dimanche 14 septembre 2025

Article : Pour une culture de la reconnaissance et du soin des traumas des enfants victimes de violences sexuelles de la Dre Muriel Salmona

 Pour une culture de la reconnaissance et du soin des traumas des enfants victimes de violences sexuelles


 
 

Dre Muriel SALMONA, psychiatre, psychotraumatologue 


Texte sur l'intervention de la Dre Muriel SALMONA  au IV ème Congrès International de la chaire Mukwege à Angers à l'université d'Angers du 5 au 7 juin 2024 sur le thème Violences sexuelles et enfance en guerre organisé par l'équipe du projet de recherche VSEG ANR.

Ce texte sera très prochainement publié dans un ouvrage collectif regroupant les actes du IV ème Congrès International de la chaire Mukwege


Bourg la Reine, avril 2025

Les violences sexuelles sont des crimes systémiques de grande ampleur. Toutes les enquêtes sur le sujet établissent que les enfants, et parmi eux avant tout les filles et les enfants les plus vulnérables, en sont les principales victimes et les plus traumatisés à long terme. Dans leur immense majorité ces enfants victimes de violences sexuelles ne seront pas reconnus comme tels, ni protégés, ni soignés et n’auront pas accès à la justice ni à des réparations. 

Pour rappel, dans 81% des cas les violences sexuelles débutent avant 18 ans, dans 51% avant 11 ans, dans 21% avant 6 ans, et au moins une fille sur 5 et un garçon sur 13 en est victime. Ces violences sont sexistes et discriminantes, elles sont commises dans 80% des cas sur des filles et pour plus de 90% par des hommes dont près de 30% sont mineurs au moment des fait. Ces agresseurs sexuels sont des personnes connues des victimes dans 90% des cas et sont des membres de la famille dans près de la moitié des cas. Plus les enfants sont en situation de vulnérabilité plus ils sont à risque d’en subir : enfants placés, en grande précarité, enfants venant de zones de conflits, enfants en situation de handicap, ces derniers subissant 4 fois plus de violences sexuelles et jusqu’à 6 fois plus en cas de handicap mental ou neuro-développemental (2).


Des enfants gravement traumatisés par les violences sexuelles.

Les études scientifiques montrent que ces violences sexuelles par leur caractère particulièrement cruel, dégradant et inhumain font partie des violences les plus traumatisantes. Les violences sexuelles portent gravement atteinte à la dignité et à l’intégrité physique et mentale des victimes, avec de lourdes conséquences sur leur santé mentale et physique et leur vie à long terme si rien n’est fait pour les protéger ni les prendre en charge. Depuis plus de 25 ans, de nombreuses recherches montrent qu’avoir subi des violences sexuelles dans l’enfance est un problème majeur de santé publique, représente un des déterminants principaux de la santé 50 ans après et un des premiers facteurs de risque de mort précoce (par accidents, maladies et suicides), de maladies cardio-vasculaires et respiratoires, de diabète, d’obésité, d’épilepsie, de troubles de l’immunité, de dépressions à répétition, troubles anxieux généralisées, conduites addictives, mises en danger et conduites à risque, troubles du sommeil, troubles alimentaires et de la sexualité, de troubles gynéco-obstétricaux, de risques dinfections sexuellement transmissibles, de grossesses sur viol et de grossesses précoces, de douleurs chroniques invalidantes, de troubles du développement et de troubles cognitifs, etc. C’est également le premier facteur de risque de subir de nouvelles violences sexistes ou sexuelles ou d’en commettre, et un risque important de précarité et d’aggravation des situations d’inégalité, de vulnérabilité et de handicap (3).


Tous les symptômes et les troubles du comportement habituellement rencontrés chez les enfants victimes de violences sexuelles s’expliquent : ils sont avant tout des conséquences psychotraumatiques habituelles et universelles des violences.

Le cerveau humain est très vulnérable face à ces violences, d’autant plus si les victimes sont très jeunes, en situation de handicap, en particulier de type neuro-développemental, si les violences sont répétées et sont commises sur une longue durée et si elles sont incestueuses ou commises par des personnes qui ont la garde de l’enfant. Contrairement à certaines idées fausses, ce n’est pas parce qu’un enfant est très petit, qu’il ne peut pas bien comprendre ce qui lui arrive et qu’il ne s’en souviendra pas (s’il a moins de 2-3 ans) ; ou parce qu’il n’était pas conscient (enfant endormi, anesthésié, sous soumission chimique, etc.), qu’il ne sera pas traumatisé par des violences sexuelles, bien au contraire. Les violences sexuelles sont également traumatisantes pour les enfants qui en sont témoins, sont exposés à des images et des vidéos de violences sexuelles sur le net ou, et c’est moins connu, pour ceux qui en sont auteurs.

La terreur que génère l’intentionnalité destructrice et déshumanisante des agresseurs sexuels, et l’atteinte à la dignité et à l’intégrité physique et mentale que provoquent les violences sexuelles sont à l’origine d’un état de choc psychologique et d’une paralysie psychomotrice sous la forme d’une sidération des fonctions cérébrales supérieures qui ne vont pas être en capacité de contrôler la réponse émotionnelle et engendrer un état de stress extrême avec des taux très élevés d’hormones de stress : adrénaline et cortisol. Cet état de stress extrême entraîne d’importantes atteintes de plusieurs zones et structures du cortex cérébral, des modifications épigénétiques et un risque vital cardio-vasculaire. Le cerveau face à ce risque vital met en place des mécanismes neurobiologiques de sauvegarde exceptionnels, qui sont à l’origine des troubles psychotraumatiques et des répercussions sur la santé et la vie de l’enfant à long terme si rien n’est fait pour le protéger de ces violences ni en traiter les conséquences. Ces mécanismes de sauvegarde s’apparentent à une disjonction qui déconnecte le circuit émotionnel et le circuit de la mémoire qui y est associé. La déconnexion du circuit émotionnel qui s’accompagne de la production de drogues dures équivalentes à un cocktail morphine-kétamine, stoppe la production d’hormones de stress et crée une dissociation traumatique qui anesthésie émotionnellement la personne traumatisée ; la déconnexion du circuit de la mémoire crée une mémoire traumatique qui, en n’étant pas intégrée en mémoire autobiographique par l’hippocampe (structure corticale qui est le système d’exploitation de la mémoire et du repérage temporo-spatial) fait revivre à l’identique les violences comme si elles se reproduisaient (Van der Kolk, 1991) (4). 


