Pour une culture de la reconnaissance et du soin des traumas des enfants victimes de violences sexuelles
Dre Muriel SALMONA, psychiatre, psychotraumatologue
Texte sur l'intervention de la Dre Muriel SALMONA au IV ème Congrès International de la chaire Mukwege à Angers à l'université d'Angers du 5 au 7 juin 2024 sur le thème Violences sexuelles et enfance en guerre organisé par l'équipe du projet de recherche VSEG ANR.
Ce texte sera très prochainement publié dans un ouvrage collectif regroupant les actes du IV ème Congrès International de la chaire Mukwege
Bourg la Reine, avril 2025
Les violences sexuelles sont des crimes systémiques de grande ampleur. Toutes les enquêtes sur le sujet établissent que les enfants, et parmi eux avant tout les filles et les enfants les plus vulnérables, en sont les principales victimes et les plus traumatisés à long terme. Dans leur immense majorité ces enfants victimes de violences sexuelles ne seront pas reconnus comme tels, ni protégés, ni soignés et n’auront pas accès à la justice ni à des réparations.
Pour rappel, dans 81% des cas les violences sexuelles débutent avant 18 ans, dans 51% avant 11 ans, dans 21% avant 6 ans, et au moins une fille sur 5 et un garçon sur 13 en est victime. Ces violences sont sexistes et discriminantes, elles sont commises dans 80% des cas sur des filles et pour plus de 90% par des hommes dont près de 30% sont mineurs au moment des fait. Ces agresseurs sexuels sont des personnes connues des victimes dans 90% des cas et sont des membres de la famille dans près de la moitié des cas. Plus les enfants sont en situation de vulnérabilité plus ils sont à risque d’en subir : enfants placés, en grande précarité, enfants venant de zones de conflits, enfants en situation de handicap, ces derniers subissant 4 fois plus de violences sexuelles et jusqu’à 6 fois plus en cas de handicap mental ou neuro-développemental (2).
Des enfants gravement traumatisés par les violences sexuelles.
Les études scientifiques montrent que ces violences sexuelles par leur caractère particulièrement cruel, dégradant et inhumain font partie des violences les plus traumatisantes. Les violences sexuelles portent gravement atteinte à la dignité et à l’intégrité physique et mentale des victimes, avec de lourdes conséquences sur leur santé mentale et physique et leur vie à long terme si rien n’est fait pour les protéger ni les prendre en charge. Depuis plus de 25 ans, de nombreuses recherches montrent qu’avoir subi des violences sexuelles dans l’enfance est un problème majeur de santé publique, représente un des déterminants principaux de la santé 50 ans après et un des premiers facteurs de risque de mort précoce (par accidents, maladies et suicides), de maladies cardio-vasculaires et respiratoires, de diabète, d’obésité, d’épilepsie, de troubles de l’immunité, de dépressions à répétition, troubles anxieux généralisées, conduites addictives, mises en danger et conduites à risque, troubles du sommeil, troubles alimentaires et de la sexualité, de troubles gynéco-obstétricaux, de risques d’infections sexuellement transmissibles, de grossesses sur viol et de grossesses précoces, de douleurs chroniques invalidantes, de troubles du développement et de troubles cognitifs, etc. C’est également le premier facteur de risque de subir de nouvelles violences sexistes ou sexuelles ou d’en commettre, et un risque important de précarité et d’aggravation des situations d’inégalité, de vulnérabilité et de handicap (3).
Tous les symptômes et les troubles du comportement habituellement rencontrés chez les enfants victimes de violences sexuelles s’expliquent : ils sont avant tout des conséquences psychotraumatiques habituelles et universelles des violences.
Le cerveau humain est très vulnérable face à ces violences, d’autant plus si les victimes sont très jeunes, en situation de handicap, en particulier de type neuro-développemental, si les violences sont répétées et sont commises sur une longue durée et si elles sont incestueuses ou commises par des personnes qui ont la garde de l’enfant. Contrairement à certaines idées fausses, ce n’est pas parce qu’un enfant est très petit, qu’il ne peut pas bien comprendre ce qui lui arrive et qu’il ne s’en souviendra pas (s’il a moins de 2-3 ans) ; ou parce qu’il n’était pas conscient (enfant endormi, anesthésié, sous soumission chimique, etc.), qu’il ne sera pas traumatisé par des violences sexuelles, bien au contraire. Les violences sexuelles sont également traumatisantes pour les enfants qui en sont témoins, sont exposés à des images et des vidéos de violences sexuelles sur le net ou, et c’est moins connu, pour ceux qui en sont auteurs.
La terreur que génère l’intentionnalité destructrice et déshumanisante des agresseurs sexuels, et l’atteinte à la dignité et à l’intégrité physique et mentale que provoquent les violences sexuelles sont à l’origine d’un état de choc psychologique et d’une paralysie psychomotrice sous la forme d’une sidération des fonctions cérébrales supérieures qui ne vont pas être en capacité de contrôler la réponse émotionnelle et engendrer un état de stress extrême avec des taux très élevés d’hormones de stress : adrénaline et cortisol. Cet état de stress extrême entraîne d’importantes atteintes de plusieurs zones et structures du cortex cérébral, des modifications épigénétiques et un risque vital cardio-vasculaire. Le cerveau face à ce risque vital met en place des mécanismes neurobiologiques de sauvegarde exceptionnels, qui sont à l’origine des troubles psychotraumatiques et des répercussions sur la santé et la vie de l’enfant à long terme si rien n’est fait pour le protéger de ces violences ni en traiter les conséquences. Ces mécanismes de sauvegarde s’apparentent à une disjonction qui déconnecte le circuit émotionnel et le circuit de la mémoire qui y est associé. La déconnexion du circuit émotionnel qui s’accompagne de la production de drogues dures équivalentes à un cocktail morphine-kétamine, stoppe la production d’hormones de stress et crée une dissociation traumatique qui anesthésie émotionnellement la personne traumatisée ; la déconnexion du circuit de la mémoire crée une mémoire traumatique qui, en n’étant pas intégrée en mémoire autobiographique par l’hippocampe (structure corticale qui est le système d’exploitation de la mémoire et du repérage temporo-spatial) fait revivre à l’identique les violences comme si elles se reproduisaient (Van der Kolk, 1991) (4).
Le manque de protection et de soins spécialisés de leurs traumas : une perte de chance considérable pour les enfants victimes de violences sexuelles
La protection des enfants victimes et les soins spécialisés de leurs troubles psychotraumatiques dans le cadre d’une prise en charge holistique sont des mesures nécessaires dont l’efficacité a été prouvée (5), comme l’illustre le modèle holistique de prise en charge développé par le Dr Denis Mukwege, prix Nobel de la Paix, à l’hopital Panzi. Les études internationales montrent qu’il est possible de traiter ces psychotraumatismes et ainsi d’éviter une très grande partie des conséquences ; ne pas le faire représente une perte de chance considérable pour les victimes. En effet, la protection et les soins spécialisés permettent de réparer les atteintes neurologiques (neurogénèse et plasticité cérébrale) et de traiter le symptôme principal des psychotraumatismes, la mémoire traumatique, et d’éviter ainsi la très grande majorité des conséquences des violences sur la santé et la vie des victimes, dont le risque subir à nouveau des violences ou d’en reproduire (6). Il est à noter que, s’il est important d’apporter des soins spécialisés le plus tôt possible après les violences (les violences sexuelles sont une urgence médico-psychologique et médico-légale), il est toujours temps et indispensable de traiter cette mémoire traumatique, même de nombreuses années après.
