AGRESSIONS SEXUELLES
Article de la Dre Muriel Salmona, 2019 publié en 2020 dans un ouvrage collectif chez Dunod : Aide-mémoire en psychotraumatologie 3ème édition
Introduction
Le viol et les autres agressions sexuelles sont des crimes et des délits à l’origine de très graves atteintes aux droits, à la sécurité, à la dignité et à l’intégrité des personnes qui en sont victimes. Depuis plus de vingt ans, que ce soit en temps de paix ou de guerre, les viols sont considérés en droit international et européen comme des traitements cruels, inhumains et dégradants, et de plus en plus comme une forme de torture. Ce sont donc des crimes de premier ordre que les États ont la responsabilité et l’obligation de prévenir et de punir, quel qu’en soit l’auteur.
Ce sont des violences sexistes et discriminatoires dont les femmes et les filles sont les principales victimes dans un continuum de violences dès leur plus jeune âge (80%) et dont les hommes sont les principaux auteurs (90%) (ONDRP-INSEE, 2017).
Ces violences sexuelles sont d'une ampleur considérable et touchent tous les âges, toutes les ethnies et tous les groupes socioéconomiques, en tous lieux et dans tous les contextes, mais elles sont commises essentiellement par des proches (90%), et sur les personnes les plus vulnérables : enfants, personnes handicapées, précarisées, marginalisées et traumatisées, ayant déjà été victimes.
Elles font partie des traumatismes les plus sévères et sont associées à des effets néfastes à long terme sur la santé mentale et physique des victimes et sur leur parcours de vie, ce qui en fait un problème de société et de santé publique majeur.
Longtemps sous-estimées malgré leur gravité, ces violences sexuelles bénéficient d’une impunité quasi-totale qui s’explique par le déni, la loi du silence et les stéréotypes sexistes qui règnent dans la société et qui banalisent les violences en les rendant tolérables, invisibilisent les victimes ou les rendent coupables des crimes qu’elles ont subis. L’immense majorité des victimes ont dû survivre seules sans protection, ni justice, ni réparations, à des violences sexuelles subies le plus souvent de façon répétée dès le plus jeune âge, et aux conséquences psychotraumatiques catastrophiques de ces violences sur leur santé et leur vie, sans accompagnement ni soins spécifiques.
Depuis l’affaire Weinstein aux USA, en octobre 2017, un vent d’espoir s’est levé avec le mouvement mondial de libération de la parole de femmes victimes de violences sexuelles, #MeToo. En s’attaquant au déni et à la loi du silence, il est à l’origine d’un grand élan de solidarité, de reconnaissance et de soutien pour les victimes, et d’une prise de conscience de l’ampleur et de la gravité de ces violences sexuelles. Depuis, la lutte contre ces violences sexistes et sexuelles est devenue une grande cause nationale en France, des réformes et de nouvelles lois ont été votées, et on assiste à une mobilisation des professionnels impliqués dans l’accompagnement des victimes, mais nous partons de si loin que la route sera longue avant que ne puissent s’améliorer la protection et la prise en charge des victimes qu’elle soit médicale, psychologique, judiciaire et socio-économique.
Les agressions sexuelles et la loi
Les agressions sexuelles (viols et autres agressions sexuelles) sont des crimes et des délits définis par l'article 222-22 du code pénal : « constitue une agression sexuelle toute atteinte sexuelle commise avec violence, contrainte, menace ou surprise » quelle que soit la nature des relations existant entre l'agresseur et sa victime, y compris s'ils sont unis par les liens du mariage.
Depuis 2016, elles sont qualifiées d’incestueuses (viols incestueux ou agressions sexuelles incestueuses) quand elles sont commises par des membres de la famille sur des victimes mineures, et cette qualification concerne également les victimes majeures, depuis 2018.
Violence, contrainte, menace ou surprise désignent les moyens employés par l'auteur pour imposer sa volonté à la victime. Depuis 2010, la contrainte peut être physique ou morale. Depuis 2018, lorsque les faits sont commis sur la personne d'un mineur, la contrainte morale ou la surprise peuvent résulter de la différence d'âge existant entre la victime et l'auteur des faits et de l'autorité de droit ou de fait que celui-ci exerce sur la victime. Cette autorité de fait peut être caractérisée par une différence d'âge significative entre la victime mineure et l'auteur majeur. Et, lorsque les faits sont commis sur la personne d'un mineur de quinze ans, la contrainte morale ou la surprise sont caractérisées par l'abus de la vulnérabilité de la victime ne disposant pas du discernement nécessaire pour ces actes.
