VIOLENCES FAITES AUX FEMMES ET PSYCHOTRAUMATISMES
Muriel Salmona, 27 janvier 2014
Les violences faites aux femmes et aux filles sont particulièrement traumatisantes sur le plan psychologique et neurologique, et elles sont à l’origine de chocs psychologiques et de troubles psychotraumatiques graves et fréquents. Les violences subies par les femmes et les filles sont celles qui ont le plus grand potentiel traumatisant en dehors des tortures : jusqu’à 58 % des victimes de violences conjugales et de 60 à 80 % des victimes de violences sexuelles risquent de développer un état de stress-post-traumatique contre seulement 24% chez l'ensemble des victimes de traumatismes (1, 2). Les chiffres des violences faites aux femmes étant particulièrement accablants avec le tiers des femmes qui rapportent avoir subi des violences physiques et/ou sexuelles dans leur vie, le nombre de femmes présentant des troubles psychotraumatiques est très important (3).
Les troubles psychotraumatiques sont des conséquences normales et universelles (4) des violences qui s’expliquent par la mise en place de mécanismes neuro-biologiques et psychiques de survie à l’origine d’une mémoire traumatique. les atteintes sont non seulement psychologiques, mais également neurologiques avec des dysfonctionnements importants des circuits émotionnels et de la mémoire, visibles sur des IRM, dont nous connaissons depuis plusieurs années les mécanismes psychologiques et neuro-biologiques (5, 6, 7). Ils ne sont pas liés à la victime mais avant tout à la gravité de l’agression, au caractère insensé des violences, à l’impossibilité d’y échapper, ainsi qu’à la mise en scène terrorisante et à l’intentionnalité destructrice de l’agresseur. La vulnérabilité de la victime (liée au handicap, à la maladie, à l’âge et au fait d’avoir déjà subi des violences) est un facteur aggravant de ces psychotraumatismes.
Sans une prise en charge adaptée ces troubles psychotraumatiques peuvent durer des années, des dizaines d'années, voire toute une vie. Ils sont à l’origine pour les victimes traumatisées d’une très grande souffrance mentale et d’un possible risque vital (suicide, conduites à risque). Ils ont un impact considérable sur leur santé démontré par les études internationales que ce soit sur leur santé mentale (troubles anxieux, dépressions, troubles du sommeil, troubles cognitifs, troubles alimentaires, addictions, etc.), leur santé physique (troubles liés au stress et aux stratégies de survie), la santé de leurs enfants et leur qualité de vie (8). Les troubles psychotraumatiques liés aux violences sont à l’origine d’une importante demande de soins, d’hospitalisations répétées, d’arrêt de travail, de mise en invalidité, etc. Et nous savons aussi qu’avoir subi des violences est un des principaux déterminants voire le déterminant principal (quand les violences ont été subies dans l’enfance) de l’état de santé des personnes même 50 ans après (9, 10).
Alors que nous disposons depuis plus de 10 ans de toutes les connaissances nationales et internationales, la gravité de leurs conséquences psychotraumatiques (8) fait toujours l'objet au mieux d'une méconnaissance, d'une sous-estimation et parfois même d’un déni que ce soit auprès des professionnels et du grand public. Et l’immense majorité des femmes victimes de violences se retrouvent seules, abandonnées, sans reconnaissance des préjudices subis, ni de leurs conséquences, sans protection, ni soins adaptés, à elles de survivre dans une grande souffrance et une insécurité totale, de se protéger et se réparer comme elles peuvent. De plus les stratégies de survie, qu'elles sont dans l’obligation de développer, sont un facteur d'exclusion, de pauvreté, et de vulnérabilité à de nouvelles violences. Sont en cause une loi du silence implacable qui s’impose à elles, et un manque de formation des professionnels qui ne sauront pas dépister les violences, ni rechercher, diagnostiquer puis soigner les troubles psychotraumatiques.