Or les enfants victimes de violences sexuelles, dans leur grande majorité ne sont jamais ni reconnus ni protégés, en France, ils sont plus de 80% à ne l’avoir jamais été et parmi ceux qui ont révélé les violences seuls 8% sont protégés (7). Malgré les connaissances accumulées depuis plus de vingt ans et les grands mouvements de libérations de la parole de ces dernières années, le déni, la loi du silence, les stéréotypes sexistes et les fausses représentations qui minimisent les violences sexuelles, culpabilisent les victimes et dédouanent les agresseurs, ainsi que la non prise en compte des psychotraumatismes et de leurs conséquences continuent à régner. Les réponses politiques et institutionnelles ne sont pas à la hauteur de l’urgence en termes humain, de santé publique et de sécurité que représentent ces très graves violations des droits humains. Nous sommes face à une cécité et une surdité intentionnelles, et à ce que le criminologue australien Michael Salter désigne comme une anti-épistémologie (8).
Dans une indifférence quasi générale, les chiffres de ces violences sexuelles ne cessent de croître, la pédocriminalité sur Internet explose (100 millions d’images et vidéos pédocriminelles recensées sur le net par le National Center for Missing & Exploited Children en 2023, contre 1 million en 2014), l’impunité s’aggrave, les agresseurs sont de plus en plus nombreux et leur prédation s’exerce sans entrave au sein de tous les lieux de vie des enfants qui sont de ce fait de plus en plus en danger. La plupart des enfants victimes n’ont pas accès aux soins spécifiques qui leur sont indispensables que ce soit en urgence ou au long cours. D’après la dernière enquête statistique nationale française Vécu et Ressenti en matière de Sécurité (VRS) conduite par le Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), de 2022, seules 5% des victimes de violences sexuelles ont reçu des soins d’urgence, 85% des victimes de violences sexuelles ayant eu des blessures physiques déclarent une absence de recours médical, ce pourcentage s’élève à 90 % pour les victimes ayant déclaré des dommages psychologiques « plutôt importants » ou « très importants » (9).
Finalement, presque personne n’a peur pour les enfants, ni peur de vivre entouré de prédateurs ni de vivre dans une société inhumaine où les pires crimes peuvent être commis en toute injustice sur les personnes les plus vulnérables. Chacun, hormis les prédateurs et leurs complices, se berce de l’illusion que l’espace où il évolue avec ses proches est indemne et protégé par sa grande valeur et ses qualités (famille, institutions, communauté, milieu, etc.) alors que c’est l’inverse qui se produit ; la transgression de la violence se nourrit de trahisons et d’injustices, ce qui lui permet d’être encore plus traumatisante et dissociante et d’en obtenir l’effet escompté, comme nous le verrons.
Sans protection ni soins, les enfants victimes de violences sexuelles doivent survivre seuls aux violences et à leurs conséquences traumatiques en mettent en place des stratégies de survie handicapantes et très préjudiciables à leur développement, à leur vie, à leur santé et à leur sécurité.
Alors que les symptômes psychotraumatiques sont des conséquences normales et universelles des violences sexuelles, 79% des professionnels de la santé ne font pas de liens entre ces symptômes et les violences sexuelles subies dans l’enfance qui en sont la cause (10). La méconnaissance des psychotraumatismes compromet la qualité de toutes les étapes de la prise en charge holistique des enfants victimes que cela concerne le dépistage, la prise en compte des violences subies et du danger couru, l’accueil, l’accompagnement et les aides nécessaires, les soins, le recueil de témoignages et de preuves, les procédures judiciaires et l’évaluation des réparations. Les enfants victimes subissent ainsi des maltraitances et des injustices en cascade. Ils voient leurs traumas être retournés contre eux pour mettre en cause leurs réactions, leurs comportements, leurs témoignages et leur crédibilité alors que ceux-ci devraient être pris en compte comme des preuves médico-légales des violences et des souffrances endurées. Ces mêmes traumas sont fréquemment diagnostiqués de façon erronée comme des troubles du développement, du comportement, de la personnalité ou des troubles psychiatriques, cognitifs ou neurologiques et sont l’objet de traitement inappropriés, voire maltraitants. À l’inverse, une bonne connaissance des troubles psychotraumatiques et de leurs mécanismes permet un meilleur dépistage et une meilleure reconnaissance des enfants victimes, une protection plus efficace, une prise en charge médico-psychologique, judiciaire et sociale adaptée et de qualité, des réparations à hauteur de leurs préjudices et leur évite ainsi de graves pertes de chance.
Au cœur des mécanismes du trauma, la dissociation et la mémoire traumatique sont les maîtres d’œuvre des pires conséquences des violences sexuelles sur la vie et la santé des victimes et du risque de reproduction de violences.
La disjonction de sauvegarde que le cerveau met en place lors des violences isole la structure responsable des réponses sensorielles et émotionnelles (l’amygdale cérébrale) de celle qui encode et gère la mémoire et le repérage temporo-spatial (l’hippocampe). Elle génère un état dissociatif traumatique accompagné d’un sentiment d’étrangeté, de déconnexion et de dépersonnalisation, comme si la victime devenait spectatrice de la situation qu’elle perçoit sans éprouver d’émotion (anesthésie émotionnelle entraînant une pseudo-indifférence). Du fait de cette disjonction, l’hippocampe ne peut pas faire son travail de repérage temporo-spatial, d’encodage, de stockage de la mémoire sensorielle et émotionnelle des violences. Cette dernière reste alors piégée dans l’amygdale cérébrale, sans être traitée, ni conceptualisée ni transformée en mémoire autobiographique. Et c’est, comme nous l’avons vu, cette mémoire piégée que nous appelons la mémoire traumatique. Elle va demeurer hors temps, non consciente, susceptible d’envahir le champ de la conscience ou la sphère émotionnelle dès qu’un lien rappelle les violences et de les faire revivre de façon identique, comme une machine à remonter le temps, avec la même détresse, les mêmes douleurs et les mêmes perceptions : ce sont les flash-back, les réminiscences qui peuvent prendre la forme de mal-être, de sentiment de grand danger, de crises d’angoisse ou de panique, de phobies, de douleurs, de sensation d’étouffement ou de mort imminente, des nausées soudaines, un état de grand stress, d’agitation, de crises clastiques, de cauchemars (11)... (Van der Hart et Friedman, 1992).