Le manque de protection et de soins spécialisés de leurs traumas : une perte de chance considérable pour les enfants victimes de violences sexuelles

La protection des enfants victimes et les soins spécialisés de leurs troubles psychotraumatiques dans le cadre d’une prise en charge holistique sont des mesures nécessaires dont l’efficacité a été prouvée (5), comme l’illustre le modèle holistique de prise en charge développé par le Dr Denis Mukwege, prix Nobel de la Paix, à l’hopital Panzi. Les études internationales montrent qu’il est possible de traiter ces psychotraumatismes et ainsi d’éviter une très grande partie des conséquences ; ne pas le faire représente une perte de chance considérable pour les victimes. En effet, la protection et les soins spécialisés permettent de réparer les atteintes neurologiques (neurogénèse et plasticité cérébrale) et de traiter le symptôme principal des psychotraumatismes, la mémoire traumatique, et d’éviter ainsi la très grande majorité des conséquences des violences sur la santé et la vie des victimes, dont le risque subir à nouveau des violences ou d’en reproduire (6). Il est à noter que, s’il est important d’apporter des soins spécialisés le plus tôt possible après les violences (les violences sexuelles sont une urgence médico-psychologique et médico-légale), il est toujours temps et indispensable de traiter cette mémoire traumatique, même de nombreuses années après.

Or les enfants victimes de violences sexuelles, dans leur grande majorité ne sont jamais ni reconnus ni protégés, en France, ils sont plus de 80% à ne l’avoir jamais été et parmi ceux qui ont révélé les violences seuls 8% sont protégés (7). Malgré les connaissances accumulées depuis plus de vingt ans et les grands mouvements de libérations de la parole de ces dernières années, le déni, la loi du silence, les stéréotypes sexistes et les fausses représentations qui minimisent les violences sexuelles, culpabilisent les victimes et dédouanent les agresseurs, ainsi que la non prise en compte des psychotraumatismes et de leurs conséquences continuent à régner. Les réponses politiques et institutionnelles ne sont pas à la hauteur de l’urgence en termes humain, de santé publique et de sécurité que représentent ces très graves violations des droits humains. Nous sommes face à une cécité et une surdité intentionnelles, et à ce que le criminologue australien Michael Salter désigne comme une anti-épistémologie (8).

Dans une indifférence quasi générale, les chiffres de ces violences sexuelles ne cessent de croître, la pédocriminalité sur Internet explose (100 millions d’images et vidéos pédocriminelles recensées sur le net par le National Center for Missing & Exploited Children en 2023, contre 1 million en 2014), l’impunité s’aggrave, les agresseurs sont de plus en plus nombreux et leur prédation s’exerce sans entrave au sein de tous les lieux de vie des enfants qui sont de ce fait de plus en plus en danger. La plupart des enfants victimes n’ont pas accès aux soins spécifiques qui leur sont indispensables que ce soit en urgence ou au long cours. D’après la dernière enquête statistique nationale française Vécu et Ressenti en matière de Sécurité (VRS) conduite par le Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI), de 2022, seules 5% des victimes de violences sexuelles ont reçu des soins d’urgence, 85% des victimes de violences sexuelles ayant eu des blessures physiques déclarent une absence de recours médical, ce pourcentage s’élève à 90 % pour les victimes ayant déclaré des dommages psychologiques « plutôt importants » ou « très importants » (9). 

Finalement, presque personne n’a peur pour les enfants, ni peur de vivre entouré de prédateurs ni de vivre dans une société inhumaine où les pires crimes peuvent être commis en toute injustice sur les personnes les plus vulnérables. Chacun, hormis les prédateurs et leurs complices, se berce de l’illusion que l’espace où il évolue avec ses proches est indemne et protégé par sa grande valeur et ses qualités (famille, institutions, communauté, milieu, etc.) alors que c’est l’inverse qui se produit ; la transgression de la violence se nourrit de trahisons et d’injustices, ce qui lui permet d’être encore plus traumatisante et dissociante et d’en obtenir l’effet escompté, comme nous le verrons.


Sans protection ni soins, les enfants victimes de violences sexuelles doivent survivre seuls aux violences et à leurs conséquences traumatiques en mettent en place des stratégies de survie handicapantes et très préjudiciables à leur développement, à leur vie, à leur santé et à leur sécurité.

Alors que les symptômes psychotraumatiques sont des conséquences normales et universelles des violences sexuelles, 79% des professionnels de la santé ne font pas de liens entre ces symptômes et les violences sexuelles subies dans l’enfance qui en sont la cause (10). La méconnaissance des psychotraumatismes compromet la qualité de toutes les étapes de la prise en charge holistique des enfants victimes que cela concerne le dépistage, la prise en compte des violences subies et du danger couru, l’accueil, l’accompagnement et les aides nécessaires, les soins, le recueil de témoignages et de preuves, les procédures judiciaires et l’évaluation des réparations. Les enfants victimes subissent ainsi des maltraitances et des injustices en cascade. Ils voient leurs traumas être retournés contre eux pour mettre en cause leurs réactions, leurs comportements, leurs témoignages et leur crédibilité alors que ceux-ci devraient être pris en compte comme des preuves médico-légales des violences et des souffrances endurées. Ces mêmes traumas sont fréquemment diagnostiqués de façon erronée comme des troubles du développement, du comportement, de la personnalité ou des troubles psychiatriques, cognitifs ou neurologiques et sont l’objet de traitement inappropriés, voire maltraitants. À l’inverse, une bonne connaissance des troubles psychotraumatiques et de leurs mécanismes permet un meilleur dépistage et une meilleure reconnaissance des enfants victimes, une protection plus efficace, une prise en charge médico-psychologique, judiciaire et sociale adaptée et de qualité, des réparations à hauteur de leurs préjudices et leur évite ainsi de graves pertes de chance.