On doit noter la spécificité française du délit dit d’atteinte sexuelle sur mineurs, définie par le fait pour un adulte d’exercer sans violence, contrainte, menace ni surprise, un acte de nature sexuelle avec ou sans pénétration sur la personne d’un mineur de moins de quinze ans, ou de 15 à 18 ans si l’adulte est en position d’autorité ; cette atteinte sexuelle n’est pas alors considérée comme un viol, ni comme une agression sexuelle. En 2017, deux procédures judiciaires impliquant des adultes de 22 et 27 ans ayant pénétré sexuellement deux petites filles de 11 ans ont fait scandale, le procureur pour l’une et la cour d’assises pour l’autre, n’ayant pas qualifié la violence, contrainte, menace ou surprise, n’ont pas considéré qu’il s’agissait de viols. Un seuil d’âge du consentement, en dessous duquel il n’y aurait plus besoin de qualifier la violence, contrainte, menace ou surprise, devait être voté pour que tout acte sexuel commis par un adulte sur un enfant soit automatiquement considéré comme une agression sexuelle ou un viol en cas de pénétration, mais la loi sur les violences sexistes et sexuelles d’août 2018 a renoncé à cette mesure très attendue.
Enfin, lorsque les agressions sexuelles sont commises à l'étranger contre un mineur par un Français ou par une personne résidant habituellement sur le territoire français, la loi française est applicable par dérogation. Constitue également une agression sexuelle le fait de contraindre une personne par la violence, la menace ou la surprise à subir une atteinte sexuelle de la part d'un tiers.
Le viol
Le viol, ainsi que sa tentative, est un crime jugé en cour d’assises. Il est défini par l'article 222-23 du code pénal comme « Tout acte de pénétration de quelque nature que ce soit commis sur la personne d'autrui ou sur la personne de l'auteur par violence, contrainte, menace ou surprise », et il est puni de 15 ans de réclusion criminelle, et de 20 ans en cas de circonstances aggravantes.
La pénétration sexuelle distingue le viol des autres agressions sexuelles. Dans la définition, le « de quelque nature que ce soit », désigne toute pénétration sexuelle qu'elle soit vaginale, anale ou orale, ou pénétration sexuelle par le sexe, la main ou des objets ; le « commis sur la personne d’autrui ou (depuis 2018) sur la personne de l’auteur », fait référence au fait que la victime ou l’auteur soit une femme, un homme, ou un enfant - fille ou garçon -, et que la victime soit connue ou inconnue de l’auteur.
Les agressions sexuelles autres que le viols
Les agressions sexuelles et leurs tentatives sont des délits jugés au Tribunal Correctionnel. Elles regroupent des contacts imposés sur des parties du corps considérées comme intimes et sexuelles : le sexe, les fesses, les seins, les cuisses et la bouche, que l'agresseur pratique ces actes sur la victime ou bien qu'il contraigne la victime à les pratiquer sur lui. Elles sont punies (ainsi que leurs tentatives) de 5 ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d’amende, de 7 ans d'emprisonnement et de 100 000 euros d’amende quand elles sont aggravées, et de 10 ans d'emprisonnement et de 150 000 euros d'amende lorsqu’elles sont aggravées et imposées à des mineurs de 15 ans.
Quant aux atteintes sexuelles sur mineurs par des adultes, sans violence, contrainte, menace ni surprise, elles sont depuis 2018 punies de sept ans d'emprisonnement et de 100 000 € d’amende.
De nombreuses circonstances aggravantes
De nouvelles circonstances aggravantes ont été rajoutées en 2018, telles que la vulnérabilité économique de la victime, la présence d’enfant, l’administration à l’insu de la victime de substances altérant son discernement ; en plus de celles qui existaient déjà pour les viols ou agressions sexuelles et leurs tentatives : sur mineurs de 15 ans, sur personnes vulnérables, quand elles ont entraîné une blessure ou une lésion, sous la menace ou usage d’une arme, en réunion, par le conjoint ou ex-conjoint, par un ascendant ou une personne ayant autorité ou abusant de son autorité, en raison de l'orientation sexuelle ou du sexe de la victime, quand il y a eu mise en contact par un réseau de communication électronique, sur une personne qui se livre à la prostitution (y compris de façon occasionnelle), par une personne agissant en état d'ivresse manifeste ou sous l'emprise manifeste de produits stupéfiants.
