La grossesse à l’épreuve
des violences conjugales :
une urgence humaine et de santé publique
Dre Muriel Salmona, 2016
Psychiatre - psychothérapeute
Présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie
Dr Muriel Salmona, in Coutanceau R, Salmona M. J (eds.) in Violences conjugales et famille, Paris, Dunod, 2016
INTRODUCTION
L’accès à une contraception efficace, la possibilité de faire une interruption volontaire de grossesse, les progrès considérables de la médecine obstétricale et péri-natale, font qu’en 2016 la grossesse est perçue comme un choix et comme une période de bonheur et d’épanouissement pour une femme. Et si les intenses bouleversements physiologiques, affectifs et corporels de la grossesse, ainsi que la lourde responsabilité envers une vie en développement, rendent les femmes enceintes plus vulnérables, elles sont censées pouvoir compter sur un suivi médical régulier et de qualité, sur des droits spécifiques et sur la protection, l’affection et l’attention de leur entourage, tout particulièrement de leur conjoint. Une femme enceinte est donc considérée par notre société comme une personne précieuse dont la sécurité est assurée.
C’est vrai pour la majorité des femmes, mais pas pour celles - et elles sont loin d’être rares - qui sont victimes de violences conjugales. Subir des violences pendant sa grossesse est une grave atteinte à leurs droits, à leur sécurité et à leur intégrité psychique et physique et à celle de l’enfant à venir. Les violences peuvent entraîner de lourdes conséquences sur le déroulement de leur grossesse, de leur accouchement, et sur leur santé et celle de leur enfant.
Ces femmes victimes devraient bénéficier de protection et de soins spécifiques. Assurer leur sécurité est un impératif, mais c’est très loin d’être systématiquement le cas. La grande majorité des femmes enceintes victimes de violences de violences conjugales, ne sont pas identifiées, et les conséquences traumatiques physiques et psychiques sur leur santé et celle de leur enfant ne sont pas reconnues comme telles (Salmona M, 2008).
Que se passe-t-il pour que ces femmes soient abandonnées sans protection ni soins avec les conséquences graves que cela entraîne ?
Et que se passe-t-il chez ces hommes pour que des impératifs moraux aussi forts et aussi unanimement reconnus, ceux de la protection des femmes enceintes et de la mère et son nouveau-né, puissent être ainsi transgressés ? Et quelles en sont les conséquences pour la mère et l’enfant à naître ?
UNE ABSENCE DE PROTECTION : UNE RÉALITÉ IMPENSABLE ?
Le déni et la loi du silence règnent sur les violences conjugales pendant la grossesse, tout comme c’est le cas pour toutes les violences intra-familiales, conjugales et sexuelles que subissent beaucoup de femmes. Pour bien trop de personnes encore, qu’elles soient ou non des professionnelles, il y a un véritable refus à penser et à intégrer que de telles violences aient lieu dans des espaces comme le couple et la famille. Ces personnes veulent continuer à penser ces lieux comme des espaces protecteurs et fiables où règnent l’amour, a fortiori lors d’une grossesse que tout le monde s’accorde à considérer comme sanctuarisée.
De plus, comme nous allons le voir, un des principaux symptômes psychotraumatiques que présentent les femmes victimes est une dissociation traumatique qui les déconnecte et les anesthésie émotionnellement. Or, face à une personne dissociée, un interlocuteur ne peut pas ressentir d’émotion (les neurones miroirs qui normalement l’informent sur l’état émotionnel de la personne qui lui fait face, ne renvoient rien puisqu’elle est déconnectée de ses émotions), cela explique, pour une bonne part, pourquoi l’entourage des femmes enceintes victimes de violences conjugales, et les professionnels les prenant en charge, peuvent avoir du mal à se mobiliser pour la victime, à identifier la réalité du danger qu’elle court, et à avoir peur pour elle. Et si elle parle des violences qu’elle subit, ils pourront avoir du mal à la croire, puisqu’elle semble détachée, indifférente, ou tout au moins bien supporter ce qu’elle vit (Salmona, 2013a).