Au cœur des mécanismes du trauma, la dissociation et la mémoire traumatique sont les maîtres d’œuvre des pires conséquences des violences sexuelles sur la vie et la santé des victimes et du risque de reproduction de violences.

La disjonction de sauvegarde que le cerveau met en place lors des violences isole la structure responsable des réponses sensorielles et émotionnelles (l’amygdale cérébrale) de celle qui encode et gère la mémoire et le repérage temporo-spatial (l’hippocampe). Elle génère un état dissociatif traumatique accompagné d’un sentiment d’étrangeté, de déconnexion et de dépersonnalisation, comme si la victime devenait spectatrice de la situation qu’elle perçoit sans éprouver d’émotion (anesthésie émotionnelle entraînant une pseudo-indifférence). Du fait de cette disjonction, l’hippocampe ne peut pas faire son travail de repérage temporo-spatial, d’encodage, de stockage de la mémoire sensorielle et émotionnelle des violences. Cette dernière reste alors piégée dans l’amygdale cérébrale, sans être traitée, ni conceptualisée ni transformée en mémoire autobiographique. Et c’est, comme nous l’avons vu, cette mémoire piégée que nous appelons la mémoire traumatique. Elle va demeurer hors temps, non consciente, susceptible d’envahir le champ de la conscience ou la sphère émotionnelle dès qu’un lien rappelle les violences et de les faire revivre de façon identique, comme une machine à remonter le temps, avec la même détresse, les mêmes douleurs et les mêmes perceptions : ce sont les flash-back, les réminiscences qui peuvent prendre la forme de mal-être, de sentiment de grand danger, de crises d’angoisse ou de panique, de phobies, de douleurs, de sensation d’étouffement ou de mort imminente, des nausées soudaines, un état de grand stress, d’agitation, de crises clastiques, de cauchemars (11)... (Van der Hart et Friedman, 1992). 

Cette mémoire traumatique a la particularité, contrairement à la mémoire normale autobiographique, d’être non consciente, non contextualisée dans le temps et l’espace, non intégrée, incontrôlable, immuable (12). Elle contient, telle une « boîte noire », tout ce qui s’est passé lors des violences, tout ce qu’a vécu, vu et ressenti la victime, mais également, et c’est ce qui va être à l’origine de la reproduction des violences, tout ce qu’a fait, dit et mis en scène l’agresseur, le tout étant mélangé comme un magma. Cette mémoire traumatique, indifférenciée tant qu’elle n’est pas décryptée et intégrée en mémoire autobiographique, a le pouvoir d’envahir le psychisme dès qu’une situation, un lien rappelle les violences ou leur contexte (l’agresseur, une personne qui lui ressemble, une phrase, une situation, un lieu, une heure, une odeur, un bruit, une sensation ou douleur, etc.). Les enfants victimes revivent alors les scènes de violences comme si elles étaient en train de se reproduire, comme dans une machine à remonter le temps. Cependant, lors de cette réactivation de leur mémoire traumatique, elles ne sont pas seulement envahies par les mêmes émotions, sensations et perceptions que celles qu’elles ont vécues lors des violences (terreur, pleurs, détresse, douleurs, images, bruits, odeurs, etc.), mais également par la haine et la rage destructrice de leur agresseur, et par ses phrases assassines, ses cris, ses injures, ses menaces, son mépris et son excitation perverse et sadique. C’est ainsi que le psychisme de la victime se retrouve colonisé durablement par l’agresseur, par sa violence, par ses mensonges et par ses mises en scène (13).


Mais tant que la victime sera exposée à des violences, à la présence de l’agresseur ou de ses complices, elle restera le plus souvent déconnectée de ses émotions, dissociée et sa mémoire traumatique sera également anesthésiée quand elle sera activée par des liens rappelant les violences.

La dissociation traumatique qui s’installe au moment des violences est un système de survie en milieu très hostile, elle peut durer le temps des violences ou s’installer de manière continue si la victime reste en contact avec l’agresseur comme dans les violences sexuelles commises dans les lieux de vie des enfants (violences sexuelles incestueuses, institutionnelles, etc.), donnant l’impression à la victime de devenir un automate, d’être déconnectée de la réalité et de son corps, dévitalisée, confuse, comme un « mort-vivant ». L’anesthésie émotionnelle et physique que produit la dissociation empêche la victime d’organiser sa défense et de prendre la mesure de ce qu’elle subit puisqu’elle paraît tout supporter, ce qui suscite souvent l’incompréhension de son entourage et des professionnel.e.s qui ne sont pas formé.e.s aux psychotraumatismes. Les faits les plus graves, vécus sans affect ni douleur ressentie émotionnellement, semblent si irréels qu’ils en perdent toute consistance et paraissent n’avoir jamais existé. Cela entraîne de fréquentes amnésies dissociatives post-traumatiques, qui peuvent durer des années.

