Le retentissement des violences sexuelles
lié à la mémoire traumatique
Intervention de la docteure Muriel Salmona,
psychiatre-psychotraumatologue,
responsable de l'antenne 92 de l'Institut de Victimologie
et présidente de l'association Mémoire Traumatique et Victimologie, drmsalmona@gmail.com, www.memoiretraumatique.org,
8 ème rencontre départementale de l'Observatoire des violences envers les femmes, Bobigny, Bourse du Travail
8 mars 2010
Les violences sexuelles sont à l'origine de graves conséquences sur la santé mentale et physique directement liées à l'installation de troubles psychotraumatiques sévères qui, s'ils ne sont pas pris en charge spécifiquement le plus tôt possible, peuvent se chroniciser et durer de nombreuses années, voire toute une vie.
Ces troubles psychotraumatiques sont très fréquents lors de violences sexuelles, avec 80 % de risque de les développer en cas de viol alors que pour l'ensemble des victimes de traumatismes en général il n'y a que 24 % de risques (Breslau et al., 1991). Ce sont des conséquences normales des violences. Ils sont pathognomoniques, c'est à dire qu'ils sont spécifiques et qu'ils sont une preuve médicale du traumatisme.
Ces troubles psychotraumatiques sont méconnus presque jamais identifiés, ni diagnostiqués (les médecins, les psychiatres ne sont pas formés), les victimes sont abandonnées sans traitement spécialisé. Tout se passe passe comme si on laissait un polytraumatisé après un accident se réparer tout seul sans soin, au pire il pourrait en mourir, se retrouver le plus souvent avec de lourdes séquelles et de lourds handi- caps, et au mieux s'en sortir à peu près mais après quelles souffrances. C'est ce qui se passe pour les victimes de violences sexuelles alors qu'elles sont polytraumatisées psychiquement et neurologiquement on les laisse sans soin, alors qu'il existe des soins efficaces. Et comble de l'injustice, on leur reproche sans cesse leurs symptômes, leurs handicaps et leur conduites d'auto-traitement.
Les symptômes psychotraumatiques sont liés à l'installation d'une mémoire traumatique (avec circuit de peur conditionnée) responsable de conduites paradoxales de banalisation, de tolérance, de dépendance à l'agresseur, de conduites à risque et de mises en danger. Ces conduites paradoxales sont en fait des conduites d'auto-traitement qui s'imposent de façon incompréhensible et incontrôlable à la victime pour échapper à une angoisse et une détresse intolérable et qui permettent de la soulager en créant un état dissociatif avec anesthésie affective et sensitive, dépersonnalisation et état de conscience altérée, ce sont des conduites dissociantes.
Ces conséquences psychotraumatiques vont avoir un impact particulièrement grave sur la santé psychique et physique de la victime et s'ils ne sont pas pris en charge spécifiquement ils vont se chroniciser et pouvoir durer des années, voire toute une vie. Au moment des violences sexuelles ils vont être responsables d'un état de sidération et d'un état de choc émotionnel post-immédiat, puis d'une souffrance mentale très importante, incontrôlable due à la mémoire traumatique des violences subies : réminiscences, flash-back, cauchemars (évaluée à une moyenne de 9,1 sur une échelle de 1 à 10, étude sur le 92, Muriel Salmona, 2008*(1)) associé à des troubles dissociatifs, des troubles de la personnalité, des troubles de l'humeur avec un risque suicidaire (x25), des troubles anxieux majeurs (crises d'angoisses, phobies, TOC, avec une sensation de danger permanent, hypervigilance), des troubles des conduites (conduites à risques souvent sexuelles, mises en danger : sur la route, dans le sport, conduites addictives, conduites auto-agressives et conduites agressives), du comportement (troubles de l'alimentation : anorexie, boulimie, de la sexualité et du sommeil), des troubles cognitifs sévères et des troubles somatiques fréquents liés au stress et à une atteinte du système immunitaire (fatigue et douleurs chroniques, troubles cardio-vasculaires et pulmonaires, diabète, troubles digestifs, troubles gynécologiques, dermatologiques, etc.). Ils sont aussi un facteur d'isolement affectif et social, d'échec scolaire, professionnel, d'exclusion sociale et de marginalisation, de délinquance, de conduites addictives, de risque d'être à nouveau victime de violences, de risque prostitutionnel.