Rares sont les femmes qui pourront dénoncer les violences, demander du secours et porter plainte :
- en raison des menaces et des manipulations qu’elles subissent,
- de la honte et de la culpabilité qui les colonisent,
- de la peur de ne pas être crues,
- et des symptômes psychotraumatiques qui rendent toute évocation des violences très douloureuses et angoissantes (mémoire traumatique) ou confuse et irréelle (dissociation traumatique) ;
Et encore plus rares sont celles qui seront dépistées et protégées par des professionnels, alors que la vulnérabilité de ces victimes les oblige à les mettre hors de danger, et permet de lever le secret professionnel pour faire un signalement auprès du procureur de la République.
La méconnaissance de la réalité de ces violences et de leurs conséquences, l’absence de formation des professionnels prenant en charge les femmes enceintes, le déni, la loi du silence, font que la grande majorité d’entre elles seront abandonnées et devront se protéger et survivre comme elles peuvent aux violences et à leurs conséquences sur leur vie, leur grossesse et leur santé et celle de leur enfant.
Le couple et la famille restent encore actuellement une zone de non-droit où, sous couvert "d’amour", un droit naturel à posséder l’autre et à exercer les pires violences est toléré. Il deviennent alors un espace patriarcal totalitaire où s’exercent des privilèges en contradiction totale avec l’inaliénabilité de la personne humaine et de ses droits fondamentaux.
L’information et la sensibilisation du grand public ainsi que la formation des professionnels sont encore trop insuffisantes. La mission inter-ministérielle de protection des femmes victimes de violence (MIPROF) a mis en place depuis 2013 des outils et des formations pour que les professionnels soient sensibilisés et sachent dépister ces situation de violence en faisant systématiquement un dépistage auprès des femmes enceintes, en repérer les conséquences et les orienter. Identifier ces femmes, leur permettre de parler est impératif pour qu’elles puissent ainsi que leur enfant bénéficier de soins et de protection (Livret d’accompagnement du court-métrage Elisa, MIPROF, 2014).
UNE GROSSESSE À L’ÉPREUVE DES VIOLENCES
Les femmes seraient près de 10% (les chiffres varient entre 6 et 20% selon les études internationales) à subir des violences conjugales pendant la grossesse.
Il ne faut pas oublier que des femmes sont enceintes alors qu’elles ont été mariées de force par leur famille, qu’elles subissent des violences par leur partenaire, qu’elles ne voulaient pas de cette grossesse et que leur famille ou leur partenaire leur a imposé de la garder, qu’elles ont été violées…
Les chiffres parlent d’eux-mêmes : tous les ans, en France, plus de 220 000 femmes subissent des violences conjugales et celles qui sont le plus exposées sont justement dans la tranche d’âge où elles sont fertiles, par ailleurs 84 000 femmes subissent des viols, et pour 50% d’entre elles il s’agit de viols conjugaux.
De nombreuses études montrent que si la grossesse peut chez certaines femmes subissant des violences conjugales être une période d’accalmie, elle peut être au contraire :
- un facteur déclenchant pour 40 % des femmes enceintes qui ont été maltraitées par leur partenaire (enquête canadienne de 1993),
- un facteur aggravant, si les violences conjugales préexistaient à la grossesse, avec une violence qui s’aggrave pour près des 2/3 des femmes et avec quatre fois plus de femmes signalant de très mauvais traitements (coups, étranglement, menaces avec armes, agressions sexuelles) par rapport aux violences conjugales en général,
- une conséquences de ces violences après un viol ou après une situation de contrainte avec empêchement de prendre des contraceptifs et de faire une IVG, avec les conditions catastrophiques que l’on peut imaginer pour la mère et l’enfant..
Les violences commises par le conjoint sont très souvent multiples et répétées, elles peuvent être verbales, psychologiques, physiques, sexuelles, économiques et matérielles. Ce sont des délits et des crimes (viols, tentatives de meurtre) avec des circonstances aggravantes (exercées par un conjoint et sur une personne en situation de vulnérabilité).