Des délais de prescription allongés
Les délais de prescription des crimes et délits, c’est à dire les délais au-delà desquels il n'est plus possible de poursuivre l'auteur de l'infraction en justice, ont doublé en 2017. Ils sont maintenant de 20 ans pour les crimes et de 6 ans pour les délits. Pour les mineurs, il existe des délais de prescription spécifiques, qui ont été modifiés en 2018 : ils sont de 30 ans après la majorité pour les crimes, de 20 ans après la majorité pour les délits sur mineurs de moins de 15 ans ou bien sur les délits accompagnés de circonstance aggravantes, et de 10 ans après la majorité pour les délits sur mineurs de plus de 15 ans sans autres circonstances aggravantes.
Des violences sexuelles qui bénéficient d’une impunité quasi totale
Malgré un arsenal de loi qui s’est beaucoup enrichi ces dernières années comme nous venons de le voir, le viol reste le crime le moins rapporté aux autorités publiques et le moins condamné en tant que tel, il en est de même pour le délit d’agression sexuelle.
En France, alors que seules 10 % des victimes de viols adultes et environ 4% des victimes de viols mineures portent plaintes, 74% de ces plaintes sont classées sans suite, la moitié des 26% de plaintes instruites sont déqualifiées en délits (correctionnalisées), et 10% seulement des plaintes seront jugées pour viol en cour d’assises, cela veut dire que seuls 1% des viols d’adultes seront jugés et 0,4% des viols de mineurs (Infostats Justice, janvier 2018). De plus, depuis 10 ans, le nombre de viols condamnés a chuté de 40% (Infostats Justice, septembre 2018). Dans d’autre pays comme la Grande-Bretagne on observe le même phénomène, l’impunité s’accroit. De plus, les procédures judiciaires sont souvent maltraitantes et augmentent le risque de passage à l’acte suicidaire pour les victimes, dont 82% ont mal vécu le dépôt de plainte, 77% ont mal vécu l’enquête policière, les auditions, les confrontations et la procédure judiciaire ; et pour les rares qui ont pu avoir un procès, 89% l’ont mal vécu (IVSEA, 2015)
Bien que les victimes de violences sexuelles aient un besoin vital de parler, d’être entendues, secourues, réconfortées, accompagnées, protégées et soignées, et qu’elles aient besoin de justice, de solidarité, de soutien, de compréhension, de reconnaissance et de vérité, 83% d’entre elles rapportent qu’elles n’ont pas été reconnues, ni protégées (IVSEA, 2015). Elles sont le plus souvent condamnées au silence et dans l’incapacité de porter plainte parce qu’elles ont peur de ne pas être crues, pensent que cela ne servira à rien, sont menacées ou manipulées par l’agresseur ou son entourage, ont trop honte et se sentent coupables, ont des difficultés à identifier et à comprendre ce qu’elles ont subi, et à réaliser la gravité des conséquences ; elles sont trop traumatisées, trop dissociées, et elles ont peur de réactiver leurs traumatismes, ou bien ont eu une période d’amnésie traumatique, fréquente pour environ 40% d’entre elles (Williams, 1998 ; IVSEA, 2015 ; MTV-Ipsos, 2019). Et quand 70% d’entre elles arrivent à parler des violences sexuelles (en moyenne plus de 14 ans après des viols subis dans l’enfance), ce n’est pas du tout pour elles une garantie d’être crues et secourues : pour les deux tiers le fait d’avoir parlé n’a entraîné aucune conséquence, seules 8% ont été protégées ; et quand elles arrivent enfin à dénoncer les violences sexuelles aux autorités, les faits sont souvent prescrits (MTV, Ipsos, 2019).