Cette dissociation traumatique isole encore plus la victime, la fait se sentir bizarre, pas comme les autres. Elle explique les phénomènes d’emprise et entraîne un risque important de subir de nouvelles violences. L’absence d’émotion apparente d’un enfant dissocié désoriente les personnes qui sont en contact avec lui et peut leur faire croire qu’il n’est pas traumatisé, qu’il ne vit rien de grave ou que tout ce qu’elle raconte n’est pas vrai. Les symptômes dissociatifs des enfants victimes donnent l’impression qu’ils sont absents, indifférents à leur sort, pas concernés par ce qui leur arrive ou qu’ils sont des enfants « modèles », parfaitement lisses et suradaptés. Et, comme ce sont des neurones miroirs qui permettent de ressentir les émotions d’autrui (c’est le processus de l’empathie qui est inné chez toute personne et présent dès la naissance), si la victime est dissociée, autrement dit anesthésiée émotionnellement, les neurones miroirs de son interlocuteur ne reflèteront rien. Ils ne seront pas activés et ne transmettront aucune émotion. L’interlocuteur ne ressent alors rien face à la victime. Cette absence de ressenti émotionnel peut rendre indifférentes ou incrédules les personnes qui reçoivent le témoignage des enfants. Elles risquent de ne pas être touchées par ce qu’ils ont subi, de ne pas avoir peur pour eux, de ne pas les croire. Elles seront d’autant plus rares à se mobiliser pour l’enfant et à le protéger, alors qu’il est gravement traumatisé et en danger. Cela peut même les conduire à avoir des jugements négatifs, voire à rejeter l’enfant, à le traiter injustement et à être maltraitant. Il est essentiel pour les enfants traumatisés et pour l’entourage (proches et professionnel·le·s) de connaître ces processus de dissociation. Cela permettra à l’entourage de l’enfant de reconstruire intellectuellement ce qu’il faut ressentir et de savoir qu’il faut davantage s’inquiéter pour ces enfants victimes qui semblent indifférents à leur sort, puisque cela signifie qu’ils sont très traumatisés et certainement encore en grand danger (14).

Les victimes dissociées sont des proies de choix pour les prédateurs. Être dissociée est un facteur de risque majeur de subir à nouveau des violences et de mise sous emprise. La confusion, la désorientation liées aux symptômes dissociatifs entraînent des troubles cognitifs et des doutes continuels sur ce qui est perçu, entendu, sur ce qu’on a dit et sur ce qu’on a compris. Elles rendent la victime vulnérable, et la mettent en grande difficulté pour défendre ses convictions et sa volonté, elles entraînent une incapacité à s’opposer (on s’oppose avec ses émotions). Les victimes dissociées sont donc facilement influençables et « hypnotisables ». Elles fonctionnent souvent sur un mode automatique, préprogrammé. Elles n’ont aucune confiance en elles, et elles se retrouvent bien malgré elles à céder aux désirs d’autrui quand on fait pression sur elles. Le risque est grand qu’elles deviennent des proies pour des agresseurs à l’affût. Plus l’interlocuteur est dangereux, plus il réveillera chez la victime qu’il s’est choisie, une mémoire traumatique et une dissociation par des attitudes et des paroles déplacées ou incongrues, par une mise en scène de domination, et la mettra dans un état hypnoïde qui la rendra incapable de penser et de se défendre.

Pour les prédateurs, s’en prendre à des victimes déjà dissociées par des violences précédentes leur garantit à la fois l’impunité et la possibilité d’exercer les pires sévices, quasiment sans limites (15). Les enfants victimes de violences sexuelles dissociés sont également très recherchés par les proxénètes, les groupes sectaires et les bandes armées. Ils vont tolérer des violences et des conditions extrêmes, des situations à risque très dangereuses, des douleurs intenses, des pratiques sexuelles dégradantes et humiliantes, et de graves atteintes à leur intégrité physique et psychique, et à leur dignité, sans avoir la capacité de s’y opposer ou de se révolter, ils peuvent même les subir en gardant le sourire. Le lien entre violences sexuelles subies pendant l’enfance et situation prostitutionnelle est très significatif (16).

Cette dissociation traumatique est également à l’origine d’importants troubles cognitifs de la mémoire et du repérage temporo-spatial, avec des amnésies traumatiques dissociatives fréquentes totales ou partielles qui peuvent durer des années tant que les victimes restent exposées à l’agresseur ou à des dangers : 40% des enfants victimes de graves traumatismes (violences sexuelles, sévices physiques) présentent des amnésies traumatiques complètes, 50% en cas d’inceste et de violences sexuelles répétées dans la durée (17).

Devant un enfant dissocié, il est important de le mettre en sécurité et de lui tenir un discours très cohérent et rassurant. Il a besoin que l’on comprenne ce qui lui arrive et qu’on lui explique cet état d’anesthésie émotionnelle et son mécanisme, en le rassurant sur le fait que c’est un phénomène normal, dû aux violences. Dans ce climat de sécurité et de cohérence, l’enfant pourra alors petit à petit sortir de cette dissociation. En revanche, lui renvoyer qu’il ne réagit pas normalement, lui demander pourquoi, le mettre en cause en lui disant vouloir le « secouer » parce qu’il parait absent, amorphe et indifférent, ou pire se moquer de lui, est catastrophique et cruel. Une telle d’attitude va aggraver les sensations d’insécurité et d’angoisse et accentuer la dissociation de l’enfant. Il sera encore plus confus, déconnecté et vulnérable face aux agresseurs.


Mais quand l’enfant sort de son état dissocié (parce qu’il est un peu plus en sécurité, protégé ou éloigné de son agresseur et du contexte violent), c’est à ce moment là que sa mémoire traumatique (qui n’est plus anesthésiée par la dissociation) deviendra une torture quand elle se réactivera. 