Ces violences, en entraînant de lourdes conséquences psychotraumatiques, aggravent la situation de vulnérabilité de ces femmes enceintes et les plongent souvent dans une situation de précarité. Elles favorisent une emprise totale de leur conjoint qui va les piéger tout au long de leur grossesse, et en post-partum. Leur santé physique et psychique et celle de leur enfant seront très impactées, ainsi que le lien mère-enfant, d’autant plus que dans la presque totalité des cas (90 %), les violences continueront après la naissance, les autres enfants de la famille, s’il y en a, qui seront témoins de ces violences, en seront également traumatisés (Silverman, 2006).
DES CONSÉQUENCES GRAVES SUR LA SANTÉ DE LA MÈRE ET DE L’ENFANT
En plus des coups et blessures provoquées par les violences (plaies, contusions, fractures, brûlures, décollement de la rétine, atteintes ORL, traumatismes crâniens, etc.) qui entraînent des séquelles et peuvent aller jusqu’à la mort. Silverman et ses collègues ont estimé que les femmes ayant subi des violences avant et/ou pendant la grossesse, ont des risques significativement plus élevés pour un grand nombre de pathologies obstétricales. Ils retrouvent ainsi des risques augmentés jusqu’à plus de 90% pour les métrorragies, plus de 60% pour les ruptures prématurées des membranes, les infections urinaires et les vomissements incoercibles, plus de 48% pour le diabète et plus de 40% pour l'hypertension artérielle. Les nouveau-nés de ces femmes ont un risque de prématurité significativement augmenté jusqu’à 37% et d'hypotrophie jusqu’à 21% (Silverman, 2006).
Une enquête conduite en Seine-Saint-Denis, en étudiant rétrospectivement les grossesses chez des femmes victimes de violences conjugales, indique un taux d’accouchements prématurés de 23 % (contre 7 % sur le département étudié) et 7 % d’accouchements à domicile contre 2 ‰. Toutes les femmes participant à l’enquête se souviennent avoir subi des coups pendant leur grossesse, 82 % d’entre elles des violences sexuelles et 28 % des coups sur le ventre (Joudrier, 2012)
Les violences faites aux femmes enceintes sont particulièrement traumatisantes sur le plan psychologique et neurologique, et elles sont à l’origine de chocs psychologiques et de troubles psychotraumatiques graves et fréquents : jusqu’à 60 % des victimes de violences conjugales et des enfants qui en sont témoins ou victimes directes, voire jusqu’à 80 % en cas de violences sexuelles, risquent de développer un état de stress post-traumatique, contre seulement 24% chez l'ensemble des victimes de traumatismes (Astin, 1995 et Breslau, 1991).
Les troubles psychotraumatiques sont des conséquences normales et universelles (Mac Farlane, 2010) des violences qui s’expliquent par la mise en place de mécanismes neuro-biologiques et psychiques de survie à l’origine d’une mémoire traumatique. les atteintes sont non seulement psychologiques, mais également neurologiques avec des dysfonctionnements importants des circuits émotionnels et de la mémoire, visibles sur des IRM (Rauch, 2006, Nemeroff, 2009, Louville et Salmona, 2013). Ils ne sont pas liés à la victime mais avant tout à la gravité de l’agression, au caractère insensé des violences, à l’impossibilité d’y échapper, ainsi qu’à la mise en scène terrorisante et à l’intentionnalité destructrice de l’agresseur. La vulnérabilité de la victime (liée à la grossesse, à un handicap ou une maladie surajoutés, au très jeune âge de la victime, et au fait d’avoir déjà subi des violences) est un facteur aggravant de ces psychotraumatismes.