Cette mémoire traumatique a la particularité, contrairement à la mémoire normale autobiographique, d’être non consciente, non contextualisée dans le temps et l’espace, non intégrée, incontrôlable, immuable (12). Elle contient, telle une « boîte noire », tout ce qui s’est passé lors des violences, tout ce qu’a vécu, vu et ressenti la victime, mais également, et c’est ce qui va être à l’origine de la reproduction des violences, tout ce qu’a fait, dit et mis en scène l’agresseur, le tout étant mélangé comme un magma. Cette mémoire traumatique, indifférenciée tant qu’elle n’est pas décryptée et intégrée en mémoire autobiographique, a le pouvoir d’envahir le psychisme dès qu’une situation, un lien rappelle les violences ou leur contexte (l’agresseur, une personne qui lui ressemble, une phrase, une situation, un lieu, une heure, une odeur, un bruit, une sensation ou douleur, etc.). Les enfants victimes revivent alors les scènes de violences comme si elles étaient en train de se reproduire, comme dans une machine à remonter le temps. Cependant, lors de cette réactivation de leur mémoire traumatique, elles ne sont pas seulement envahies par les mêmes émotions, sensations et perceptions que celles qu’elles ont vécues lors des violences (terreur, pleurs, détresse, douleurs, images, bruits, odeurs, etc.), mais également par la haine et la rage destructrice de leur agresseur, et par ses phrases assassines, ses cris, ses injures, ses menaces, son mépris et son excitation perverse et sadique. C’est ainsi que le psychisme de la victime se retrouve colonisé durablement par l’agresseur, par sa violence, par ses mensonges et par ses mises en scène (13).
Mais tant que la victime sera exposée à des violences, à la présence de l’agresseur ou de ses complices, elle restera le plus souvent déconnectée de ses émotions, dissociée et sa mémoire traumatique sera également anesthésiée quand elle sera activée par des liens rappelant les violences.
La dissociation traumatique qui s’installe au moment des violences est un système de survie en milieu très hostile, elle peut durer le temps des violences ou s’installer de manière continue si la victime reste en contact avec l’agresseur comme dans les violences sexuelles commises dans les lieux de vie des enfants (violences sexuelles incestueuses, institutionnelles, etc.), donnant l’impression à la victime de devenir un automate, d’être déconnectée de la réalité et de son corps, dévitalisée, confuse, comme un « mort-vivant ». L’anesthésie émotionnelle et physique que produit la dissociation empêche la victime d’organiser sa défense et de prendre la mesure de ce qu’elle subit puisqu’elle paraît tout supporter, ce qui suscite souvent l’incompréhension de son entourage et des professionnel.e.s qui ne sont pas formé.e.s aux psychotraumatismes. Les faits les plus graves, vécus sans affect ni douleur ressentie émotionnellement, semblent si irréels qu’ils en perdent toute consistance et paraissent n’avoir jamais existé. Cela entraîne de fréquentes amnésies dissociatives post-traumatiques, qui peuvent durer des années.
Cette dissociation traumatique isole encore plus la victime, la fait se sentir bizarre, pas comme les autres. Elle explique les phénomènes d’emprise et entraîne un risque important de subir de nouvelles violences. L’absence d’émotion apparente d’un enfant dissocié désoriente les personnes qui sont en contact avec lui et peut leur faire croire qu’il n’est pas traumatisé, qu’il ne vit rien de grave ou que tout ce qu’elle raconte n’est pas vrai. Les symptômes dissociatifs des enfants victimes donnent l’impression qu’ils sont absents, indifférents à leur sort, pas concernés par ce qui leur arrive ou qu’ils sont des enfants « modèles », parfaitement lisses et suradaptés. Et, comme ce sont des neurones miroirs qui permettent de ressentir les émotions d’autrui (c’est le processus de l’empathie qui est inné chez toute personne et présent dès la naissance), si la victime est dissociée, autrement dit anesthésiée émotionnellement, les neurones miroirs de son interlocuteur ne reflèteront rien. Ils ne seront pas activés et ne transmettront aucune émotion. L’interlocuteur ne ressent alors rien face à la victime. Cette absence de ressenti émotionnel peut rendre indifférentes ou incrédules les personnes qui reçoivent le témoignage des enfants. Elles risquent de ne pas être touchées par ce qu’ils ont subi, de ne pas avoir peur pour eux, de ne pas les croire. Elles seront d’autant plus rares à se mobiliser pour l’enfant et à le protéger, alors qu’il est gravement traumatisé et en danger. Cela peut même les conduire à avoir des jugements négatifs, voire à rejeter l’enfant, à le traiter injustement et à être maltraitant. Il est essentiel pour les enfants traumatisés et pour l’entourage (proches et professionnel·le·s) de connaître ces processus de dissociation. Cela permettra à l’entourage de l’enfant de reconstruire intellectuellement ce qu’il faut ressentir et de savoir qu’il faut davantage s’inquiéter pour ces enfants victimes qui semblent indifférents à leur sort, puisque cela signifie qu’ils sont très traumatisés et certainement encore en grand danger (14).
Les victimes dissociées sont des proies de choix pour les prédateurs. Être dissociée est un facteur de risque majeur de subir à nouveau des violences et de mise sous emprise. La confusion, la désorientation liées aux symptômes dissociatifs entraînent des troubles cognitifs et des doutes continuels sur ce qui est perçu, entendu, sur ce qu’on a dit et sur ce qu’on a compris. Elles rendent la victime vulnérable, et la mettent en grande difficulté pour défendre ses convictions et sa volonté, elles entraînent une incapacité à s’opposer (on s’oppose avec ses émotions). Les victimes dissociées sont donc facilement influençables et « hypnotisables ». Elles fonctionnent souvent sur un mode automatique, préprogrammé. Elles n’ont aucune confiance en elles, et elles se retrouvent bien malgré elles à céder aux désirs d’autrui quand on fait pression sur elles. Le risque est grand qu’elles deviennent des proies pour des agresseurs à l’affût. Plus l’interlocuteur est dangereux, plus il réveillera chez la victime qu’il s’est choisie, une mémoire traumatique et une dissociation par des attitudes et des paroles déplacées ou incongrues, par une mise en scène de domination, et la mettra dans un état hypnoïde qui la rendra incapable de penser et de se défendre.
Pour les prédateurs, s’en prendre à des victimes déjà dissociées par des violences précédentes leur garantit à la fois l’impunité et la possibilité d’exercer les pires sévices, quasiment sans limites (15). Les enfants victimes de violences sexuelles dissociés sont également très recherchés par les proxénètes, les groupes sectaires et les bandes armées. Ils vont tolérer des violences et des conditions extrêmes, des situations à risque très dangereuses, des douleurs intenses, des pratiques sexuelles dégradantes et humiliantes, et de graves atteintes à leur intégrité physique et psychique, et à leur dignité, sans avoir la capacité de s’y opposer ou de se révolter, ils peuvent même les subir en gardant le sourire. Le lien entre violences sexuelles subies pendant l’enfance et situation prostitutionnelle est très significatif (16).
Cette dissociation traumatique est également à l’origine d’importants troubles cognitifs de la mémoire et du repérage temporo-spatial, avec des amnésies traumatiques dissociatives fréquentes totales ou partielles qui peuvent durer des années tant que les victimes restent exposées à l’agresseur ou à des dangers : 40% des enfants victimes de graves traumatismes (violences sexuelles, sévices physiques) présentent des amnésies traumatiques complètes, 50% en cas d’inceste et de violences sexuelles répétées dans la durée (17).
