victimes de violences traumatisées sans soin est un facteur de risque de reproduction de violences de proche en proche et de génération en génération, les victimes présentant un risque important de subir à nouveau des violences, et aussi d’en commettre contre elles-mêmes, et pour un petit nombre d’entre elles contre autrui, ce qui suffit à alimenter sans fin un cycle des violences. L’OMS a reconnu en 2010 que le facteur principal pour subir ou commettre des violences est d’en avoir déjà subi. 
Reproduire les violences qu’on a subies est terriblement efficace pour s’anesthésier émotionnellement et écraser la victime qu’on a été et que l’on méprise, on bascule alors dans une toute puissance qui permet d’échapper à sa mémoire traumatique et d’échapper à des états de terreur ou de peur permanente. Il s’agit d’une stratégie dissociante. Mais si, quand on est traumatisé et laissé à l’abandon sans soin ni protection, on ne peut être tenu responsable d’être envahi par une mémoire traumatique qui fait revivre les violences, et de mettre en place des stratégies de survie telles que des conduites d’évitement, de contrôle et/ou des conduites dissociantes, en revanche on est responsable du choix qu’on opère de les utiliser contre autrui en l’instrumentalisant comme un fusible pour disjoncter. 
La méconnaissance des troubles psychotraumatiques et de leurs mécanismes porte lourdement préjudice aux victimes puisqu’elle permet de ne pas reconnaître la réalité de la souffrance, des symptômes et des handicaps que présentent les victimes, ni de les relier à leur cause : les violences. Elle permet également de continuer à mettre en cause les victimes qui seraient les artisanes de leur propre malheur en étant incapables d’aller mieux, de se relever, de tourner la page, d’arrêter de se victimiser, de sortir d’une prétendue fascination pour le trauma.


III Les violences sexuelles : quels soins ?

Une prise en charge spécifique par des soignants formés, centrée sur les violences et la mémoire traumatique est essentielle. 
Elle fait malheureusement le plus souvent défaut, et les centres de soins où elle peut-être proposée restent encore très rares en France. Les professionnels du soin sont peu formés à la psychotraumatologie, la plupart n’interrogent pas systématiquement leurs patients sur les violences qu’ils ont pu subir, identifient rarement des symptômes comme traumatiques, et ne proposent pas de traitement spécifique. 
Les symptômes psychotraumatiques sont souvent étiquetés à tort uniquement comme des troubles névrotiques anxieux ou bien dépressifs, des troubles de la personnalité (borderline, sensitive, asociale), et des démences chez les personnes âgées, et parfois comme des troubles psychotiques (psychose maniaco-dépressive, schizophrénie, paranoïa, etc.) traités abusivement comme tels et non comme des conséquences traumatiques. De même, les conduites d’évitement et de contrôle sur la pensée associées aux troubles dissociatifs chez les enfants et les adolescents peuvent être tellement envahissantes, et entraîner une telle inhibition du contact et de la parole, qu’elles peuvent être prises pour des déficits intellectuels ou des troubles d’allure autistique, ce qu’elles ne sont pas bien sûr. Tous ces troubles sont régressifs dès qu’une prise en charge de qualité permet de traiter la mémoire traumatique. À la place, des traitements symptomatiques et dissociants sont le plus souvent utilisés, ces traitements sont « efficaces » pour faire disparaître les symptômes les plus gênants et anesthésier les douleurs et les détresses les plus graves, mais ils ne traitent pas la mémoire traumatique des patients, voire parfois ils l’aggravent.
Pourtant, les troubles psychotraumatiques se traitent avec des techniques psychothérapiques qui permettent une intégration de la mémoire traumatique en mémoire autobiographique et une récupération des atteintes neurologiques grâce à la neuroplasticité du cerveau. Cette analyse poussée permet au cerveau associatif et à l’hippocampe de refonctionner et de reprendre le contrôle des réactions de l’amygdale cérébrale, et d’encoder la mémoire traumatique émotionnelle pour la transformer en mémoire autobiographique consciente et contrôlable. De plus il a été démontré qu’une prise en charge spécialisée permettait de récupérer des atteintes neuronales liées au stress extrême lors du traumatisme, avec une neurogenèse et une amélioration des liaisons dendritiques visibles sur des IRM (Ehling,  2003). 
Pour ce faire, il faut sortir la victime de la sidération initiale et de la dissociation traumatique qui s’en est suivie (en revisitant les violences, armé de tous les outils d’analyse et de compréhension nécessaires, en démontant le système agresseur et ses mensonges, et en réintroduisant du sens et de la cohérence), et il faut déminer sa mémoire traumatique en faisant des liens entre chaque symptôme et les violences subies, pour que ce vécu puisse petit à petit devenir intégrable, car mieux représentable, mieux compréhensible, en mettant des mots sur chaque situation, sur chaque comportement, sur chaque émotion, en analysant avec justesse le contexte, ses réactions, le comportement de l’agresseur. Il s’agit de remettre le monde à l’endroit. Il faut reconstituer avec la victime son histoire en restaurant sa personnalité et sa dignité, en les débarrassant de tout ce qui les avait colonisées et aliénées (mises en scènes, culpabilisations, mensonges, déni, mémoire traumatique). 
Le but de la prise en charge psychothérapique, c’est de ne jamais renoncer à tout comprendre, à redonner du sens. Tout symptôme, tout cauchemar, tout comportement qui n’est pas reconnu comme cohérent avec ce que l’on est fondamentalement, toute pensée, réaction, sensation incongrue doit être disséqué pour le relier à son origine, pour l’éclairer par des liens qui permettent de le mettre en perspective avec les violences subies. Par exemple une odeur qui donne un malaise et une envie de vomir se rapporte à une odeur de l’agresseur, une douleur qui fait paniquer se rapporte à une douleur ressentie lors de l’agression, un bruit qui paraît intolérable et angoissant est un bruit entendu lors des violences comme un bruit de pluie s’il pleuvait, une heure de la journée peut être systématiquement angoissante ou peut entraîner une prise d’alcool, des conduites boulimiques, des raptus suicidaires, des automutilations s’il s’agit de l’heure de l’agression, une sensation d’irritation, de chatouillement ou d’échauffement au niveau des organes génitaux survenant de façon totalement inadaptée dans certaines situations peut se rapporter aux attouchements subis, des « fantasmes sexuels » violents, très dérangeants dont on ne veut pas, mais qui s’imposent ne sont que des réminiscences traumatiques des viols ou des agressions sexuelles subis…
Rapidement, ce travail se fait quasi automatiquement et permet de sécuriser le terrain psychique, car lors de l’allumage de la mémoire traumatique le cortex pourra désormais contrôler la réponse émotionnelle et apaiser la détresse, sans avoir recours à une disjonction spontanée ou provoquée par des conduites dissociantes à risque. Il s’agit pour le patient de devenir expert en « déminage » et de poursuivre le travail seul, les conduites dissociantes ne sont plus nécessaires et la mémoire traumatique se décharge de plus en plus, la sensation de danger permanent s’apaise et petit à petit il lui devient possible de retrouver sa cohérence et sa liberté, et d’arrêter de survivre pour vivre enfin. 