Sans une prise en charge adaptée, ces troubles psychotraumatiques peuvent durer des années, des dizaines d'années, voire toute une vie. Ils sont à l’origine, pour les victimes traumatisées, d’une très grande souffrance mentale et d’un possible risque vital (suicide, conduites à risque). Ils ont un impact considérable sur leur santé, démontré par les études internationales, que ce soit sur leur santé mentale (troubles anxieux, dépressions, troubles du sommeil, troubles cognitifs, troubles alimentaires, addictions, etc.), leur santé physique (troubles liés au stress et aux stratégies de survie), la santé de leurs enfants et leur qualité de vie (Blake, 2011). Et nous savons aussi qu’avoir subi des violences est un des principaux déterminants voire le déterminant principal (quand les violences ont été subies dans l’enfance) de l’état de santé des personnes même 50 ans après (Garcia-Moreno, 2006 et Felitti et Anda, 2010), c’est également le principal facteur de risque de subir à nouveau des violences, ou d’en commettre.
Femmes victimes et hommes violents ont très fréquemment subi des violences dans leur enfance ou ont été témoins de violences conjugales. Les troubles psychotraumatiques qu’ils vont développer, vont être à l’origine d’une mémoire traumatique, de troubles dissociatifs et de stratégies de survie. Si on n’est pas responsable des violences qu’on a subi, ni de leurs conséquences traumatiques, en revanche on a le choix des ses stratégies de survie (conduite d’évitement et conduites dissociantes anesthésiantes). La violence exercée sur autrui en est une, elle fait partie de ce qu’on appelle une conduite dissociante qui permet de s’anesthésier, comme une drogue. Une société inégalitaire où les hommes peuvent facilement choisir de mettre en scène une prétendue supériorité au dépens des femmes, facilite le choix de s’autoriser à être violent, en s’identifiant à l’agresseur de son enfance, pour «traiter» une mémoire traumatique qui, comme nous allons le voir, se réactive lors de la grossesse de sa conjointe.
Le conjoint violent bénéficie souvent de l’apprentissage forcé de sa victime à la soumission, la tolérance et l’hyper-adaptation à des situations extrêmes, depuis l’enfance du fait de son exposition à des milieux familiaux violents : antécédents de maltraitance, d’exposition à des violences conjugales, et de violences sexuelles dont on connaît malheureusement la fréquence (Enquête Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adule, 2015). Avoir subi des violences dans l’enfance est un facteur de risque majeur d’en subir à nouveau tout au long de sa vie (OMS, 2010 et 2014, Felitti 2010). Il bénéficie également du fait que sa victime, quelles que soient les violences subies depuis son plus jeune âge, n’a jamais été ni protégée, ni reconnue, ni soignée, et a dû grandir en survivant seule aux violences et à leurs conséquences psychotraumatiques. Elle a appris à considérer qu’elle n’avait pas de valeur, aucun droit et que personne ne viendrait à son secours. Elle a dû construire sa personnalité avec une mémoire traumatique et des troubles dissociatifs de survie, qui l’auront empêché de se connaître, de se penser comme normale et de se défendre (van der Hart, 2010, Salmona, 2013). Ces traumas accumulés non traités de sa victime, et les conséquences souvent désastreuses des stratégies de survie qu’elle a été dans l’obligation de développer, faciliteront la mise en place d’une emprise et l’exercice des violences.
MÉCANISMES À L’ORIGINE DE LA MÉMOIRE TRAUMATIQUE ET DES CONDUITES DISSOCIANTES
Les violences familiales subies dans l’enfance sont très fréquemment à l’origine de troubles psychotraumatiques qui vont perdurer à l’âge adulte et être à l’origine d’une mémoire traumatique hypersensible se traduisant par des réminiscences intrusives qui envahissent la conscience : flash-back, cauchemars, illusions sensorielles, douleurs et qui font revivre à l'identique tout ou partie du traumatisme, avec la même détresse, la même terreur et les mêmes réactions physiologiques, somatiques et psychologiques que celles vécues lors des violences. Cette mémoire traumatique est déclenchée par des mots, des sensations, des affects, des situations qui rappellent consciemment ou non les violences ou des éléments de leur contexte et ce jusqu'à des dizaines d'années après le traumatisme. Très difficile à calmer, elle peut, surtout quand elle est parcellaire ou sensorielle, ne pas être identifiée ni reliée au traumatisme, ce qui la rend d'autant plus déstabilisante et déstructurante. Elle s'apparente à une bombe prête à se déclencher à tout moment, transformant la vie en terrain miné, nécessitant une hyper-vigilance et une stratégie d'évitement et de contrôle permanent épuisants et handicapants (évitement de situations, de sensations, de pensées, d'émotions) et/ou des stratégies d’« auto-traitement » par des conduites dissociantes qui permettent de s'anesthésier (Salmona, 2012).