Pour toutes ces raisons et pour mieux lutter contre l’impunité des viols et des agressions sexuelles, de nombreuses associations et des experts continuent de demander ce qui n’a pas été obtenu lors du vote de la nouvelle loi sur les violences sexistes et sexuelles de 2018 : un seuil d’âge du non-consentement et un crime spécifique sur les mineurs de 15 ans (18 ans en cas d’inceste), une redéfinition du viol en fonction du non-consentement, une imprescriptibilité des crimes sexuels, une levée de prescription en cas de crimes commis par un même auteur sur plusieurs victimes, une reconnaissance de l’amnésie traumatique comme obstacle insurmontable levant la prescription, une interdiction des déqualifications, ainsi qu’une mise en place d’une commission pluridisciplinaire indépendante pour examiner les classements sans suite.
Des chiffres d’une ampleur considérable
Dans le monde, selon l’OMS
Une femme sur dix a subi des violences sexuelles depuis l’âge de 15 ans (FRA, 2014 ; OMS 2017), une fille sur cinq et un garçon sur treize ont subi des violences sexuelles dans leur enfance (0-18 ans), chaque année 1 million de filles sont agressées et violées dans le monde (OMS, 2014). En 2019, 45 millions d’images et de vidéos pédocriminelles sexuelles sont postées sur le net (NYT, 2019).
En France
Suivant les enquêtes de victimation 14,5% (VIRAGE, 2017) à 20% (CSF, 2008) des femmes ont subi des violences sexuelles (agressions sexuelles + viols) au cours de leur vie, et 4% (VIRAGE, 2017) d’hommes. En ce qui concerne les viols, dans leur vie 16 % des femmes ont subi des viols et des tentatives de viols dont 59 % avant 18 ans, et 5 % des hommes dont avant 18 ans (enquête Contexte de la sexualité en France CSF INSERM, 2008).
Par an, ce serait 260 000 viols et tentatives de viols qui seraient commis en France, un chiffre provenant des enquêtes de victimation qui donne le vertige mais qui reste pourtant sous-estimé. L’enquête Cadre de Vie et Sécurité de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales a pu mesurer qu’en 2017, 94 000 femmes de 18 à 75 ans ont déclaré avoir été victimes de viols et de tentatives de viols l’année précédant l’enquête et 16 000 hommes, et on estime que les filles sont près de 130 000 et les garçons 35 000 à subir des viols et des tentatives de viols chaque année (ONDRP-INSEE 2012-2017 ; CSF, 2008 ; ONDRP 2012-2017 ; VIRAGE 2017).
Nous l’avons vu, les principales victimes sont des filles et des femmes, les agresseurs étant dans l’ensemble des hommes connus des victimes, membre de leur famille (viols incestueux et agressions sexuelles incestueuses) dans près de la moitié des cas pour les mineurs, partenaire ou ex-partenaire (viols conjugaux) dans plus d’un tiers des cas pour les adultes. Ces violences sexuelles s’exercent dans le cadre d’un rapport de force et de domination, les personnes vulnérables et discriminées en étant plus fréquemment victimes. Les enfants en sont les principales victimes : 81% des violences sexuelles ont débuté avant 18 ans, 51% avant 11 ans, 21% avant 6 ans, et plus de 60% des viols sont commis sur des mineur·e·s, l’âge moyen des victimes mineures étant de 10 ans (VIRAGE, 2017 ; MTV/IPSOS, 2019 ; IVSEA, 2015, CSF, 2008) ; les personnes handicapées en sont 4 fois plus victimes (et même jusqu’à 5 fois plus pour les mineures handicapées mentales), et près de 90% des femmes présentant des troubles du spectre de l’autisme ont subi des violences sexuelles, 78% tout sexe confondu (Brown-Lavoie, 2014 ; Danmeyer, 2018 ; Gourion, 2019) ; de même les personnes malades, racisées, migrantes, précarisées, marginalisées, sans domicile fixe, en situation prostitutionnelle, etc. subissent proportionnellement bien plus de violences sexuelles.