Devant un enfant dissocié, il est important de le mettre en sécurité et de lui tenir un discours très cohérent et rassurant. Il a besoin que l’on comprenne ce qui lui arrive et qu’on lui explique cet état d’anesthésie émotionnelle et son mécanisme, en le rassurant sur le fait que c’est un phénomène normal, dû aux violences. Dans ce climat de sécurité et de cohérence, l’enfant pourra alors petit à petit sortir de cette dissociation. En revanche, lui renvoyer qu’il ne réagit pas normalement, lui demander pourquoi, le mettre en cause en lui disant vouloir le « secouer » parce qu’il parait absent, amorphe et indifférent, ou pire se moquer de lui, est catastrophique et cruel. Une telle d’attitude va aggraver les sensations d’insécurité et d’angoisse et accentuer la dissociation de l’enfant. Il sera encore plus confus, déconnecté et vulnérable face aux agresseurs.
Mais quand l’enfant sort de son état dissocié (parce qu’il est un peu plus en sécurité, protégé ou éloigné de son agresseur et du contexte violent), c’est à ce moment là que sa mémoire traumatique (qui n’est plus anesthésiée par la dissociation) deviendra une torture quand elle se réactivera.
L’enfant dès qu’il est en sécurité, mis à l’abri, loin de son ou ses agresseurs ou du contexte des violences, lors d’une séparation de couple lors d’un inceste paternel, lors d’un éloignement familial, d’un placement, d’une hospitalisation, d’un changement d’établissement, de mode garde, lors de la fin d’un conflit, etc. L’enfant victime peut, au moindre lien qui rappelle les violences, être confronté à un véritable tsunami d’émotions et d’images terrifiantes qui vont déferler en lui, accompagnées d’une grande souffrance et d’un état de détresse. Cela peut entraîner un état de peur panique, d’agitation, d’angoisse intolérable et un état confusionnel tels que la victime peut se retrouver hospitalisée en psychiatrie en urgence (avec souvent un diagnostic de bouffée délirante ou de psychose infantile), très souvent accompagné d’un risque suicidaire important, de violences exercées contre elle ou contre autrui, ou de mises en danger sévères.`
Cette mémoire traumatique, qui se déclenche dès qu’un lien rappelle les violences, est un enfer, elle fait croire à l’enfant traumatisé qu’il est à nouveau en danger, lui fait ressentir, comme si elles étaient en train de se reproduire, les mêmes douleurs, la même terreur, la même peur de mourir ou la même sensation de mort imminente que celles qu’il a vécues lors des violences, mais également la rage, les hurlements, les injures, la haine, le mépris, l’intentionnalité de détruire et l’excitation perverse sexuelle de l’agresseur. Et les enfants victimes – s’ils ne sont pas soignés – vont devoir grandir et se développer avec une mémoire traumatique qui contient à la fois ce qu’ils ont ressenti et la volonté destructrice de l’agresseur, ce qui va distordre la perception de ce qu’ils sont, de ce qu’ils ressentent et de ce qu’ils veulent (18).
Nous l’avons vu, telle une « boîte noire », la mémoire traumatique contient non seulement le vécu émotionnel, sensoriel et douloureux de la victime : sidération, état de choc, terreur et sensation de mort imminente, dégoût, désespoir, mais également tout ce qui se rapporte aux faits de violences, à leur contexte (bruits, odeurs, détails des lieux), et à l’agresseur (mimiques, mises en scène, haine, excitation, cris, paroles, injures, etc.).
La colonisation par les violences et l’agresseur
La mémoire traumatique des actes violents et de l’agresseur colonise l’enfant victime. Il lui fera confondre ce qui vient de lui avec ce qui vient des violences et de l’agresseur. La mémoire traumatique des paroles et de la mise en scène de l’agresseur (« Tu ne vaux rien », « tout est de ta faute », « tu as bien mérité ça », « tu aimes ça », etc.) alimentera chez la victime des sentiments de honte, de culpabilité et d’estime de soi catastrophique. Celle de la violence, de la haine et de l’excitation perverse de l’agresseur pourront lui faire croire à tort que c’est elle qui le ressent, ce qui constituera une torture supplémentaire. L’enfant victime pourra aussi être colonisé par la détresse de l’auteur des violences quand celui-ci est, par exemple, un parent débordé par sa propre mémoire traumatique de châtiments corporels et se sentir d’autant plus coupable. Un enfant ainsi « parentalisé », prend en charge la souffrance de ses parents et est conduit à accorder beaucoup plus d’importance à celle-ci qu’à la sienne. On pourra aisément le convaincre qu’il est à l’origine du malheur de ses parents et du sien. Il n’éprouvera alors que mépris et haine pour lui-même et pourra développer une crainte envahissante d’être méchant, d’être un monstre (19).
Cette colonisation par l’agresseur génère chez les enfants une atteinte grave de l’estime de soi, et la sensation d’être étranger à eux-mêmes. Les enfants peuvent se retrouver à se haïr, se mépriser, se dénigrer, s’injurier, s’accuser comme l’ont fait les agresseurs au moment des violences, à considérer qu’ils n’ont aucun droit, jusqu’à penser qu’ils doivent disparaître, se tuer…
Les enfants très jeunes quand ils sont envahis par la mémoire traumatique (quand un contexte, un bruit, une odeur, une sensation ou une émotion rappellent de façon non consciente les violences et active leur mémoire traumatique) peuvent n’avoir aucun moyen de la contrôler et se retrouver à la remettre en scène en revivant les violences du côté de la victime qu’ils ont été en étant dans un état de terreur, d’angoisse et de souffrance semblant impossible à calmer (cris, pleurs, tremblements, agitation, plaintes), de sidération, de dissociation (paralysie, absences, déconnexion, actes automatiques) ou du côté de l’agresseur en « vrillant » dans un état de crises clastiques violentes, en hurlant et proférant des injures (celles provenant de l’agresseur), en étant violent physiquement ou sexuellement (en reproduisant sur lui ou sur autrui les violences subies).
Cette violence, cette haine et cette excitation perverse qui les envahissent pourront se retourner contre eux ou contre autrui, comme nous le verrons. Elles pourront prendre la forme de tentatives de suicide, de mises en danger, d’automutilations, de pensées et de conduites sexualisées envahissantes, de phobies d’impulsions, ou bien de violences infligées à autrui, suivant les stratégies de survie que les enfants, en grandissant, choisiront dans celles qui seront à leur disposition pour gérer cette mémoire traumatique.
Dans ces situations, les enfants semblent imperméables à toute tentative de les raisonner ou de les calmer. S’énerver, crier ou les menacer de punitions ne fait qu’activer encore plus leur mémoire traumatique. Il faut les rassurer en leur expliquant calmement qu’ils sont en train de revivre une situation qui leur a fait très peur, très mal et que c’est pour cela qu’ils sont dans cet état. Il est utile de leur poser des questions sur ce qu’ils revivent, de leur demander : « Qui criait, hurlait, tapait comme cela ? Qui disait ou faisait cela ? ».