Les mécanismes neurobiologiques qui la sous-tendent commencent depuis quelques années à être bien connus, j’en ai fait une synthèse qui permet de mieux comprendre tous les symptômes psychotraumatiques. Ces mécanismes s'apparentent à une mise en place d’une sauvegarde exceptionnelle pour échapper à un risque vital cardio-vasculaire et neurologique intrinsèque lié au stress extrême généré par les violences. Ils mettent en jeu le circuit de la réponse émotionnelle au niveau du cerveau : le système limbique. Celui-ci comprend les amygdales, le cortex associatif et l’hippocampe. Lors d'un stimulus dangereux, les amygdales cérébrales produisent, avant que le cortex n'ait analysé et intégré l'événement, une réponse émotionnelle immédiate qui entraîne une sécrétion d'adrénaline et de cortisol pour que l'organisme puisse faire face au danger (en augmentant l’apport d’oxygène et de glucose aux organes). Simultanément, elles envoient des informations au cortex associatif pour analyser le danger et prendre une décision et à l'hippocampe, logiciel qui stocke les souvenirs et les apprentissages tel une banque de données. Et ce n'est que l'action du cortex associatif (analyse, représentations et décision) et de l'hippocampe (recherche de souvenirs et d’apprentissage dans la banque de données) qui permet de moduler ou d’« éteindre » l'amygdale une fois qu'elle est « allumée ».
Lors de violences extrêmes, incompréhensibles, terrorisantes, confrontant à l'impuissance et à la mort imminente, où toutes les certitudes s'effondrent, le cortex associatif et l'hippocampe sont dans l'impossibilité d'effectuer leur tâche pour moduler l'amygdale. La réponse émotionnelle reste maximale avec des taux d'adrénaline et de cortisol toxiques pour l'organisme entraînant un risque de mort imminente par « survoltage » (infarctus de stress, mort neuronale...). Alors se met en place une voie de secours exceptionnelle qui fait « disjoncter » le système limbique, comme dans un circuit électrique, par la sécrétion de neuro-transmetteurs : des endorphines et des drogues kétamine-like. L’amygdale reste allumée mais elle est déconnectée des surrénales et du cortex, la sécrétion d’hormones de stress et réponse émotionnelle corticale s'éteignent, alors même que les violences se poursuivent ; la souffrance physique et la détresse psychique ne sont plus ressenties et cela donne une impression d'étrangeté, de dépersonnalisation, d'irréalité, de désorientation temporo-spatiale, d'être spectateur de l'événement. C'est la dissociation péri-traumatique. Cette dissociation peut durer tant que les violences continuent ou tant que la menace est présente (si la victime est toujours en contact avec l’agresseur). Cette dissociation qui prive la victime de ses émotions, l’empêche de prendre la mesure de la gravité de ce qui lui arrive et de se défendre, elle est un facteur majeur de doute et de mise en situation de soumission et d’emprise.