Ces conséquences neuro-psychotraumatiques sont dues à la mise en place par le cerveau de mécanismes neuro-biologiques de survie. La violence a un effet de sidération du psychisme qui paralyse la victime, l’empêche de réagir de façon adaptée, et empêche son cortex cérébral de contrôler l'intensité de la réaction de stress et sa production d'adrénaline et de cortisol. Un stress extrême, véritable tempête émotionnelle, envahit alors son organisme et - parce qu'il représente un risque vital (pour le cœur et le cerveau par l’excès d’adrénaline et de cortisol) (11)- déclenche des mécanismes neurobiologiques de sauvegarde qui ont pour effet de faire disjoncter le circuit émotionnel, et d'entraîner une anesthésie émotionnelle et physique en produisant des drogues dures morphine et kétamine-like. L'anesthésie émotionnelle génère un état dissociatif avec un sentiment d'étrangeté, de déconnection et de dépersonnalisation, comme si la victime devenait spectatrice de la situation puisqu'elle la perçoit sans émotion. Mais cette disjonction isole la structure responsable des réponses sensorielles et émotionnelles (l'amygdale cérébrale) de l'hippocampe (autre structure cérébrale, sorte de logiciel qui gère la mémoire et le repérage temporo-spatial, sans elle aucun souvenir ne peut être mémorisé, ni remémoré, ni temporalisé). Et l'hippocampe ne peut pas faire son travail d'encodage et de stockage de la mémoire sensorielle et émotionnelle des violences, celle-ci reste piégée dans l'amygdale sans être traitée, ni transformée en mémoire autobiographique. Elle va rester hors temps, non-consciente, à l'identique, susceptible d'envahir le champ de la conscience et de refaire revivre la scène violente de façon hallucinatoire, comme une machine à remonter le temps, avec les mêmes sensations, les mêmes douleurs, les mêmes phrases entendues, les mêmes odeurs, les mêmes sentiments de détresse et de terreur (ce sont les flashbacks, les réminiscences, les cauchemars, les attaques de panique…). C'est cette mémoire piégée dans l’amygdale qui n’est pas devenue autobiographique qu'on appelle la mémoire traumatique.
La mémoire traumatique est au cœur de tous les troubles psychotraumatiques. Aussitôt qu’un lien, une situation, un affect ou une sensation rappelle les violences ou fait craindre qu’elles ne se reproduisent, la mémoire traumatique envahit alors tout l’espace psychique de la victime de façon incontrôlable. Comme une “bombe à retardement”, susceptible d’exploser, souvent des mois, voire de nombreuses années après les violences, elle transforme sa vie psychique en un terrain miné. Telle une “boîte noire”, elle contient non seulement le vécu émotionnel, sensoriel et douloureux de la victime, mais également tout ce qui se rapporte aux faits de violences, à leur contexte et à l’agresseur (ses mimiques, ses mises en scène, sa haine, son excitation, ses cris, ses paroles, son odeur, etc.). Cette mémoire traumatique des actes violents et de l’agresseur colonise la victime, et lui fera confondre ce qui vient d’elle avec ce qui vient des violences et de l’agresseur. La mémoire traumatique des paroles et de la mise en scène de l’agresseur [« Tu ne vaux rien, tout est de ta faute, tu as bien mérité ça, tu aimes ça», etc.] alimentera chez elle des sentiments de honte, de culpabilité et d’estime de soi catastrophique, et celle de la haine et de l’excitation perverse de l’agresseur pourront lui faire croire à tort que c’est elle qui les ressent, ce qui constituera une torture supplémentaire, elle n’aura alors que mépris et haine pour elle-même.
Avec cette mémoire traumatique, les victimes contre leur gré se retrouvent à revivre sans cesse les pires instants de terreur, de douleur, de désespoir, comme une torture sans fin, avec des sensations soudaines d’être en grand danger, de panique totale, de mort imminente, d’être projetés par terre, frappés violemment, de perdre connaissance, de suffoquer, d’avoir des nausées, des douleurs intenses. Elles ont peur d'être folles, et se sentent étrangères aux autres et à elles-mêmes. Avec ces sensations, les agresseurs restent éternellement présents, à imposer aux victimes les mêmes actes atroces, les mêmes phrases assassines, la même souffrance délibérément induite, la même jouissance perverse à les détruire et à imposer leurs mises en scène mystificatrices et dégradantes, avec une haine, un mépris, des injures et des propos qui ne les concernent en rien.