La culture du viol : une culture du déni des violences sexuelles et de la culpabilisation des victimes
Les agresseurs et leurs complices justifient souvent les violences sexuelles en invoquant sexualité, relations amoureuses, séduction, jeux, voire éducation. Les victimes sont souvent considérées comme ayant provoqué les violences sexuelles par leur comportement ou leur tenues, ou comme y ayant consenti ou ayant menti. Ce sont des mystifications et des stéréotypes sexistes, les violences sexuelles n’ont rien à voir avec un désir sexuel ni avec des pulsions sexuelles, ce sont des armes très efficaces pour détruire et dégrader l'autre, le soumettre et le réduire à l'état d'objet et d'esclave. Il s'agit avant tout de dominer et d'exercer sa toute-puissance. Les viols sont de plus en plus utilisées comme des armes de guerre, de répression par la terreur, et de destruction massive dans le cadre de génocides.
Les fausses idées sur les viols, les stéréotypes sexistes et la culture du viol ont la vie dure et sont encore très répandus : 37% des Français pensent qu’il est habituel qu’une femme portant plainte pour viol mente, 40% pensent qu’une attitude provocante de la victime en public atténue la responsabilité du violeur, et que si elle se défend vraiment elle peut le faire fuir ; 30%, qu’une tenue sexy excuse en partie le violeur ; plus des 2/3 adhérent au mythe d’une sexualité masculine pulsionnelle et difficile à contrôler, et d’une sexualité féminine passive ; et plus de 20% considèrent que des femmes aiment être forcées et ne savent pas ce qu’elles veulent, qu’un non veut dire oui, etc (MTV-Ipsos, 2016, 2019 ; Renard, 2018).
La méconnaissance généralisée de la gravité des conséquences psychotraumatiques des viols et de leurs mécanismes fait que l’on reproche fréquemment à la victime des symptômes psychotraumatiques normaux, comme la sidération, la dissociation ou la mémoire traumatiques, ou bien des stratégies habituelles de survie, comme mettant en cause sa crédibilité et son comportement (Salmona, 2018).
Les professionnels qui ne sont pas formés et la société toute entière, encore trop inégalitaire et soumise à la domination patriarcale, participent à une véritable négation du viol et des agressions sexuelles et de leurs conséquences, ainsi qu’à une déresponsabilisation voire à une protection de l’agresseur. La victime est considérée comme la coupable, ayant provoqué le crime et fabriqué un criminel (alors que c’est le criminel qui fabrique des victimes), comme responsable de ses propres souffrances et malheurs, n’ayant ni droits, ni valeur… (Salmona, 2018)
Des violences extrêmement traumatisantes à court, moyen et long terme
En plus des atteintes corporelles, des risques de grossesse et de maladie sexuellement transmissible, les violences sexuelles entraînent de graves atteintes psychiques. Les traumatismes psychiques lors des violences sexuelles sont ceux qui, avec la torture et les actes de barbarie, entraînent le plus de conséquences psychotraumatiques graves et durables sur les victimes, avec près de 80 % de risque de développer un état de stress post-traumatique en cas de viol chez les adultes et près de 100% chez les enfants, alors que lors de traumatismes en général il n'y a que 24 % de risques de développer un tel état de stress post-traumatique (Breslau, 1991 ; Rodriguez, 1997).
Ces troubles psychotraumatiques sont des conséquences normales et universelles de ces violences s’expliquant par la mise en place de mécanismes neuro-biologiques et psychiques de survie face à un stress extrême, à l’origine d’une mémoire traumatique* (McFarlane, 2010, Nemeroff, 2016). Ils sont à l’origine d’atteintes neurologiques visibles sur des IRM, et d’un impact considérable à court, moyen et long terme sur la santé mentale et physique des victimes, ainsi que sur leur vie sociale, professionnelle, économique et personnelle.