Du fait de la déconnection amygdales-hippocampe, la mémoire émotionnelle ne peut être intégrée ni traitée, elle reste piégée et hypersensible. C'est la mémoire traumatique. L'organisme est sauvé au prix de symptômes dissociatifs et de manifestations de la mémoire traumatique qui continuent de se déclencher alors que les violences ont cessé jusqu'à des dizaines d'années plus tard. Pour éviter son déclenchement, la victime peut mettre en place des conduites d'évitement pouvant retentir lourdement sur la vie sociale et relationnelle. Mais lorsqu'elles ne suffisent pas et que la mémoire traumatique explose, replongeant la personne dans le vécu des violences, entraînant détresse, terreur, angoisse insupportable, des conduites « d'auto-traitement » dissociantes peuvent la calmer. Il s'agit de redéclencher, comme lors du traumatisme, la disjonction du circuit émotionnel en augmentant le niveau de stress pour atteindre et recréer le « survoltage ». Selon les cas, la victime peut recourir à des conduites agressives envers elle-même, à des violences envers autrui, à des conduites de mise en danger ou directement à la consommation de drogues dissociantes (alcool, cannabis, etc). Cette disjonction provoquée entraîne, comme lors des violences, une anesthésie affective et physique et calme l'angoisse, elle est d’autant plus efficace qu’elle reproduit au plus près les violences subies.
QUE SE PASSE-T-IL CHEZ CES HOMMES VIOLENTS ?
Les femmes enceintes qui subissent ces violences de la part de leur partenaire décrivent toutes que ce dernier, au moment des violences, devient méconnaissable, comme un monstre, qu’il n’est plus lui-même, que plus rien ne peut ni l’arrêter, ni le raisonner, toutes ont été sidérées, terrorisée par cette violence inouïe, inexplicable qui s’abattait sur elles, souvent sur leur ventre, sur leurs organes génitaux, attaquant de façon précise leur maternité. Car c’est bien la mère et l’enfant à venir qui sont visés par cette rage destructrice. L’homme violent ne supporte pas que sa compagne soit enceinte, que cette grossesse soit non désirée par lui ou qu’elle soit paradoxalement désirée, cette situation génère chez lui une grande angoisse qu’il va s’autoriser à calmer par une conduite dissociante, il va “disjoncter” et s’anesthésier en étant violent (Salmona M., 2008).
Ces hommes violents de façon compulsive ont tous été soit maltraités dans l’enfance, soit exposés à des violences conjugales et ils ont développés du fait de ces violences une mémoire traumatique et c’est cette mémoire traumatique qui va “exploser” et les envahir lors de la grossesse de leur compagne parce que cette grossesse qui annonce une famille et qui va transformer leur femme en mère, va leur rappeler, souvent inconsciemment, des situations familiales violentes de leur enfance qu’ils vont revivre à l’identique dans un état de souffrance intolérable et de sensation de danger. Ils vont attribuer de façon injuste cet état à leur compagne enceinte et ils vont se “traiter” en exerçant des violences sur elle et sur l’enfant à venir, ce qui aura pour effet de les calmer en se déconnectant et en s’anesthésiant. La grossesse est alors à risque parce qu’elle va faire basculer une situation, le couple sans enfant, qui était pour l’homme plus sécurisante car inédite par rapport à son enfance avec une femme à son écoute et disponible pour l’étayer et le protéger, dans une situation de future famille, très à risque de réveiller chez lui des situations de stress, et des souvenirs traumatiques de violences intra-familiales de l’enfance.