Après la crise traumatique, il sera important, sans jamais forcer les enfants, de revenir sur ce qui s’est passé en leur posant des questions pour qu’ils fassent des liens avec des scènes violentes qui se sont produites et qu’ils ont subies, en leur expliquant précisément comment fonctionne la mémoire traumatique.
Par exemple, un enfant qui a assisté à une scène de violences conjugales où son père a cassé des objets, hurlé, injurié et menacé, tapé ou étranglé sa mère, pourra, lors de cris à l’école ou si une chaise tombe en faisant beaucoup de bruit, partir en « vrille », revivre la scène, se cacher, pleurer et trembler, réentendre les hurlements et hurler, réentendre les injures et injurier, s’agiter, casser des objets, se taper ou se mettre à taper, voire à étrangler un autre enfant ou son institutrice.
Une petite fille qui a subi des violences sexuelles incestueuses peut, si un contact, des paroles, une odeur, une personne qui ressemble à son agresseur ou une situation de surprise ou de stress allume sa mémoire traumatique, se mettre à être terrorisée, faire pipi sur elle, avoir envie de vomir ou avoir des propos ou des comportements inappropriés à connotation sexuelle, se déshabiller et s’exhiber, voire s’auto-agresser sexuellement ou agresser un autre enfant.
Les stratégies de survie mises en place par les enfants victimes
La mémoire traumatique des violences transforme la vie des enfants victimes en un terrain miné et un enfer avec une sensation d’insécurité, de peur et de guerre permanente contre eux-mêmes et avec le monde qui les entoure.
Pour empêcher leur mémoire traumatique de se déclencher, ils deviennent hypervigilants et développent des conduites d’évitement, une angoisse de séparation et des conduites de contrôle (avec une peur de tout changement et parfois d’importants troubles phobiques et obsessionnels compulsifs) pour éviter d’allumer cette mémoire traumatique. Toute situation nouvelle, inconnue, imprévues ou créant de fortes émotions représentent un énorme risque pour eux, ils ont besoin de rester dans un espace connu avec toujours les mêmes repères sans changement et sans exposition à des contextes stressants ou des contextes rappelant les violences. L’adolescence avec les bouleversements hormonaux, les changements corporels et la sexualisation forcée du corps et des relations qu’elle induit à laquelle il est quasiment impossible d’échapper, associée avec une exigence d’autonomie croissante est une période particulièrement à risque de fortes réactivations de mémoire traumatique. Par mesure de précaution et en raison d’une anticipation anxieuse permanente, les enfants peuvent s’empêcher de penser (à tel point parfois qu’ils peuvent être considérés comme ayant des déficits intellectuels et cognitifs), de développer des relations amicales et amoureuses, d’échanger avec de nouvelles personnes, et de découvrir le monde, restreignant ainsi de façon très importante leur champ de vie. Ils peuvent se créer des mondes mentaux parallèles dans lesquels ils se sentiront plus en sécurité, des romans familiaux ou des amis imaginaires qui peuvent devenir envahissants, ou bien s’immerger dans des activités solitaires intellectuelles, artistiques qui les coupent du monde extérieur.
Ces conduites d’évitement et de contrôle sont épuisantes et handicapantes et s’avèrent rarement suffisantes pour éviter les réactivations de leur mémoire traumatique. Les enfants découvrent alors très tôt une autre stratégie de survie leur permettant de s’anesthésier émotionnellement et ainsi d’échapper au tsunami émotionnel de leur mémoire traumatique. Ils font l’expérience que se faire mal, se mettre en danger, prendre de l’alcool, de la drogue leur permet d’éteindre la flambée émotionnelle intolérable et de s’apaiser. Il s’agit de conduites à risque dissociantes pour éteindre à tout prix une mémoire traumatique incompréhensible et impossible à éviter.
Ces conduites à risque dissociantes servent donc à calmer l’état de tension intolérable liée à la mémoire traumatique des violences ou prévenir sa survenue :
- soit en provoquant une disjonction pour éteindre de force la réponse émotionnelle et faire secréter par le cerveau des drogues dissociantes ce qui permet d'obtenir un état dissociatif traumatique avec une anesthésie émotionnelle, il s’agit pour cela de déclencher brutalement un stress physique ou mental intense par : des mises en danger (jeux dangereux, « enfant casse-cou », enfants qui s’échappent dans la circulation, qui sautent toujours de trop haut pour leur âge, qui cherchent la bagarre avec des plus grands, qui avalent des produits ménagers qu’ils savent dangereux, qui recherchent des contenus problématiques sur internet, etc.) ; des troubles alimentaires (boulimie précoce, auto-gavage, refus de s’alimenter qui provoquent des stress physiologiques, etc.) ; des conduites auto-agressives comme des scarifications, des auto-mutilations ; des comportements sexualisés à risque, des comportements de provocation agressive avec les adultes ; des conduites hétéroagressives ou délinquantes (« bagarres » répétées avec les autres enfants, agressions, reproduction des violences sexuelles contre d’autres enfants, etc.) ;
- soit en consommant des drogues dissociantes (alcool, drogues, dans certains cas, de jeunes enfants peuvent chercher à s’étourdir avec l’alcool laissé sans surveillance par les adultes, ou avec des médicaments ou des produits toxiques comme des produits ménagers, des colles ou des feutres à l’alcool ...), et bien sûr, en recourant aux « addictions sans produits » dès qu’elles leur sont accessibles (réseaux sociaux, pornographie, etc.). Les comportements de mise en danger sont le plus souvent des répliques plus ou moins fidèles des violences subies.
Les conduites dissociantes sont dangereuses. Elles sont traumatisantes et présentent un risque important d’atteintes physiques et psychiques avec notamment des risques d’infections sexuellement transmissibles, de grossesses précoces, de situations prostitutionnelles, des risques de subir des violences ou d’en commettre, des risques de délinquance, et de situation de grande précarité et d’atteintes graves à la dignité. Elles sont un reflet fidèle de l’absence de droits et de valeur que les victimes pouvaient avoir aux yeux de ceux qui les ont agressées ou qui ne les ont pas protégées. Toutes ces conduites à risque ont pour but de s’autotraiter en s’anesthésiant émotionnellement, mais leur répétition aboutit rapidement à des situations de dépendance et de tolérance aggravée, qui sont responsables d’une addiction au stress extrême et à une escalade dans les mises en danger. Elles peuvent générer un état de dissociation chronique, avec une indifférence affective totale et des expériences de dépersonnalisation. On sait par des études que le risque de mort précoce est très important dans ces situations par accidents, suicides, overdoses ou maladies. Rarement identifiées comme des conséquences psychotraumatiques par des professionnels de santé encore trop peu formés, elles sont très préjudiciables pour la santé et la qualité de vie des enfants victimes dont elles aggravent la vulnérabilité, les handicaps, ainsi que le risque de subir de nouvelles violences ou d’en commettre à leur tour. On retrouve cet état de dissociation chronique et d’anesthésie émotionnelle et physique dans des traumatismes extrêmes répétés et prolongés (situations de prostitution, de traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle, domestique et de travail forcé, des enfants-soldats, d’errance sans domicile fixe, de tortures, de séquestration, de déportation, d’alcoolisme et de toxicomanie extrêmes, etc.), avec de dangereux phénomènes d’insensibilité à la souffrance, à la dégradation de son état ainsi qu’à des conditions de vie épouvantables et inhumaines. Quand cette indifférence extrême concerne les auteurs de violences sur autrui, on se retrouve avec des agresseurs extrêmement dangereux. L’insensibilité apparente, un contact « lisse » chez des personnes ayant commis des actes criminels doivent alerter les professionnels de la santé et de la justice.