La mémoire traumatique les hante, les exproprie et les empêche d’être elles-mêmes. La vie devient un enfer avec une sensation d’insécurité, de peur et de guerre permanente. Il leur faut une vigilance de chaque instant pour éviter les situations qui risquent de faire exploser cette mémoire traumatique. Des conduites d’évitement et de contrôle de l’environnement se mettent alors en place (phobies, TOC). Toute situation de stress est à éviter, il est impossible de relâcher sa vigilance, dormir devient extrêmement difficile. Mais c’est rarement suffisant, et pour éteindre à tout prix une mémoire traumatique qui «s’allume» ou pour prévenir son allumage, les victimes découvrent très tôt la possibilité de s’anesthésier émotionnellement grâce à des conduites dissociantes (12), c’est-à-dire à des conduites qui augmentent brutalement leur niveau de stress pour arriver coûte que coûte à sécréter suffisamment de drogues dures endogènes (pour disjoncter malgré l’accoutumance), ou des conduites qui renforcent l’effet des drogues endogènes grâce à une consommation de drogues exogènes (alcool, drogues, psychotropes à hautes doses). Ces conduites dissociantes sont des conduites à risques et de mises en danger : sur la route ou dans le sport, mises en danger sexuelles, jeux dangereux, consommation de produits stupéfiants, violences contre soi-même comme des auto-mutilations, ou contre autrui. Rapidement ces conduites dissociantes deviennent de véritables addictions. Ces conduites dissociantes sont incompréhensibles et paraissent paradoxales à tout le monde (à la victime, à ses proches, aux professionnels) et sont à l’origine chez la victime de sentiments de culpabilité et souvent de rejet par leur entourage.
Une prise en charge spécifique par des soignants formés, centrée sur les violences et la mémoire traumatique est essentielle. Elle fait malheureusement le plus souvent défaut, et les centres de soins où elle peut-être proposée restent encore très rares en France. Les médecins ne sont pas formés à la psychotraumatologie et ils ne relient pas les symptômes des victimes aux violences qu’elles ont subies. Ils ne proposent donc pas de traitement spécifique. À la place, des traitements symptomatiques et dissociants sont le plus souvent utilisés, ces traitements sont «efficaces» pour faire disparaître les symptômes les plus gênants et anesthésier les douleurs et les détresses les plus graves, mais ils ne traitent pas la mémoire traumatique des patients, voire parfois ils l’aggravent.
La méconnaissance des troubles psychotraumatiques et de leurs mécanismes porte lourdement préjudice aux victimes puisqu’elle permet de ne pas reconnaître la réalité de la souffrance, des symptômes et des handicaps que présentent les victimes, ni de les relier à leur cause : les violences. Elle permet également de continuer à mettre en cause les victimes qui seraient les artisantes de leur propre malheur en étant incapables d’aller mieux, de se relever, de tourner la page, d’arrêter de se victimiser, de sortir d’une prétendue fascination pour le trauma,… De plus, elle est responsable dans le cadre des procédures policières et judiciaires d’une disqualification de la parole des victimes, puisque des réactions normales comme une paralysie due à la sidération psychique empêchant la victime de s’opposer, de se débattre ou de crier leur sera reprochée, tout comme les imprécisions liées aux troubles de la mémoire et à la dissociation traumatique (pouvant être à l’origine d’amnésies traumatiques fréquentes et de perturbations des repères temporo-spaciaux), ou les délais pour porter plainte liés aux conduites d’évitement et aux troubles dissociatifs.
Pourtant nous savons très bien décrire cliniquement ces troubles psychotraumatiques, les diagnostiquer, et nous savons les traiter efficacement avec des techniques psychothérapiques qui permettent une intégration de la mémoire traumatique en mémoire auto-biographique et une récupération des atteintes neurologiques grâce à la neuroplasticité du cerveau. Pour ce faire il faut sortir la victime de la sidération initiale et de la dissociation traumatique qui s’en est suivie (en revisitant les violences, armé de tous les outils d’analyse et de compréhension nécessaires, en démontant le système agresseur et ses mensonges, et en réintroduisant du sens et de la cohérence), et il faut déminer sa mémoire traumatique en faisant des liens entre chaque symptôme et les violences subies. Et nous savons enfin que laisser des victimes de violences traumatisées sans soin est un facteur de risque de reproduction de violences de proche en proche et de générations en générations, les victimes présentant un risque important de subir à nouveau des violences, et aussi d’en commettre pour un petit nombre d’entre elles dans le cadre de conduites dissociantes, comme c’est le cas pour certains enfants exposés à ces violences (13, 14, 15).