Les hommes violents, au lieu de mettre en place des conduites d’évitement ou des conduites dissociantes envers eux-mêmes, vont donc, pour échapper à leur mémoire traumatique qui les envahit et qui leur fait revivre les situations violentes de leur enfance s’en prendre à leurs partenaires qui ont déclenché bien malgré elles leur mémoire traumatique, en considérant que leurs compagnes enceintes les agressent et sont responsables de leur état, et sans plus réfléchir, ni se poser de questions sur ce qui leur arrive s’identifier aux comportements violents familiaux qu’ils revivent, ils deviennent leur propre père violent, pouvant reproduire sa voix, ses gestes, ses comportements (ce qui explique qu’ils deviennent méconnaissables aux yeux de leurs compagnes), s’autorisant à être violent et faisant malheureusement l’expérience que cette violence va les apaiser par la disjonction et l’anesthésie qu’elle entraîne. Et comme cette disjonction se fait par l’intermédiaire de “drogues dures”, morphine-like et kétamine-like, rapidement des effets de dépendance et de tolérance vont se mettre en place, rendant nécessaire pour disjoncter des situations de stress plus élevés et donc des violences de plus en plus graves. Au total ils vont pouvoir traiter leurs angoisses (que l'univers familial, en réactivant une mémoire traumatique, réveille chez eux) aux dépens des plus faibles ( ceux qui sont désignés comme « inférieurs », femmes, enfants) en rejouant des scènes traumatiques de leur passé mais cette fois-ci en s'identifiant à leur ancien agresseur, ils se permettent grâce à leur sentiment de supériorité et d'impunité (offert par une société inégalitaire) d'utiliser le court-circuitage de l'amygdale, que génère le survoltage créé par la crise de violence, pour se soulager grâce à la dissociation et à l'anesthésie procurées. Ils n'ont pas à gérer eux-mêmes leur souffrance psychique, un ou des « esclaves » sont là pour la gérer à sa place soit en dépensant toute leur énergie pour éviter toutes les situations susceptibles de déclencher chez les agresseurs des crises, soit en cas d' « échec » en subissant la violence qui servira à les soulager.
QUELLES SONT LES CONSÉQUENCES DES VIOLENCES SUR LA FEMME ENCEINTE SUR LE FŒTUS ET SUR LE NOUVEAU-NÉ ?
La femme enceinte va se retrouver instrumentalisée par son partenaire comme une drogue, prisonnière d’une histoire qui n’est pas la sienne, à elle d’essayer d’éviter le déclenchement de violences incompréhensibles, sa grossesse ne pouvant face à son partenaire que la mettre en échec. Elle va développer elle-même du fait des violences subies de graves troubles psychotraumatiques avec toutes les conséquences que nous avons vues : état de stress post traumatique avec mémoire traumatique, conduites d’évitement, hyper-réactivité neurovégétative, conduites dissociantes accompagnées d’une souffrance extrême, d’une peur continue pour la vie de l’enfant qu’elle porte, de troubles anxieux et dépressifs, de risques suicidaires, de troubles cognitifs, d’ insomnies, de troubles du comportement alimentaire, d’une hypervigilance épuisante, d’addictions, de troubles dissociatifs avec une anesthésie émotionnelle.
Comme une “bombe à retardement”, susceptible d’exploser, souvent des mois, voire de nombreuses années après les violences, elle transforme sa vie psychique en un terrain miné. Telle une “boîte noire”, elle contient non seulement le vécu émotionnel, sensoriel et douloureux de la victime, mais également tout ce qui se rapporte aux faits de violences, à leur contexte et à son conjoint violent (ses mimiques, ses mises en scène, sa haine, son excitation, ses cris, ses paroles, son odeur, etc.). Cette mémoire traumatique des actes violents et de l’agresseur colonise la victime, et lui fera confondre ce qui vient d’elle avec ce qui vient des violences et de l’agresseur. La mémoire traumatique des paroles et de la mise en scène de l’agresseur [« Tu ne vaux rien, tout est de ta faute, tu as bien mérité ça, tu aimes ça», etc.] alimentera chez elle des sentiments de honte, de culpabilité et d’estime de soi catastrophique, et celle de la haine et de l’excitation perverse de l’agresseur pourront lui faire croire à tort que c’est elle qui les ressent, ce qui constituera une torture supplémentaire, elle n’aura alors que mépris et haine pour elle-même (Salmona, 2013b) ;
Tous ces symptômes la mettent encore plus en danger et la rendent encore plus vulnérable face à son agresseur; les violences sont responsables aussi d’un mauvais suivi de sa grossesse; mais aussi de conséquences somatiques liés au stress très préjudiciables pour la grossesse : troubles cardio-vasculaires, hypertension artérielle (40 à 60 % d’augmentation de risque), diabète; de conséquences traumatologiques directement liées aux violences et d’un travail et d’ un accouchement souvent très difficiles réactivant par la douleur la mémoire traumatique des violences (surtout sexuelles); et enfin après la naissance des conséquences importantes périnatales avec difficultés à allaiter, un post-partum blues et un lien mère-enfant fragilisé.