Le viol ou les agressions sexuelles ont un effet traumatique immédiat en créant un état de sidération psychique au moment des faits, qui paralyse la victime et l'empêche souvent de réagir, de se défendre ou de crier. Cet été de sidération psychique crée un survoltage émotionnel qui représente un risque vital cardio-vasculaire et neurologique. Pour y échapper le cerveau déclenche un mécanisme de sauvegarde neuro-biologique exceptionnel sous la forme d'une disjonction du circuit émotionnel. Cette disjonction permet une anesthésie émotionnelle et physique brutale et salvatrice mais elle est à l'origine aussi d'un état dissociatif (avec dépersonnalisation, état de conscience altéré, sentiment d'irréalité, sentiment d'être spectateur de l'événement, confusion temporo-spatiale) et de troubles de la mémoire, avec la mise en place d'une mémoire traumatique, symptôme central des traumas qui va être une véritable bombe à retardement émotionnelle. Cette mémoire traumatique, hypersensible et incontrôlable, fait revivre à l'identique les violences sexuelles, comme une machine à remonter le temps, au moindre lien rappelant le traumatisme avec les mêmes perceptions sensorielles (visuelles, olfactives, tactiles, douloureuses), sensations, émotions, le même stress extrême ; elle contient à la fois, mélangés et non identifiés, les ressentis et les émotions de la victime (terreur, effroi, détresse, douleurs, dégout) ainsi que ceux de l’agresseur (ses paroles culpabilisatrices, ses cris, sa haine, son mépris et son excitation perverse). La colonisation par la mémoire traumatique qui provient de l’agresseur est pour la victime particulièrement génératrice de honte, de culpabilité, de haine de soi, de phobies d’impulsion et de peur d’être perverse ou d’être un monstre.
C’est une véritable torture transformant la vie de la victime en un terrain miné, l’obligeant à mettre en place des stratégies de survie coûteuses, voire dangereuses : conduites d’évitements et de contrôle pour éviter le déclenchement de la mémoire traumatique ; conduites à risques dissociantes pour anesthésier les émotions déclenchées par la mémoire traumatique avec des produits dissociants ou des mises en danger (Salmona, 2018).
Ces conséquences psychotraumatiques ont un impact particulièrement grave sur la santé psychique et physique de la victime ; et si elles ne sont pas pris en charge spécifiquement elles se chronicisent et durent des années, voire toute une vie. Elles sont responsables d'une souffrance mentale très importante, incontrôlable, due à la mémoire traumatique des violences subies : réminiscences, flash-back, cauchemars. Elles sont aussi responsables de troubles dissociatifs qui représentent un risque important d’emprise et de re-victimisation pour la victime, de troubles de l'humeur avec risque suicidaire, de troubles anxieux majeurs (crises d'angoisses, phobies, TOC, avec une sensation de danger permanent, hypervigilance), de troubles des conduites (conduites à risques souvent sexuelles, mises en danger : sur la route, dans le sport, conduites addictives, conduites conduites auto-agressives et conduites agressives), de troubles du comportement (troubles de l'alimentation : anorexie, boulimie, de la sexualité et du sommeil), de troubles cognitifs sévères et de troubles somatiques liés au stress très fréquents (fatigue et douleurs chroniques, troubles cardio-vasculaires et pulmonaires, diabète, troubles digestifs, troubles gynécologiques et obstétricaux, neurologiques, endocriniens, dermatologiques, etc.). Les victimes de viols adultes sont plus de 70% à décrire un impact important sur leur santé mentale, et quand les viols on eu lieu dans l’enfance, elles sont 96% (CVS-ONDRP, 2014 ; IVSEA, 2015). La moitié d’entre elles ont fait des tentatives de suicide et des dépressions à répétition, de même la moitié présentent des conduites addictives, 40% des troubles alimentaires et 70% seront à nouveau victimes de violences sexuelles dans leur vie (IVSEA, 2015). L’impact sur leur vie sexuelle et amoureuse est considérable pour 81% d’entre elles, et de même sur leur vie professionnelle et sociale pour plus de la moitié d’entre elles (MTV, Ipsos, 2019). Les troubles psychotraumatiques augmentent le risque d’exclusion, de grande précarité, de marginalisation, de situations prostitutionnelles et de handicap (suivant l’étude IVSEA 50% des adultes ayant été victimes de violences sexuelles dans l’enfance ont subi une période de précarité) ; sans compter le risque d’infection sexuellement transmissible et de grossesse sur viol. Tous ces troubles sont évitables si une protection et une prise en charge médico-psychologique de qualités sont mises en place (ONDRP-INSEE, 2017 ; IVSEA, 2015 ; Enquête MTV, Ipsos, 2019).
La gravité des conséquences psychotraumatiques des viols sur la vie et sur la santé mentale et physique des victimes reste encore trop méconnue et nécessite des soins appropriés. La prise en charge spécifique des psychotraumatismes des victimes de violences sexuelles permet de leur éviter la plupart des conséquences à long terme sur leur vie et leur santé (Ehring, 2014 ; Hillis, 2016). Or sans protection ni prise en charge spécifique médico-psychologique, juridique et sociale des victimes de viol, ces conséquences s’installent sur des années, des décennies voire toute leur vie.