Le choix de stratégies de survie, plus ou moins induit par une société inégalitaire et sexiste, se fera en fonction de leur sexe, de leur milieu, de leur éducation, de leurs parcours individuels, de leurs rencontres et de leurs apprentissages. Ces stratégies de survie aboutissent à une identification principale soit à la victime qu’ils ont été, une victime coupable et honteuse qu’il faudra contrôler ou attaquer, soit à leur agresseur, un agresseur tout-puissant. Mais ces stratégies de survie violentes ne sont efficaces que momentanément, elles aggravent les traumas, rechargent continuellement la mémoire traumatique et créent une dépendance à la violence, sur soi-même ou sur autrui, de plus en plus importante. Les victimes ne sont pas les seules à utiliser ces stratégies violentes sur elles-mêmes ou sur autrui pour calmer des explosions de leur mémoire traumatique qui génèrent des états de détresse, d’agitation, de colère, des mises en danger ou des tentatives de suicide ; leur entourage, ou encore des professionnels non formés les prenant en charge peuvent y avoir recours pour les calmer (menaces, coups, contention, isolement, etc.).
Quel que soit leur choix de conduites dissociantes violentes pour se calmer, qu’il s’agisse de conduites à risque, de violences contre soi-même ou bien de violences contre autrui, les victimes vont se re-traumatiser sans fin et devenir dépendantes de ces conduites dissociantes, ce qui met leur vie ou celle d’autrui en danger.
Pour les victimes qui s’agressent elles-mêmes ou se mettent en danger pour se calmer, leurs traumatismes, en s’aggravant, génèrent des états dissociatifs traumatiques quasi permanents qui les anesthésient émotionnellement et les mettent dans l’incapacité de se protéger et de se défendre. Elles seront dès lors ciblées par les agresseurs et en grand danger de subir de nouvelles violences sexuelles, comme nous le verrons.
Pour les victimes qui deviennent des agresseurs sexuels, les violences sexuelles qu’ils exercent sur autrui sont également traumatisantes pour eux-mêmes, elles génèrent à chaque passage à l’acte de nouveaux psychotraumatismes avec une mémoire traumatique qui se recharge. Leur mémoire traumatique contient alors les violences sexuelles qu’ils ont subies, les mots et les actes de leur agresseur, les violences sexuelles qu’ils ont commises et la terreur de leurs victimes. Leur mémoire traumatique devient de plus en plus explosive, en s’allumant à chaque fois qu’une situation rappelle des violences, soit subies soit commises, et ils vont continuer à la gérer en l’anesthésiant par de nouvelles violences physiques et sexuelles qu’ils vont commettre dans un processus sans fin.
Il est à noter que si l’on n’est jamais responsable des violences sexuelles que l’on a subies et des psychotraumatismes qu’elles entraînent, on est en revanche responsable, dès que l’on n’est plus un petit enfant, des stratégies de survie que l’on choisit quand celles-ci portent atteinte à l’intégrité d’autrui. On a toujours le choix, car il existe toute une gamme de stratégies de survie, plus ou moins coûteuses pour soi ou pour autrui.
Une prise en charge essentielle centrée sur les violences sexuelles et leurs conséquences psychotraumatiques
Il est impératif que les enfants victimes de violences soient protégés de toute forme de violences et de maltraitance, et qu’ils reçoivent des soins spécialisés pluridisciplinaires par des professionnels de la santé et des psychologues et des thérapeutes formés. Les conséquences sur la santé de l’enfant à court, moyen et long termes sont telles que la prise en charge médicale est toujours nécessaire, associée à une prise en charge psychothérapique des psychotraumatismes. La prise en charge doit être holistique et prendre en compte les dimensions médico-psychologiques, socio-éducatives et juridiques. Pour rappel, les violences faites aux enfants et aux personnes vulnérables doivent être signalées aux autorités judiciaires ou administratives en cas de doutes ou d’informations préoccupantes, et les violences sexuelles sont une urgence médicale et médico-légale.
La prise en charge psychothérapique spécialisée consiste à identifier et revisiter toutes les violences, et faire en sorte qu’il n’y ait plus d’état de sidération. Cela nécessite de sécuriser l’enfant ou l’adulte qu’il est devenu, de lui expliquer les mécanismes psychotraumatiques (psycho-éducation), et de faire avec lui des liens, d’analyser et de décrypter les manifestations de sa mémoire traumatique en séparant ce qui provient des violences, de son ressenti en tant que victime et ce qui vient de l’agresseur, en redonnant du sens et de la cohérence à tout ce qui n’en avait pas, ce qui permet de désamorcer sa mémoire traumatique puis de l’intégrer en mémoire autobiographique. Cela permet à la victime de reconstituer son histoire, de restaurer sa personnalité et sa dignité, et de se rendre justice en l’accompagnant pour démonter, avec elle, tout le système agresseur et en la débarrassant de tout ce qui l’avait colonisée et aliénée (mises en scène, mensonges, déni, mémoire traumatique). La finalité étant que la personne qu’elle est fondamentalement puisse à nouveau s’exprimer librement et vivre, tout simplement. Une prise en charge de qualité permet de protéger les victimes, de traiter les troubles psychotraumatiques, de réparer les atteintes neurologiques (neurogenèse et neuroplasticité) et d’éviter ainsi la majeure partie des conséquences des violences sur la santé, ainsi que leurs conséquences sociales.
La souffrance des victimes doit être prise en compte et être le plus possible soulagée, tout en faisant attention de ne pas – par facilité – utiliser de façon systématique des médicaments ou des techniques certes efficaces pour anesthésier la souffrance, mais très dissociants.
Le risque de traiter en surface les psychotraumatismes en ne traitant que les symptômes de souffrance et les troubles du comportement, ou en dissociant les victimes traumatisées (pour anesthésier leurs souffrances) est un écueil fréquent qui porte préjudice aux victimes. Si, effectivement, elles semblent aller mieux dissociées, car anesthésiées, elles se retrouvent bien plus vulnérables face aux agresseurs. La dissociation n’empêche nullement d’être traumatisée, et c’est même le contraire, les victimes dissociées ont une tolérance aux violences et à la douleur qui font qu’elles ne peuvent se protéger au mieux de situations dangereuses, et qu’elles se retrouvent encore plus traumatisées, avec une mémoire traumatique qui se recharge chaque fois qu’elles subissent des violences, se transformant en une bombe à retardement…
C’est un problème préoccupant, car la tendance à vouloir des soins efficaces et rapides, et à centrer la prise en charge sur la disparition des symptômes les plus gênants et les moins tolérés par les proches et les soignants, fait que les traitements dissociants sont souvent plébiscités. Il est nécessaire d’être particulièrement vigilant. Sont à proscrire les prises en charges qui ne respectent pas le consentement éclairé et libre des victimes et de leurs ayant-droits et celles qui portent atteinte à l’intégrité physique et mentale des enfants (violences, contraintes, contentions, chambres d’isolement, menaces et manipulations) et qui sont discriminatoires.