Le foetus se retrouve en grand danger submergé par un stress continu générant une souffrance physiologique cardio-vasculaire et neurologique, avec un risque d’avortement en début de grossesse avec 2 fois plus de fausses-couche (Saurel-Cubizolles et al., 1997), de mort in-utéro par décollement placentaire, d’hémorragie foeto-maternelle (Purwar, 1999), avec 37% d’augmentation de risque d’ accouchement prématuré et 17 % d’augmentation de risque d’hypotrophie à la naissance (Silverman, 2006).
À la naissance le nouveau-né va être doublement en danger, directement par la violence de son père qui peut fréquemment s’abattre sur lui (dans 3/4 des cas), sa présence, ses pleurs réveillant là aussi la mémoire traumatique du père, indirectement par la difficulté de sa mère à s’occuper de lui et à établir un lien mère-enfant de qualité en raison des violences qu’elle continue à subir et de ses troubles psychotraumatiques, de son mal-être, de ses troubles dépressifs, de ses troubles cognitifs, de ses conduites dissociantes quand elle en a (conduites à risques, conduites addictives : alcool, drogues, tabac), avec des risques de négligences, voir plus rarement de maltraitance (maltraitance qui le plus souvent s’arrête aussitôt que la mère est mise en sécurité).
De plus le nouveau-né va développer lui aussi une mémoire traumatique liée aux violences auxquelles sa mère a été exposée lorsqu’il était fœtus, dès le troisième trimestre de la grossesse, l’amygdale cérébrale est active et se charge de la mémoire émotionnelle des ce qu’il ressent dans le ventre de sa mère. Il peut naître avec des modifications épigénétiques des gènes de régulation du stress NR3C1 transmises par ses parents du fait des violences qu’ils ont subi dans leur enfance, qui le rendra encore plus sensible et vulnérable au stress (Perroud, 2011). Il sera également, après sa naissance, exposé - en tant que témoin ou victime directe des violences exercés par son père - aux risques de développer de nombreux troubles psychotraumatiques, dépression, anxiété, phobies scolaires, angoisse de séparation, hyperactivité, irritabilité, difficultés d'apprentissage, troubles de la concentration) et davantage de problèmes de santé physique (retard de croissance, allergies, troubles ORL et dermatologique, maux de tête, mal au ventre, troubles du sommeil et de l'alimentation) et d’être plus victime d'accidents. Il pourra présenter des troubles du comportements (10 à 17 fois plus que des enfants dans un foyer sans violence) dont des comportements agressifs vis-à-vis des autres enfants (50% des jeunes délinquants ont vécu dans un milieu familial violent dans l'enfance). Avec aussi une augmentation des conduites agressives, des conduites à risque, des conduites délinquantes et des troubles psychiatriques à l'âge adulte (Rossman, 2001), avec le risque de reproduire à nouveau des violences conjugales ou d’en être victime.
CONCLUSION
Il est essentiel de rompre ce cycle infernal de violences transgénérationnelles, il faut lutter contre les violences, les dépister, diagnostiquer les troubles psychotraumatiques, expliquer les mécanismes neuro-biologiques. Il est essentiel de faire des liens entre les symptômes présentés et les violences subies. Il faut soutenir les victimes de ces violences, ne pas les laisser seules, travailler en réseau et traiter le plus précocement possible leur mémoire traumatique par des prises en charge spécialisées qui sont efficaces. Il faut expliquer aux femmes les mécanismes à l’oeuvre chez l’homme violent, ce qui leur permettra une meilleure compréhension de son comportement, de sa position d’emprise et leur permettra de mieux se défendre en se désolidarisant d’une histoire qui n’est pas la leur et qui leur est imposée dans un scénario violent.
Les agresseurs enfin peuvent et doivent se faire traiter, il s’agit de les “désintoxiquer de leur recours à la violence comme conduite dissociante et de les sortir d’une anesthésie affective qui les rend particulièrement dangereux.
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