Cette méconnaissance des conséquences psychotraumatiques et les stéréotypes sexistes qui y sont accolés aboutissent à une maltraitance inouïe sur tous les plans, avec des injustices en cascades, une impunité quasi-totale, une discrimination et une inégalité renforcées avec des droits fondamentaux bafoués et une atteinte grave à la dignité, une perte de chance scandaleuse en terme de santé, d’épanouissement personnel, d’insertion socio-économique, avec un risque important de précarité et de marginalisation, une absence de reconnaissance et de réparation, et une reproduction toujours renouvelée des violences.
Les violences sexuelles : quels soins ?
Les psychiatres et les médecins sont les premiers recours pour les femmes victimes de violences sexuelles (CVS-ONDRP, 2014). Ils ont un rôle essentiel médico-psychologique et médico-légal à jouer en terme de prévention, de dépistage, de protection, évaluation du danger, diagnostic, orientation et traitement.
Une prise en charge spécifique pluridisciplinaire médicale et psychologique par des soignants formés, centrée sur les violences et la mémoire traumatique est essentielle. Elle nécessite que les victimes soient protégées des violences, des agresseurs et de situations de stress trop importantes.
Cette prise en charge spécifique fait malheureusement le plus souvent défaut, et les centres de soins où elle peut-être proposée restent encore trop rares en France, même si 10 centres viennent d’être créés et qu’il est prévu d’en créer 5 autres pour les enfants. Les professionnels du soin sont encore trop peu formés à la psychotraumatologie, la plupart n’interrogent pas systématiquement leurs patients sur les violences qu’ils ont pu subir, identifient rarement des symptômes comme traumatiques, et ne proposent pas de traitement spécifique (cf nos enquêtes IVSEA, 2015 et Ipsos 2019 sur les violences sexuelles dans l’enfance, seules 23% des victimes de viol ont bénéficié d’une prise en charge médico-psychologique spécialisée et il leur a fallu attendre 10 ans en moyenne pour en bénéficier, enfin 79% des professionnels de la santé ne font pas le lien entre les violences subies dans l’enfance et leur état de santé).
Les symptômes psychotraumatiques sont souvent étiquetés à tort uniquement comme des troubles névrotiques anxieux ou bien dépressifs, des troubles de la personnalité, et des démences chez les personnes âgées, et parfois comme des troubles psychotiques traités abusivement comme tels et non comme des conséquences traumatiques. De même, les conduites d’évitement et de contrôle sur la pensée, associées aux troubles dissociatifs chez les enfants et les adolescents peuvent être tellement envahissantes, et entraîner une telle inhibition du contact et de la parole, qu’elles peuvent être prises pour des déficits intellectuels ou des troubles d’allure autistique, ce qu’elles ne sont pas. Tous ces troubles sont régressifs dès qu’une prise en charge de qualité permet de traiter la mémoire traumatique. À la place, des traitements symptomatiques et dissociants sont le plus souvent utilisés, ces traitements sont « efficaces » pour faire disparaître les symptômes les plus gênants et anesthésier les douleurs et les détresses les plus graves, mais ils ne traitent pas la mémoire traumatique des patients, voire parfois ils l’aggravent.
Pourtant, les troubles psychotraumatiques se traitent avec des techniques psychothérapiques qui permettent une intégration de la mémoire traumatique en mémoire autobiographique et une récupération des atteintes neurologiques grâce à la neuroplasticité du cerveau. Cette analyse poussée permet au cerveau associatif et à l’hippocampe de fonctionner à nouveau, de reprendre le contrôle des réactions de l’amygdale cérébrale, et d’encoder la mémoire traumatique émotionnelle pour la transformer en mémoire autobiographique consciente et contrôlable. De plus il a été démontré qu’une prise en charge spécialisée permettait de récupérer des atteintes neuronales liées au stress extrême lors du traumatisme, avec une neurogenèse et une amélioration des liaisons dendritiques visibles sur des IRM (Ehling, 2003).