L’enfant dès qu’il est en sécurité, mis à l’abri, loin de son ou ses agresseurs ou du contexte des violences, lors d’une séparation de couple lors d’un inceste paternel, lors d’un éloignement familial, d’un placement, d’une hospitalisation, d’un changement d’établissement, de mode garde, lors de la fin d’un conflit, etc. L’enfant victime peut, au moindre lien qui rappelle les violences, être confronté à un véritable tsunami d’émotions et d’images terrifiantes qui vont déferler en lui, accompagnées d’une grande souffrance et d’un état de détresse. Cela peut entraîner un état de peur panique, d’agitation, d’angoisse intolérable et un état confusionnel tels que la victime peut se retrouver hospitalisée en psychiatrie en urgence (avec souvent un diagnostic de bouffée délirante ou de psychose infantile), très souvent accompagné d’un risque suicidaire important, de violences exercées contre elle ou contre autrui, ou de mises en danger sévères.`

Cette mémoire traumatique, qui se déclenche dès qu’un lien rappelle les violences, est un enfer, elle fait croire à l’enfant traumatisé qu’il est à nouveau en danger, lui fait ressentir, comme si elles étaient en train de se reproduire, les mêmes douleurs, la même terreur, la même peur de mourir ou la même sensation de mort imminente que celles qu’il a vécues lors des violences, mais également la rage, les hurlements, les injures, la haine, le mépris, l’intentionnalité de détruire et l’excitation perverse sexuelle de l’agresseur. Et les enfants victimes – s’ils ne sont pas soignés – vont devoir grandir et se développer avec une mémoire traumatique qui contient à la fois ce qu’ils ont ressenti et la volonté destructrice de l’agresseur, ce qui va distordre la perception de ce qu’ils sont, de ce qu’ils ressentent et de ce qu’ils veulent (18).

Nous l’avons vu, telle une « boîte noire », la mémoire traumatique contient non seulement le vécu émotionnel, sensoriel et douloureux de la victime : sidération, état de choc, terreur et sensation de mort imminente, dégoût, désespoir, mais également tout ce qui se rapporte aux faits de violences, à leur contexte (bruits, odeurs, détails des lieux), et à l’agresseur (mimiques, mises en scène, haine, excitation, cris, paroles, injures, etc.).


La colonisation par les violences et l’agresseur 

La mémoire traumatique des actes violents et de l’agresseur colonise l’enfant victime. Il lui fera confondre ce qui vient de lui avec ce qui vient des violences et de l’agresseur. La mémoire traumatique des paroles et de la mise en scène de l’agresseur (« Tu ne vaux rien », « tout est de ta faute », « tu as bien mérité ça », « tu aimes ça », etc.) alimentera chez la victime des sentiments de honte, de culpabilité et d’estime de soi catastrophique. Celle de la violence, de la haine et de l’excitation perverse de l’agresseur pourront lui faire croire à tort que c’est elle qui le ressent, ce qui constituera une torture supplémentaire. L’enfant victime pourra aussi être colonisé par la détresse de l’auteur des violences quand celui-ci est, par exemple, un parent débordé par sa propre mémoire traumatique de châtiments corporels et se sentir d’autant plus coupable. Un enfant ainsi « parentalisé », prend en charge la souffrance de ses parents et est conduit à accorder beaucoup plus d’importance à celle-ci qu’à la sienne. On pourra aisément le convaincre qu’il est à l’origine du malheur de ses parents et du sien. Il n’éprouvera alors que mépris et haine pour lui-même et pourra développer une crainte envahissante d’être méchant, d’être un monstre (19).

Cette colonisation par l’agresseur génère chez les enfants une atteinte grave de l’estime de soi, et la sensation d’être étranger à eux-mêmes. Les enfants peuvent se retrouver à se haïr, se mépriser, se dénigrer, s’injurier, s’accuser comme l’ont fait les agresseurs au moment des violences, à considérer qu’ils n’ont aucun droit, jusqu’à penser qu’ils doivent disparaître, se tuer…

Les enfants très jeunes quand ils sont envahis par la mémoire traumatique (quand un contexte, un bruit, une odeur, une sensation ou une émotion rappellent de façon non consciente les violences et active leur mémoire traumatique) peuvent n’avoir aucun moyen de la contrôler et se retrouver à la remettre en scène en revivant les violences du côté de la victime qu’ils ont été en étant dans un état de terreur, d’angoisse et de souffrance semblant impossible à calmer (cris, pleurs, tremblements, agitation, plaintes), de sidération, de dissociation (paralysie, absences, déconnexion, actes automatiques) ou du côté de l’agresseur en « vrillant » dans un état de crises clastiques violentes, en hurlant et proférant des injures (celles provenant de l’agresseur), en étant violent physiquement ou sexuellement (en reproduisant sur lui ou sur autrui les violences subies).

Cette violence, cette haine et cette excitation perverse qui les envahissent pourront se retourner contre eux ou contre autrui, comme nous le verrons. Elles pourront prendre la forme de tentatives de suicide, de mises en danger, d’automutilations, de pensées et de conduites sexualisées envahissantes, de phobies d’impulsions, ou bien de violences infligées à autrui, suivant les stratégies de survie que les enfants, en grandissant, choisiront dans celles qui seront à leur disposition pour gérer cette mémoire traumatique.

Dans ces situations, les enfants semblent imperméables à toute tentative de les raisonner ou de les calmer. S’énerver, crier ou les menacer de punitions ne fait qu’activer encore plus leur mémoire traumatique. Il faut les rassurer en leur expliquant calmement qu’ils sont en train de revivre une situation qui leur a fait très peur, très mal et que c’est pour cela qu’ils sont dans cet état. Il est utile de leur poser des questions sur ce qu’ils revivent, de leur demander : « Qui criait, hurlait, tapait comme cela ? Qui disait ou faisait cela ? ».

Après la crise traumatique, il sera important, sans jamais forcer les enfants, de revenir sur ce qui s’est passé en leur posant des questions pour qu’ils fassent des liens avec des scènes violentes qui se sont produites et qu’ils ont subies, en leur expliquant précisément comment fonctionne la mémoire traumatique.

Par exemple, un enfant qui a assisté à une scène de violences conjugales où son père a cassé des objets, hurlé, injurié et menacé, tapé ou étranglé sa mère, pourra, lors de cris à l’école ou si une chaise tombe en faisant beaucoup de bruit, partir en « vrille », revivre la scène, se cacher, pleurer et trembler, réentendre les hurlements et hurler, réentendre les injures et injurier, s’agiter, casser des objets, se taper ou se mettre à taper, voire à étrangler un autre enfant ou son institutrice.