Cet abandon sans protection ni soin de la très grande majorité des victimes de violences représente pour elles une perte de chance et une atteinte à leurs droits. Mettre en place une offre de soin adaptée et accessible à toutes les victimes, par des professionnels formés est une urgence de santé publique. "Il s'agit d'un problème mondial de santé publique, d'ampleur épidémique, qui appelle une action urgente", nous dit en 2013 la Dre Margaret Chan, directeure générale de l’OMS (3).
Dre Muriel Salmona, Psychiatre, psychotraumatologue,
Présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie,
auteure de l’ouvrage «Le livre noir des violences sexuelles» paru chez Dunod en 2013.
1- Astin, Millie C Posttraumatic Stress Disorder and Childhood Abuse in Battered Women: Comparisons with Maritally Distressed Women. Journal of Consulting and Clinical Psychology, v63 n2 p308-12 Apr 1995
2-Breslau N., Davis G.C., Andreski P., Peterson E.L. — Traumatic events and posttraumatic stress disorder in an urban population of young adults. Arch. Gen. Psychiatry, 48, 216-222, 1991
3- Communiqué de presse du rapport de l’OMS 2013 : Estimations mondiales et régionales de la violence à l’encontre des femmes : prévalence et conséquences sur la santé de la violence du partenaire intime et de la violence sexuelle exercée par d’autres que le partenaire
4- McFarlane AC. The long-term costs of traumatic stress: intertwined physical and psychological consequences World Psychiatry. 2010 Feb;9(1):3-10.
5- Rauch, S.L., Shin, L.M., and Phelps, E.A. (2006). Neurocircuitry models of posttraumatic stress disorder and extinction: human neuroimaging research–past, present, and future. Biol. Psychiatry 60, 376–382.
6- Nemeroff, C.B., & Douglas, J., Bremner, Foa, E. B., Mayberg, H.S., North, C.S., Stein, M.B. (2009). Posttraumatic Stress Disorder: A State-of-the-Science Review Influential Publications, American Psychiatric Association, 7:254-273
7- Louville P. et Salmona M. Traumatismes psychiques : conséquences cliniques et approche neurobiologique in dossier : Le traumatisme du viol dans la Revue Santé Mentale de mars 2013 n°176
8- Black M. C. Intimate Partner Violence and Adverse Health Consequences Implications for Clinicians, MPH AMERICAN JOURNAL OF LIFESTYLE MEDICINE September/October 2011 vol. 5 no. 5 428-439
9- Garcia-Moreno, C. et al. (2005) Prevalence of intimate partner violence: findings from the WHO (World Health Organisation) multi-country study on women's health and domestic violence, Lancet, 368, 1260
10- Felitti VJ, Anda RF. The Relationship of Adverse Childhood Experiences to Adult Health, Well-being, Social Function, and Health Care. In Lanius R, Vermetten E, Pain C (eds.). The Effects of Early Life Trauma on Health and Disease: the Hidden Epidemic. Cambridge: Cambridge University Press, 2010.
11- Yehuda, R., & LeDoux, J. (2007) Response Variation following Trauma: A Translational Neuroscience Approach to Understanding PTSD, Neuron 56, October 4, 2007.
12- Salmona M., Mémoire traumatique et conduites dissociantes. In Coutanceau R, Smith J. Traumas et résilience. Dunod, 2012
13- Van der Hart O. and co. Le soi hanté, Paris, De Boeck, 2010
14- Salmona M., Le livre noir des violences sexuelles, Dunod, 2013
15 - l’OMS en 2010 a reconnu que le principal risque de subir ou de commettre des violences est d’en avoir déjà subi, et l’enquête ENVEFF de 2000 avait montré que les femmes ayant subi des violences dans l’enfance avait quatre fois plus de risque de subir des violences conjugales, et que 40 à 60 % d'hommes violents avec leur partenaires ont été témoin de violences conjugales dans l'enfance. (Rossman, B. B. (2001)