Ces troubles psychotraumatiques sont générés par des situations de peur et de stress extrêmes provoquées par les violences. Ces violences sexuelles sont telle- ment terrorisantes, sidérantes, incompréhensibles, incohérentes et impensables qu'el- les vont pétrifier le psychisme de la victime- le mettre en panne - de telle sorte qu'il ne pourra plus jouer son rôle de modérateur de la réponse émotionnelle déclenchée par l'amygdale cérébrale qui joue un rôle d'alarme en commandant la sécrétion d'adrénaline et de cortisol (hormones de stress). La réponse émotionnelle monte alors en puissance sans rien pour l'arrêter et atteint un stade de stress dépassé qui représente un risque vital cardio-vasculaire (adrénaline) et neurologique (cortisol) par "survoltage" et impose la mise en place par le cerveau de mécanismes de sauvegarde neurobiologiques exceptionnels sous la forme d'une disjonction du circuit émotionnel*(2). C'est un court circuit qui isole l'amygdale cérébrale et qui permet d'éteindre la réponse émotionnelle. Cette disjonction se fait à l'aide de la libération par le cerveau de neuromédiateurs qui sont des drogues dures endogènes morphine- like et kétamine-like.
La disjonction entraîne une anesthésie émotionnelle et physique brutale et salvatrice alors que les violences continuent et elle donne une sensation d'irréalité, de déconnexion, de corps mort, et l'impression de vivre les violences de l'extérieur en spectateur, c'est ce qu'on appelle la dissociation. La dissociation peut parfois s'installer de manière permanente donnant l'impression de devenir une automate, d'être dévitalisée, déconnectée, anesthésiée, confuse, une morte-vivante.
La disjonction est aussi à l'origine de troubles de la mémoire (ictus amnésiques) et d'une mémoire traumatique, la mémoire émotionnelle des violences va rester piégée dans l'amygdale, isolée elle ne pourra pas être traitée par l'hippocampe (structure cérébrale qui est un logiciel de traitement et d'encodage de la mémoire consciente et des apprentissages). Cette mémoire traumatique va alors rester en l'état, surchargée d'effroi, de détresse, de douleur et exploser ensuite à distance des violences de manière incontrôlable au moindre lien ou stimulus qui rappellent les violences (situations, lieux, odeurs, sensations, émotions, stress, etc...). Elle fait revivre à l'identique, de façon intolérable les violences avec les mêmes émotions, les mêmes sensations, le même stress dépassé lors des réminiscences ou lors de cauchemars. Elle envahit totalement la conscience et provoque une détresse, une souffrance extrême et à nouveau un survoltage et une disjonction.
La vie devient un enfer avec une sensation d'insécurité, de peur et de guerre permanente. Il faut être dans une vigilance de chaque instant pour éviter les situa- tions qui risquent de faire exploser cette mémoire traumatique. Des conduites d'évi- tement et de contrôles de l'environnement se mettent alors en place. Toute situation de stress est à éviter, il est impossible de relâcher sa vigilance, dormir devient extrê- mement difficile.
La vie devient un terrain miné par cette mémoire traumatique qui est tout le temps susceptible d'exploser en se rechargeant encore plus à chaque fois, et en créant au bout d'un certain nombre d'explosions une accoutumance aux drogues dures endo- gènes disjonctantes. À cause de cette accoutumance l'état de stress dépassé avec sur- voltage ne peut plus être calmé par la disjonction, la souffrance devient intolérable, avec un impression de mort imminente. Pour y échapper, si la victime est seule sans secours, il ne reste à la victime comme solution que de recourir au suicide ou à des conduites dissociantes, c'est à dire à des conduites qui augmentent brutalement le niveau de stress pour arriver coûte que coûte à sécréter suffisamment de drogues dures endogènes (pour disjoncter malgré l'accoutumance), ou qui renforcent l'effet des drogues endogènes grâce à une consommation de drogues exogènes (alcool, drogues, psychotropes à hautes doses).
Cela crée alors une situation paradoxale où il y a une nécessité vitale de se mettre en danger pour pouvoir disjoncter en augmentant le niveau de stress quand la mémoire traumatique est allumée, par exemple quand il va falloir affronter un agresseur, des nouvelles violences, l'anticipation de cette situation étant particulièrement intolérable. La façon de se mettre en danger peut se faire :
- soit par des conduites auto-agressives (auto-mutilations, tentatives de suicide, douleurs provoquées, conduites et des scénarios de reproduction "masochistes"),
- soit par des prises de toxiques qui reproduisent ou provoquent l'état dissociatif (alcool, drogues, surdosage médicamenteux),
- soit par des conduites à risque avec mises en danger qui sont des conduites dissociantes qui s'imposent à elle, qui peuvent être de "céder", de "plonger dans le danger", de suivre un agresseur ou même de provoquer ou de proposer chez un ou des agresseur-s des passages à l'acte par des conduites ou des propos, des attitudes "provocants", "séducteurs", passages à l'acte qu'elle redoute tellement que leur anticipation va créer un stress très important et permettre la disjonction et l'anesthésie affective qui permettra de vivre la situation redoutée dans un état "second" sans souffrance ni angoisse intolérable. Ces passages à l'acte, la victime ne les veut absolument pas, les craint plus que tout, et c'est pour cela qu'il est nécessaire qu'elle soit dans un état second pour y survivre.