IV Conclusion 


Il est donc essentiel pour les victimes de violences sexuelles d’être reconnues, protégées, informées, réconfortées, et de recevoir des soins spécifiques le plus tôt possible, afin d’éviter ainsi la mise en place de troubles psychotraumatiques sévères et chroniques qui auront de graves conséquences sur leur vie future et leur santé, et sur le risque de perpétuation des violences. La prévention des violences passe avant tout par la protection et le soin des victimes. Parce qu’elles ne seront plus condamnées au silence, ni abandonnées sans protection et sans soins, ces victimes pourront sortir de cet enfer où les condamne leur mémoire traumatique.

Dre Muriel Salmona


Enquêtes récentes de victimation en population générale, et sur les victimes de violences sexuelles  en France et dans le Monde
Enquête CSF Contexte de la sexualité en France de 2006, Bajos N., Bozon M. et l’équipe CSF., Les violences sexuelles en France : quand la parole se libère, Population & Sociétés (Bulletin mensuel d’information de l’Institut national d’études démographiques), 445, mai 2008.
Enquêtes « Cadre de vie et sécurité » CVS Insee-ONDRP, de l’Observatoire National des réponses pénales 2010 à 2012.
Les lettres numéro 6 et numéro 8 de l’Observatoire National des violences faites aux femmes de la MIPROF qui recense toutes les études et rapports  sur les violences faites aux femmes ainsi que les données issues de l’activité des associations spécialisées, téléchargeable sur le site http://stop-violences-femmes.gouv.fr

Enquête IVSEA Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte, 2015, conduite auprès de plus de 1200 victimes de violences sexuelles par Association Mémoire Traumatique et Victimologie avec le soutien de l’UNICEF France: SALMONA Laure auteure, SALMONA Muriel coordinatrice, Rapport et synthèse téléchargeables sur les sites : http://stopaudeni.com et http://www.memoiretraumatique.org
OMS World Health OrganizationGlobal Status Report on Violence Prevention, Genève, WHO, 2014.
United Nations Children’s FundHidden in plain sight: A statistical analysis of violence against children, New York, UNICEF, 2014.


Bibliographie :

Pour en savoir plus, les sites de l’association Mémoire traumatique et Victimologie avec de nombreux articles, documents, ressources, rapport (IVSEA) et vidéos de formation à consulter et télécharger :



  • Breslau N, Davis GC, Andreski P, Peterson EL. Traumatic events and posttraumatic stress disorder in an urban population of young adults. Arch. Gen. Psychiatry. 1991;48:216-222.
  • Briere, J., Conte, J., « Self-reported amnesia for abuse in adults molested as children » in Journal of traumatic stress, Janvier 1993, Vol. 6, Issue 1, p. 21-31.
  • Brown D. W., Anda R. F., et al., « Adverse Childhood Experiences and the Risk of Premature Mortality » in American Journal of Preventive Medicine, Novembre 2009, Vol. 37, Issue 5, p. 389-396.
  • Ehling, T., & Nijenhuis, E.R.S., Krikke, A. (2003). Volume of discrete brain structures inflorid and recovorid DID, DESNOS,  and healthy controls. Proceedings of 20th International Society for the study of dissociation. Chicago, 2003, november 2-4.
  • Felitti VJ, Anda RF. The Relationship of Adverse Childhood Experiences to Adult Health, Well-being, Social Function, and Health Care. In Lanius R, Vermetten E, Pain C (eds.). The Effects of Early Life Trauma on Health and Disease: the Hidden Epidemic. Cambridge: Cambridge University Press, 2010.
  • Heim CM, Decreased Cortical Representation of Genital Somatosensory Field After Ch. 
  • Louville P., Salmona M. Muriel,  « Clinique du psychotraumatisme » in Santé Mentale, Mars 2013, n° 176, p. 30-33. téléchargeable sur le site memoiretraumatique.org
  • McFarlane AC. The long-term costs of traumatic stress : intertwined physical and psychological consequences. World Psychiatry. 2010 Feb;9(1):3-10.
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