Une petite fille qui a subi des violences sexuelles incestueuses peut, si un contact, des paroles, une odeur, une personne qui ressemble à son agresseur ou une situation de surprise ou de stress allume sa mémoire traumatique, se mettre à être terrorisée, faire pipi sur elle, avoir envie de vomir ou avoir des propos ou des comportements inappropriés à connotation sexuelle, se déshabiller et s’exhiber, voire s’auto-agresser sexuellement ou agresser un autre enfant.


Les stratégies de survie mises en place par les enfants victimes

La mémoire traumatique des violences transforme la vie des enfants victimes en un terrain miné et un enfer avec une sensation d’insécurité, de peur et de guerre permanente contre eux-mêmes et avec le monde qui les entoure.

Pour empêcher leur mémoire traumatique de se déclencher, ils deviennent hypervigilants et développent des conduites d’évitement, une angoisse de séparation et des conduites de contrôle (avec une peur de tout changement et parfois d’importants troubles phobiques et obsessionnels compulsifs) pour éviter d’allumer cette mémoire traumatique. Toute situation nouvelle, inconnue, imprévues ou créant de fortes émotions représentent un énorme risque pour eux, ils ont besoin de rester dans un espace connu avec toujours les mêmes repères sans changement et sans exposition à des contextes stressants ou des contextes rappelant les violences. L’adolescence avec les bouleversements hormonaux, les changements corporels et la sexualisation forcée du corps et des relations qu’elle induit à laquelle il est quasiment impossible d’échapper, associée avec une exigence d’autonomie croissante est une période particulièrement à risque de fortes réactivations de mémoire traumatique. Par mesure de précaution et en raison d’une anticipation anxieuse permanente, les enfants peuvent s’empêcher de penser (à tel point parfois qu’ils peuvent être considérés comme ayant des déficits intellectuels et cognitifs), de développer des relations amicales et amoureuses, d’échanger avec de nouvelles personnes, et de découvrir le monde, restreignant ainsi de façon très importante leur champ de vie. Ils peuvent se créer des mondes mentaux parallèles dans lesquels ils se sentiront plus en sécurité, des romans familiaux ou des amis imaginaires qui peuvent devenir envahissants, ou bien s’immerger dans des activités solitaires intellectuelles, artistiques qui les coupent du monde extérieur.

Ces conduites d’évitement et de contrôle sont épuisantes et handicapantes et s’avèrent rarement suffisantes pour éviter les réactivations de leur mémoire traumatique. Les enfants découvrent alors très tôt une autre stratégie de survie leur permettant de s’anesthésier émotionnellement et ainsi d’échapper au tsunami émotionnel de leur mémoire traumatique. Ils font l’expérience que se faire mal, se mettre en danger, prendre de l’alcool, de la drogue leur permet d’éteindre la flambée émotionnelle intolérable et de s’apaiser. Il s’agit de conduites à risque dissociantes pour éteindre à tout prix une mémoire traumatique incompréhensible et impossible à éviter.

Ces conduites à risque dissociantes servent donc à calmer l’état de tension intolérable liée à la mémoire traumatique des violences ou prévenir sa survenue :

  • soit en provoquant une disjonction pour éteindre de force la réponse émotionnelle et faire secréter par le cerveau des drogues dissociantes ce qui permet d'obtenir un état dissociatif  traumatique avec une anesthésie émotionnelle, il s’agit pour cela de déclencher brutalement un stress physique ou mental intense par : des mises en danger (jeux dangereux, « enfant casse-cou », enfants qui séchappent dans la circulation, qui sautent toujours de trop haut pour leur âge, qui cherchent la bagarre avec des plus grands, qui avalent des produits ménagers quils savent dangereux, qui recherchent des contenus problématiques sur internet, etc.) ; des troubles alimentaires (boulimie précoce, auto-gavage, refus de salimenter qui provoquent des stress physiologiques, etc.) ; des conduites auto-agressives comme des scarifications, des auto-mutilations ; des comportements sexualisés à risque, des comportements de provocation agressive avec les adultes ; des conduites hétéroagressives ou délinquantes (« bagarres » répétées avec les autres enfants, agressions, reproduction des violences sexuelles contre dautres enfants, etc.) ; 
  • soit en consommant des drogues dissociantes (alcool, drogues, dans certains cas, de jeunes enfants peuvent chercher à sétourdir avec lalcool laissé sans surveillance par les adultes, ou avec des médicaments ou des produits toxiques comme des produits ménagers, des colles ou des feutres à lalcool ...), et bien sûr, en recourant aux « addictions sans produits » dès quelles leur sont accessibles (réseaux sociaux, pornographie, etc.). Les comportements de mise en danger sont le plus souvent des répliques plus ou moins fidèles des violences subies.


Les conduites dissociantes sont dangereuses. Elles sont traumatisantes et présentent un risque important d’atteintes physiques et psychiques avec notamment des risques d’infections sexuellement transmissibles, de grossesses précoces, de situations prostitutionnelles, des risques de subir des violences ou d’en commettre, des risques de délinquance, et de situation de grande précarité et d’atteintes graves à la dignité. Elles sont un reflet fidèle de l’absence de droits et de valeur que les victimes pouvaient avoir aux yeux de ceux qui les ont agressées ou qui ne les ont pas protégées. Toutes ces conduites à risque ont pour but de s’autotraiter en s’anesthésiant émotionnellement, mais leur répétition aboutit rapidement à des situations de dépendance et de tolérance aggravée, qui sont responsables d’une addiction au stress extrême et à une escalade dans les mises en danger. Elles peuvent générer un état de dissociation chronique, avec une indifférence affective totale et des expériences de dépersonnalisation. On sait par des études que le risque de mort précoce est très important dans ces situations par accidents, suicides, overdoses ou maladies. Rarement identifiées comme des conséquences psychotraumatiques par des professionnels de santé encore trop peu formés, elles sont très préjudiciables pour la santé et la qualité de vie des enfants victimes dont elles aggravent la vulnérabilité, les handicaps, ainsi que le risque de subir de nouvelles violences ou d’en commettre à leur tour. On retrouve cet état de dissociation chronique et d’anesthésie émotionnelle et physique dans des traumatismes extrêmes répétés et prolongés (situations de prostitution, de traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle, domestique et de travail forcé, des enfants-soldats, d’errance sans domicile fixe, de tortures, de séquestration, de déportation, d’alcoolisme et de toxicomanie extrêmes, etc.), avec de dangereux phénomènes d’insensibilité à la souffrance, à la dégradation de son état ainsi qu’à des conditions de vie épouvantables et inhumaines. Quand cette indifférence extrême concerne les auteurs de violences sur autrui, on se retrouve avec des agresseurs extrêmement dangereux. L’insensibilité apparente, un contact « lisse » chez des personnes ayant commis des actes criminels doivent alerter les professionnels de la santé et de la justice.