La multiplication des situations traumatiques (violences qui continuent), la multiplications des situations de rallumage de la mémoire traumatique (rappel
du traumatisme par des liens qui se font avec celui-ci, par un contact avec l'agresseur) entraînent un état de dissociation quasi continuel chez la victime
avec dépersonnalisation, conscience altérée et anesthésie affective qui permet
une emprise de l'agresseur sur la victime qui est de ce fait totalement vulnérable et dans l'incapacité de se défendre et peut même sembler "participer" aux violences par son état hypnoïde et par ses conduites dissociantes ("provocations", "propositions","attitudes", paroles, qui sont des mises en danger) alors même que c'est la terreur qu'elle éprouve vis à vis de son agresseur et vis à vis des violences, dont elle ne veut surtout pas, qui l'ont mise dans cet état du fait d'un mécanisme psycho-neuro-biologique de sauvegarde nécessaire pour éviter un risque vital physique et psychique. Le seul moyen pour y échapper étant de ne plus être du tout en contact avec le ou les agresseur-s (contact physique, téléphonique, par courrier), le ou les agresseur-s, par expérience, le savent, aussi ne lâchent-ils pas leur victime (harcèlement, contact répétés). Ce n'est que quand la victime se sentira protégée des agressions, mise à l'abri, qu'elle pourra sortir
de cet état de dissociation, "se réveiller"et prendre alors conscience de la gravité des faits subis, et qu'elle sera confrontée à sa souffrance et pourra demander de l'aide et être traitée, mais si elle est mise de nouveau en danger les processus de dissociation pourront reprendre.
Ces conduites dissociantes sont des conduites à risques et de mises en danger : sur la route ou dans le sport, mises en danger sexuelles, jeux dangereux, consommation de produits stupéfiants, violences contre soi-même comme des auto-mutilations, violences contre autrui (l'autre servant alors de fusible grâce à l'imposition d'un rapport de force pour disjoncter). Rapidement ces conduites dissociantes deviennent de véritables addictions. Ces conduites dissociantes sont incompréhensibles et paraissent paradoxales à tout le monde (à la victime, à ses proches, aux professionnels) et sont à l'origine chez la victime de sentiments de culpabilité et d'une grande solitude. Elles représentent un risque très importants pour sa santé (accidents, maladies secondaires aux conduites addictives).
La prise en charge est essentielle, elle consiste à :
1- faire cesser les violences, mettre à l'abri et en sécurité, faire appel à la loi
2- donner des informations et expliquer les mécanismes psychologiques et neu- robiologiques psychotraumatiques pour que les victimes comprennent ce qui leur arrivent, pour qu'elles puissent se déculpabiliser et avoir une boîte à outil pour mieux se comprendre, mieux se protéger et mieux se soigner (cf la plaquette d'information "si vous subissez des violences"*(3)
3- orienter vers des ressources pour une prise en charge sociale et juridique et vers des centres de soins spécialisés avec des médecins formés à la psychotraumatologie
4- soigner : soulager la souffrance psychique en priorité, aider à éviter les conduites dissociantes, identifier la mémoire traumatique qui prend la forme de véritables mi- nes qu'il s'agit de localiser, puis patiemment de désamorcer et de déminer, en réta- blissant des connexions neurologiques, en faisant des liens et en réintroduisant des représentations mentales pour chaque manifestation de la mémoire traumatique. Il s'agit de "réparer" l'effraction psychique initiale, la sidération psychique liée à l'irreprésentabilité des violences. Effraction responsable d’une panne psychique qui rend le cerveau incapable de contrôler la réponse émotionnelle ce qui est à l'origine du stress dépassé, du survoltage, de la disjonction, puis de l'installation d'une disso- ciation et d'une mémoire traumatique. Cela se fait en "revisitant" le vécu des violen- ces, accompagné pas à pas par un "démineur professionnel" avec une sécurité psychi- que offerte par la psychothérapie et si nécessaire par un traitement médicamenteux, pour que ce vécu puisse petit à petit devenir intégrable car mieux représentable, mieux compréhensible, en mettant des mots sur chaque situation, sur chaque compor- tement, sur chaque émotion, en analysant avec justesse le contexte, ses réactions, le comportement de l'agresseur. Cette analyse poussée permet au cerveau associatif et à l'hippocampe de refonctionner et ainsi de reprendre le contrôle des réactions de l'amygdale cérébrale et d'encoder la mémoire traumatique émotionnelle