Dans le cadre de la prise en charge la psycho-éducation concernant les mécanismes psychotraumatiques est primordiale. Les parents et les proches protecteurs ainsi que les professionnels et les bénévoles venant à leur aide devront également être informés et soutenus, c’est essentiel pour les victimes, pour qu’elles soient mieux comprises et accompagnées. De plus, les proches, une fois bien informés, pourront être d’une aide précieuse pour participer au travail d’analyse et d’identification de la mémoire traumatique, dont ils sont souvent les témoins.
Les enfants traumatisés sont extrêmement sensibles au stress et doivent en être protégés tout au long de leur prise en charge que celle-ci soit médico-psychologique, juridique, éducative et sociale, les confronter ou les exposer à des situations violentes et à leurs agresseurs est à proscrire (comme lors de médiations, de confrontations ou lors des procès). Il est important de permettre aux enfants traumatisés, en raison de leur vulnérabilité au stress, de leur fragilité émotionnelle, des risques d’activation de leur mémoire traumatique et de leurs troubles cognitifs qui sont souvent très importants et représentent un lourd handicap, de bénéficier d’aménagement de leur scolarité et de tiers-temps. Il est donc essentiel et vital de protéger les enfants des violences et d’intervenir le plus tôt possible pour leur donner des soins spécifiques prodigués par des professionnel.le.s formé.e.s.
Améliorer la prise en charge de toutes les victimes de violences, rendre tous les soins sans frais et accessibles, créer suffisamment de centres de prises en charge pour les enfants victimes de violences (et des centres d’urgences ouvert 24h/24 pour les victimes de violences sexuelles) est une urgence en termes de santé publique.
En conclusion reconnaître et protéger les enfants victimes de violences sexuelles, soigner leurs traumas, leur rendre justice, c’est le moyen le plus efficace d’enrayer la production de ces violences de proches en proches, de générations en générations.
Protéger les enfants de toutes les formes de violences, et plus particulièrement des violences sexuelles, et soigner les psychotraumatismes de ceux qui en sont victimes doit donc être une priorité absolue.
Il est essentiel que le pouvoir colonisateur des violences par l’intermédiaire de la mémoire traumatique soit connu, compris et désactivé grâce au traitement pour venir au secours des enfants victimes de violences sexuelles, pour éviter des conséquences catastrophiques sur leur vie et leur santé et pour éviter que se mette en place un continuum de violences. Identifier, décrypter, analyser et traiter la mémoire traumatique des violences chez les jeunes victimes et les jeunes agresseurs, le plus tôt possible, est la clé pour enrayer la fabrique des violences et des agresseurs. La mémoire traumatique, quand elle n’est pas traitée, est le dénominateur commun de toutes les violences, de leurs conséquences comme de leurs causes.
Pour lutter contre les violences, il faut donc une volonté politique forte pour protéger les victimes, pour faire respecter le droit de toute personne à vivre en sécurité, pour rendre une justice efficace, pour former à la psychotraumatologie les professionnels prenant en charge les victimes, et plus particulièrement les médecins et autres professionnels de santé, pour créer des centres de soins spécialisés, pour informer le grand public sur les conséquences des violences et les mécanismes psychotraumatologiques, et l’éduquer au respect des droits humains et à la non-violence.
L’information et l’éducation du grand public, sans relâche, dès le plus jeune âge, et la formation de tous les professionnels susceptibles d’être confrontés à des victimes ou d’être un recours pour elles sont les meilleures armes pour le faire. Elles doivent s’accompagner d’une déconstruction des stéréotypes et idées fausses qui concernent la sexualité, les violences et leurs conséquences, les victimes et les agresseurs, et qui empêchent une prise de conscience de l’ampleur de ces violences, qui empêchent de les identifier, de les voir là où elles se produisent le plus fréquemment, dans la famille, le couple ou les institutions. L’information et l’éducation du grand public doivent aussi s’accompagner d’une lutte contre toutes les propagandes anti-victimaires et contre la culture du viol.
En fait, ces violences sexuelles faites aux enfants et leur cohorte de propagandes haineuses et mystificatrices sont tellement monstrueuses, impensables, incompréhensibles et inhumaines qu’y être confronté est extrêmement traumatisant, sidérant et dissociant. Elles sont à l’origine d’une mémoire traumatique intolérable, d’une anesthésie émotionnelle généralisée et d’amnésies traumatiques dissociatives chez celles et ceux qui y sont exposé.e.s d’une façon ou d’une autre. En découlent des conduites d’évitement et un état dissociatif qui empêchent de les penser, de les identifier et de les combattre en venant au secours des victimes.
Le but est de développer d’une part une culture du respect, des droits des enfants de leur consentement, de la loi et de l’interdiction de toute forme de violence et d’atteinte à leur dignité et, d’autre part, une culture de la protection et du soin. Pour y parvenir, la reconnaissance des psychotraumatismes et la connaissance de leurs mécanismes sont des outils essentiels qui permettent de penser les violences et l’instrumentalisation que les agresseurs en font, et de sortir de la sidération et de la dissociation où elles nous plongent.
Dre Muriel SALMONA
1 Fondatrice et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie (Sté memoiretraumatique.org), membre du comité scientifique de la chaire Mukwege, ex-membre de la Commission indépendante inceste et violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE), autrice de plusieurs ouvrages dont chez Dunod, Le livre noir des violences sexuelles, 2013, 3ème édition 2022 et Enrayer la fabrique des agresseurs sexuels, 2025.