Le choix de stratégies de survie, plus ou moins induit par une société inégalitaire et sexiste, se fera en fonction de leur sexe, de leur milieu, de leur éducation, de leurs parcours individuels, de leurs rencontres et de leurs apprentissages. Ces stratégies de survie aboutissent à une identification principale soit à la victime qu’ils ont été, une victime coupable et honteuse qu’il faudra contrôler ou attaquer, soit à leur agresseur, un agresseur tout-puissant. Mais ces stratégies de survie violentes ne sont efficaces que momentanément, elles aggravent les traumas, rechargent continuellement la mémoire traumatique et créent une dépendance à la violence, sur soi-même ou sur autrui, de plus en plus importante. Les victimes ne sont pas les seules à utiliser ces stratégies violentes sur elles-mêmes ou sur autrui pour calmer des explosions de leur mémoire traumatique qui génèrent des états de détresse, d’agitation, de colère, des mises en danger ou des tentatives de suicide ; leur entourage, ou encore des professionnels non formés les prenant en charge peuvent y avoir recours pour les calmer (menaces, coups, contention, isolement, etc.).

Quel que soit leur choix de conduites dissociantes violentes pour se calmer, qu’il s’agisse de conduites à risque, de violences contre soi-même ou bien de violences contre autrui, les victimes vont se re-traumatiser sans fin et devenir dépendantes de ces conduites dissociantes, ce qui met leur vie ou celle d’autrui en danger.

Pour les victimes qui s’agressent elles-mêmes ou se mettent en danger pour se calmer, leurs traumatismes, en s’aggravant, génèrent des états dissociatifs traumatiques quasi permanents qui les anesthésient émotionnellement et les mettent dans l’incapacité de se protéger et de se défendre. Elles seront dès lors ciblées par les agresseurs et en grand danger de subir de nouvelles violences sexuelles, comme nous le verrons.

Pour les victimes qui deviennent des agresseurs sexuels, les violences sexuelles qu’ils exercent sur autrui sont également traumatisantes pour eux-mêmes, elles génèrent à chaque passage à l’acte de nouveaux psychotraumatismes avec une mémoire traumatique qui se recharge. Leur mémoire traumatique contient alors les violences sexuelles qu’ils ont subies, les mots et les actes de leur agresseur, les violences sexuelles qu’ils ont commises et la terreur de leurs victimes. Leur mémoire traumatique devient de plus en plus explosive, en s’allumant à chaque fois qu’une situation rappelle des violences, soit subies soit commises, et ils vont continuer à la gérer en l’anesthésiant par de nouvelles violences physiques et sexuelles qu’ils vont commettre dans un processus sans fin.

Il est à noter que si l’on n’est jamais responsable des violences sexuelles que l’on a subies et des psychotraumatismes qu’elles entraînent, on est en revanche responsable, dès que l’on n’est plus un petit enfant, des stratégies de survie que l’on choisit quand celles-ci portent atteinte à l’intégrité d’autrui. On a toujours le choix, car il existe toute une gamme de stratégies de survie, plus ou moins coûteuses pour soi ou pour autrui.


Une prise en charge essentielle centrée sur les violences sexuelles et leurs conséquences psychotraumatiques

Il est impératif que les enfants victimes de violences soient protégés de toute forme de violences et de maltraitance, et qu’ils reçoivent des soins spécialisés pluridisciplinaires par des professionnels de la santé et des psychologues et des thérapeutes formés. Les conséquences sur la santé de l’enfant à court, moyen et long termes sont telles que la prise en charge médicale est toujours nécessaire, associée à une prise en charge psychothérapique des psychotraumatismes. La prise en charge doit être holistique et prendre en compte les dimensions médico-psychologiques, socio-éducatives et juridiques. Pour rappel, les violences faites aux enfants et aux personnes vulnérables doivent être signalées aux autorités judiciaires ou administratives en cas de doutes ou d’informations préoccupantes, et les violences sexuelles sont une urgence médicale et médico-légale.

La prise en charge psychothérapique spécialisée consiste à identifier et revisiter toutes les violences, et faire en sorte qu’il n’y ait plus d’état de sidération. Cela nécessite de sécuriser l’enfant ou l’adulte qu’il est devenu, de lui expliquer les mécanismes psychotraumatiques (psycho-éducation), et de faire avec lui des liens, d’analyser et de décrypter les manifestations de sa mémoire traumatique en séparant ce qui provient des violences, de son ressenti en tant que victime et ce qui vient de l’agresseur, en redonnant du sens et de la cohérence à tout ce qui n’en avait pas, ce qui permet de désamorcer sa mémoire traumatique puis de l’intégrer en mémoire autobiographique. Cela permet à la victime de reconstituer son histoire, de restaurer sa personnalité et sa dignité, et de se rendre justice en l’accompagnant pour démonter, avec elle, tout le système agresseur et en la débarrassant de tout ce qui l’avait colonisée et aliénée (mises en scène, mensonges, déni, mémoire traumatique). La finalité étant que la personne qu’elle est fondamentalement puisse à nouveau s’exprimer librement et vivre, tout simplement. Une prise en charge de qualité permet de protéger les victimes, de traiter les troubles psychotraumatiques, de réparer les atteintes neurologiques (neurogenèse et neuroplasticité) et d’éviter ainsi la majeure partie des conséquences des violences sur la santé, ainsi que leurs conséquences sociales.