pour la trans- former en mémoire autobiographique consciente et contrôlable. Le but, c'est de ne jamais renoncer à tout comprendre, ni à redonner du sens, tout symptôme, tout cauchemar, tout comportement qui n’est pas reconnu comme cohérent avec ce que l’on est fondamentalement, toute pensée, réaction, sensation incongrue doit être disséqué pour le relier à son origine, pour l'éclairer par des liens qui per- mettent de le mettre en perspective avec les violences subies. Par exemple une odeur qui donne un malaise et envie de vomir se rapporte à une odeur de l'agresseur, une douleur qui fait paniquer se rapporte à une douleur ressentie lors de l'agression, un bruit qui paraît intolérable et angoissant est un bruit entendu lors des violences comme un bruit de pluie s'il pleuvait, un bruit de chaudière si le viol a été commis tout à côté d'une chaudière, une heure de la journée peut être systématiquement an- goissante ou peut entraîner une prise d'alcool, des conduites boulimiques, des raptus suicidaires, des auto-mutilations s'il s'agit de l'heure de l'agression, une sensation d’ir- ritation, de chatouillement ou d’échauffement au niveau des organes génitaux surve- nant de façon totalement inadaptée dans certaines situations peut se rapporter aux at- touchements subis, des “fantasmes sexuels” violents, très dérangeants dont on ne veut
pas mais qui s’imposent dans notre tête ne sont que des réminiscences traumatiques des viols ou des agressions sexuelles subies... Rapidement, ce travail se fait quasi automatiquement et permet de sécuriser le terrain psychique car lors de l'allumage de la mémoire traumatique le cortex pourra aussitôt contrôler la réponse émotionnelle et apaiser la détresse sans avoir recours à une dis- jonction spontanée ou provoquée par des conduites dissociantes à risque. La victime devient experte en "déminage" et poursuit le travail toute seule, les conduites dissociantes ne sont plus nécessaires et la mémoire traumatique se décharge de plus en plus, la sensation de danger permanent s'apaise et petit à petit il devient possible de se retrouver et d'arrêter de survivre pour vivre enfin.
Les violences en général et les violences sexuelles en particulier ont donc de très graves conséquences et sont une atteinte à l'intégrité physique et psychique des victimes. Si les victimes ne sont pas soignées leur vie est fracassée.
Les violences sont à l'origine de nouvelles violences dans un processus sans fin
du fait de la mémoire traumatique et des conduites dissociantes violentes contre soi- même ou contre autrui. Les conduites dissociantes contre autrui sont choisies par un petit nombre de victimes qui vont se ranger du côté des agresseurs, du côté des domi- nants et s'autoriser à se dissocier et s'anesthésier en transformant une personne en fusible pour disjoncter sans risque par la violence extrême et insensée qu'ils lui font subir. La victime est toujours innocente face aux violences, elle est piégée dans un scénario qui ne la concerne pas, à jouer de force le rôle de victime. Ces conduites violentes ne sont possibles que dans un cadre inégalitaire qui permet de fabriquer des victimes toutes désignées et de les instrumentaliser le plus sou- vent en toute impunité*(4).
Les violences sexuelles ne sont pas une fatalité, elles n'ont rien à voir avec la sexualité et le désir sexuel, elles ne sont que des violences terriblement efficaces (les plus efficaces avec la torture) pour détruire, dégrader et soumettre l'autre. Il est possible de lutter contre elles en protégeant les droits, la sécurité et l'accès aux soins de ceux qui en sont le plus les victimes : les enfants et les femmes, en œuvrant pour qu'ils bénéficient d'une réelle égalité, et en ne laissant pas impu- nies ces infractions pénales.
Dr Muriel Salmona, mars 2010
• 1*Etude sur les Hauts de Seine sur les conséquences psychotraumatiques des violences conjugales, familiales et/ou sexuelles, Salmona Muriel, 2008
. 2*Salmona Muriel, La mémoire traumatique in L'aide-mémoire en Psychotraumatologie, Paris, Dunod, 2008
• 3*Plaquettes d'information médicale sur les conséquences psychotraumatologiques des violences : Si vous avez subi ou si vous subissez des violences éditées par l'Association Mémoire Traumatique et Victimologie et la DRDFE Délégation Régionale aux Droits des Femmes et à l'Égalité d'Ile de France et la Préfecture et la Préfecture de Région d' Ile de France, disponible sur les sites memoiretraumatique.org, violences.fr, et sosfemmes.com
• 4*Ouvrage à paraître en 2010 : Violences impensées et impensables ou la mémoire traumatique à l'œuvre, Muriel Salmona