2 D. FINKELHOR, « The international epidemiology of child sexual abuse », Child Abuse & Neglect, vol. 18, n° 5, 1994, pp. 409417 ; R. CAMPBELL et a., « The co-occurrence of childhood sexual abuse, adult sexual abuse, intimate partner violence, and sexual harassment », Journal of Consulting and Clinical Psychology, vol. 76, n° 2, 2008, pp. 194207 ; V.J. FELITTI, R.F. ANDA, « The Relationship of Adverse Child- hood Experiences to Adult Health, Well-being, Social Function, and Health Care », in R. LANIUS, E. VERMETTEN, C. PAIN (dir.), The Effects of Early Life Trauma on Health and Disease: the Hidden Epidemic, Cambridge University Press, 2010, pp. 7787 ; A.C. MCFARLANE, « The long-term costs of traumatic stress: Inter- twined physical and psychological consequences », World Psychiatry, vol. 9, n° 1, 2010, pp. 3-10 ; Organisation mondiale de la Santé, London School of Hygiene & Tropical Medecine, Preventing intimate partner and sexual violence against women Taking action and generating evidence, 2010 ; Organisation mondiale de la Santé, « Global status report on violence against children », art. cit. (n. 1) ; E. FULU, S. MEDIEMA, T. ROSELLI, S. MCCOOK, « Pathways between childhood trauma, intimate partner violence, and harsh parenting: Findings from the UN Multi-country Study on Men and Violence in Asia and the Pacific », The Lancet Global Health, vol. 5, n° 5, 2017, pp. E512E522. P. HAILES, R. YU, A. DANESE, J.A. FRAZIER, « Long-term outcomes of childhood sexual abuse: An umbrella review », The Lancet Psychiatry, vol. 6, n° 10, 2019, pp. 830839 ; Association mémoire traumatique et victimologie, Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte déni de protection, de reconnaissance et de prise en charge, op. cit. (n. 1) ; IPSOS pour Mémoire traumatique et victimologie, Violences sexuelles de l’enfance, enquête auprès des victimes, op. cit. (n. 1) ; Service statistique ministériel de la sécurité intérieure, Victimation, délinquance et sentiment d’insécurité, op. cit. (n. 1).
3 E. VERMETTEN, M. VYTHILINGAM, S.M. SOUTHWICK, D.S. CHARNEY, J.D. BREMNER, « Long-term treatment with paroxetine increases verbal declarative memory and hippocampal volume in posttraumatic stress disorder », Biological psychiatry, vol. 54, n° 7, 2003, pp. 693702 ; R. YEHUDA, J. LEDOUX, « Response variation following trauma: A translational neuroscience approach to understanding PTSD », Neuron, vol. 56, n° 1, pp. 19-32. C.B. NEMEROFF, « Paradise lost: The neurobiological and clinical consequences of child abuse and neglect », Neuron, vol. 89, n° 5, 2016, pp. 892909 ; N. PERROUD, E. PAOLONI-GIACOBINO, et a., « Increased methylation of glu- cocorticoid receptor gene (NR3C1) in adults with a history of childhood maltreatment: A link with the severity and type of trauma », Translational Psychiatry, n° 1, 2011, e59 ; M. SALMONA, Le Livre noir des violences sexuelles, 3e éd., 2022, Dunod, 512 pages.
4 I. KEYGNAERT, I. VAN MELKEBEKE, Zorg voor slachtoffers van seksueel geweld: Gids voor steunfiguren, Instituut voor de gelijkheid van vrouwen en mannen, 2018, p. 35.
5 T. EHLING, E.R.S. NIJENHUIS, A. KRIKKE, « Volume of discrete brain structures in florid and recovered DID, DDNOS, and healthy controls », intervention pour la 20e Conférence annuelle de l’International Society for the Study of Dissociation, 2003 ; S. HILLIS, J. MERCY, A. AMOBI, H. KRESSE, « Global prevalence of past-year violence against children: A systematic review and minimum estimates », Pediatrics, vol. 137, n° 3, 2016, e20154079.
6 Association mémoire traumatique et victimologie, Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte déni de protection, de reconnaissance et de prise en charge, op. cit. (n. 1) ; IPSOS pour Mémoire traumatique et victimologie, Violences sexuelles de l’enfance, enquête auprès des victimes, op. cit. (n. 1) ; Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, Violences sexuelles faites aux enfants : « on vous croit », Rapport final, 2023.
7 M. SALTER, D. WOODLOCK, « The antiepistemology of organised abuse: Ignorance, exploitation, inaction », The British Journal of Criminology, vol. 63, n° 1, 2023, pp. 221237.
8 Service statistique ministériel de la sécurité intérieure, Victimation, délinquance et sentiment d’insécurité, Rapport d’enquête Vécu et ressenti en matière de sécurité, 2022.
9 IPSOS pour Mémoire traumatique et victimologie, Violences sexuelles de l’enfance, enquête auprès des victimes, op. cit. (n. 1).
10 K. STEELE, J. COLRAIN, « Abreactive work with sexual abuse survivors: Concepts and techniques », in M.A. HUNTER (dir.), The sexually abused male, vol. 2, Lexington Press, 1990, pp. 1-55 ; Z. SOLOMON, R. GARB, A. BLEICH, D. GRUPPER, « Reactivation of combat-related posttraumatic stress disorder », The American journal of psychiatry, vol. 144, n° 1, 1987, pp. 5155 ; B.A. VAN DER KOLK, O. VAN DER HART, « The intrusive past: The flexibility of memory and the engraving of trauma », American Imago, vol. 48, n° 4, 1991, pp. 425454.
11 J.E. LEDOUX, J. MULLER, « Emotional memory and psychopathology », Philosophical Transactions of the Royal Society B: Biological Sciences, vol. 352, n° 1362, 1997, pp. 17191726.
12 M. SALMONA, Le Livre noir des violences sexuelles, op. cit. (n. 3).
13 O. VAN DER HART, E.R.S. NIJENHUIS, K STEELE, Le soi hanté : dissociation structurelle et traitement de la traumatisation chronique, De Bœck, 2010, 496 pages ; B.A. VAN DER KOLK, « The devastating effects of ignoring child maltreatment in psychiatry Commentary on « The enduring neurobiological affects of abuse and neglect », 14 Journal of Child Psychology and Psychiatry, vol. 57, n° 3, 2016, pp. 267270 ; M. SALMONA, Le Livre noir des violences sexuelles, op. cit. (n. 3).
15 M. SALMONA, Enrayer la fabrique des agresseurs sexuels, Dunod, 2025, 368 pages.
16 M. FARLEY, A. COTTON, J. LYNNE, E. ZURBRIGGEN, C. STARK, M. KENNEDY, « Prostitution & trafficking in nine countries: An update on violence and posttraumatic stress disorder », Journal of Trauma Practice, vol. 2, n° 34, 2003, pp. 3374.
17 J. BRIERE, J.R. CONTE, « Self-reported amnesia for abuse in adults molested as children », Journal of Traumatic Stress, vol. 6, n° 1, 1993, pp. 2131 ; L.M. WILLIAMS, « Recall of childhood trauma: A prospective study of women’s memory of child sexual abuse », Journal of Consulting and Clinical Psychology, vol. 62, n° 6, 1994, pp. 11671176; Association mémoire traumatique et victimologie, Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte déni de protection, de reconnaissance et de prise en charge, op. cit. (n. 1) ; M. SALMONA, « L’Amnésie traumatique : un mécanisme dissociatif pour survivre », in R. COUTANCEAU, C. DAMIANI (dir.), Victimologie. Évaluation, traitement, résilience, Dunod, 2018, pp. 7185 ; IPSOS pour Mémoire traumatique et victimologie, Violences sexuelles de l’enfance, enquête auprès des victimes, op. cit. (n. 1).
18 M. SALMONA, Le Livre noir des violences sexuelles, op. cit. (n. 3).
19 Ibid., M. SALMONA, Enrayer la fabrique des agresseurs sexuels, op. cit. (n. 14).
20 M. SALMONA, Enrayer la fabrique des agresseurs sexuels, op. cit. (n. 14).