Pour ce faire, il faut sortir la victime de la sidération initiale et de la dissociation traumatique qui s’en est suivie : en protégeant la victime, puis en revisitant les violences, armé de tous les outils d’analyse et de compréhension nécessaires, en expliquant les mécanismes psychotraumatiques, en démontant le système agresseur et ses mensonges, et en réintroduisant du sens et de la cohérence ; et il faut ensuite déminer sa mémoire traumatique en faisant des liens entre chaque symptôme et les violences subies, pour que ce vécu puisse petit à petit devenir intégrable, car mieux représentable, mieux compréhensible, en mettant des mots sur chaque situation, sur chaque comportement, sur chaque émotion, en analysant avec justesse le contexte, ses réactions, le comportement de l’agresseur. Il s’agit de remettre le monde à l’endroit. Il faut reconstituer avec la victime son histoire en restaurant sa personnalité et sa dignité, en les débarrassant de tout ce qui les avait colonisées et aliénées (mises en scènes, culpabilisations, mensonges, déni, mémoire traumatique).
Conclusion
Jusque là, nos structures éducatives, sociales, sanitaires et judiciaires ont toutes presque totalement échoué à protéger et à prendre en charge les victimes, ainsi qu’à empêcher ces crimes sexuels de se produire à grande échelle, principalement sur les personnes les plus vulnérables et discriminées. La gravité des conséquences des violences sexuelles sur leur vie et leur santé à long terme n’est pas encore reconnue comme un problème majeur de santé publique et de société. Les professionnels du soin ne sont toujours pas formés et l’offre de soin est très insuffisante. La protection, la solidarité et les aides sociales ne sont pas à la hauteur. La justice est quasi absente.
Il est à espérer que le mouvement #MeToo réveille suffisamment les consciences ainsi que les pouvoirs publics pour que l’impunité de ces crimes et délits sexuels ne menace plus toutes les filles et les femmes et aussi les enfants et les personnes les plus vulnérables et les plus discriminées, pour que le monde soit enfin plus solidaire et plus juste pour les victimes de ces crimes sexuels, pour que la vérité sur ces crimes ne soit plus niée ; la reconnaissance, la prise en compte et le traitement des psychotraumatismes sont un préalable nécessaire, de même que la formation de tous les professionnels susceptibles de prendre en charge, d’accompagner et de soigner les victimes, pour qu’ils puissent reconnaître et traiter les conséquences psychotraumatiques des violences sexuelles en comprenant leurs mécanismes : la sidération, la dissociation et la mémoire traumatique. C’est ce qui permettra de démonter les mythes et les stéréotypes sexistes à l’origine de la mise en cause quasi-systématique de la parole des victimes et de leur culpabilisation (culture du viol), et de restaurer ainsi leurs droits ainsi que leur dignité.
Pour en savoir plus, les sites de l’association Mémoire traumatique et Victimologie avec de nombreux articles, documents, ressources, rapports et vidéos de formation à consulter et télécharger :
Les lettres numéro 8 de l’Observatoire National des violences faites aux femmes téléchargeable sur le site http://stop-violences-femmes.gouv.fr
Enquêtes « Cadre de vie et sécurité » CVS Insee-ONDRP, de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales ONDRP– Rapport annuel sur la criminalité en France – 2017
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Enquête IVSEA Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte, 2015, conduite auprès de plus de 1200 victimes de violences sexuelles par Association Mémoire Traumatique et Victimologie avec le soutien de l’UNICEF France: Salmona Laure auteure, Salmona Muriel coordinatrice, Rapport et synthèse téléchargeables sur les sites : http://stopaudeni.com et http://www.memoiretraumatique.org
Enquête VIRAGE INED et premiers résultats sur les violences sexuelles : Alice Debauche, Amandine Lebugle, Elizabeth Brown, et al. Documents de travail n° 229, 2017, 67 pages
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INFOSTATS JUSTICE, Les condamnations pour violences sexuelles, septembre 2018, Bulletin d’information statistique du ministère de la Justice numéro 164
Enquête Mémoire Traumatique et Victimologie par Ipsos sur « Les Français et les représentations sur les violences sexuelles, 2016 et 2019, téléchargeable sur le site http://www.memoiretraumatique.org
Enquête Mémoire Traumatique et Victimologie par Ipsos sur « Violences sexuelles dans l’enfance », 2019, téléchargeable sur le site http://www.memoiretraumatique.org
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