La souffrance des victimes doit être prise en compte et être le plus possible soulagée, tout en faisant attention de ne pas – par facilité – utiliser de façon systématique des médicaments ou des techniques certes efficaces pour anesthésier la souffrance, mais très dissociants.

Le risque de traiter en surface les psychotraumatismes en ne traitant que les symptômes de souffrance et les troubles du comportement, ou en dissociant les victimes traumatisées (pour anesthésier leurs souffrances) est un écueil fréquent qui porte préjudice aux victimes. Si, effectivement, elles semblent aller mieux dissociées, car anesthésiées, elles se retrouvent bien plus vulnérables face aux agresseurs. La dissociation n’empêche nullement d’être traumatisée, et c’est même le contraire, les victimes dissociées ont une tolérance aux violences et à la douleur qui font qu’elles ne peuvent se protéger au mieux de situations dangereuses, et qu’elles se retrouvent encore plus traumatisées, avec une mémoire traumatique qui se recharge chaque fois qu’elles subissent des violences, se transformant en une bombe à retardement…

C’est un problème préoccupant, car la tendance à vouloir des soins efficaces et rapides, et à centrer la prise en charge sur la disparition des symptômes les plus gênants et les moins tolérés par les proches et les soignants, fait que les traitements dissociants sont souvent plébiscités. Il est nécessaire d’être particulièrement vigilant. Sont à proscrire les prises en charges qui ne respectent pas le consentement éclairé et libre des victimes et de leurs ayant-droits et celles qui portent atteinte à l’intégrité physique et mentale des enfants (violences, contraintes, contentions, chambres d’isolement, menaces et manipulations) et qui sont discriminatoires.

Dans le cadre de la prise en charge la psycho-éducation concernant les mécanismes psychotraumatiques est primordiale. Les parents et les proches protecteurs ainsi que les professionnels et les bénévoles venant à leur aide devront également être informés et soutenus, c’est essentiel pour les victimes, pour qu’elles soient mieux comprises et accompagnées. De plus, les proches, une fois bien informés, pourront être d’une aide précieuse pour participer au travail d’analyse et d’identification de la mémoire traumatique, dont ils sont souvent les témoins.

Les enfants traumatisés sont extrêmement sensibles au stress et doivent en être protégés tout au long de leur prise en charge que celle-ci soit médico-psychologique, juridique, éducative et sociale, les confronter ou les exposer à des situations violentes et à leurs agresseurs est à proscrire (comme lors de médiations, de confrontations ou lors des procès). Il est important de permettre aux enfants traumatisés, en raison de leur vulnérabilité au stress, de leur fragilité émotionnelle, des risques d’activation de leur mémoire traumatique et de leurs troubles cognitifs qui sont souvent très importants et représentent un lourd handicap, de bénéficier d’aménagement de leur scolarité et de tiers-temps. Il est donc essentiel et vital de protéger les enfants des violences et d’intervenir le plus tôt possible pour leur donner des soins spécifiques prodigués par des professionnel.le.s formé.e.s.

Améliorer la prise en charge de toutes les victimes de violences, rendre tous les soins sans frais et accessibles, créer suffisamment de centres de prises en charge pour les enfants victimes de violences (et des centres d’urgences ouvert 24h/24 pour les victimes de violences sexuelles) est une urgence en termes de santé publique.


En conclusion reconnaître et protéger les enfants victimes de violences sexuelles, soigner leurs traumas, leur rendre justice, c’est le moyen le plus efficace d’enrayer la production de ces violences de proches en proches, de générations en générations.

Protéger les enfants de toutes les formes de violences, et plus particulièrement des violences sexuelles, et soigner les psychotraumatismes de ceux qui en sont victimes doit donc être une priorité absolue. 

Il est essentiel que le pouvoir colonisateur des violences par l’intermédiaire de la mémoire traumatique soit connu, compris et désactivé grâce au traitement pour venir au secours des enfants victimes de violences sexuelles, pour éviter des conséquences catastrophiques sur leur vie et leur santé et pour éviter que se mette en place un continuum de violences. Identifier, décrypter, analyser et traiter la mémoire traumatique des violences chez les jeunes victimes et les jeunes agresseurs, le plus tôt possible, est la clé pour enrayer la fabrique des violences et des agresseurs. La mémoire traumatique, quand elle n’est pas traitée, est le dénominateur commun de toutes les violences, de leurs conséquences comme de leurs causes.

Pour lutter contre les violences, il faut donc une volonté politique forte pour protéger les victimes, pour faire respecter le droit de toute personne à vivre en sécurité, pour rendre une justice efficace, pour former à la psychotraumatologie les professionnels prenant en charge les victimes, et plus particulièrement les médecins et autres professionnels de santé, pour créer des centres de soins spécialisés, pour informer le grand public sur les conséquences des violences et les mécanismes psychotraumatologiques, et l’éduquer au respect des droits humains et à la non-violence.

L’information et l’éducation du grand public, sans relâche, dès le plus jeune âge, et la formation de tous les professionnels susceptibles d’être confrontés à des victimes ou d’être un recours pour elles sont les meilleures armes pour le faire. Elles doivent s’accompagner d’une déconstruction des stéréotypes et idées fausses qui concernent la sexualité, les violences et leurs conséquences, les victimes et les agresseurs, et qui empêchent une prise de conscience de l’ampleur de ces violences, qui empêchent de les identifier, de les voir là où elles se produisent le plus fréquemment, dans la famille, le couple ou les institutions. L’information et l’éducation du grand public doivent aussi s’accompagner d’une lutte contre toutes les propagandes anti-victimaires et contre la culture du viol. 

En fait, ces violences sexuelles faites aux enfants et leur cohorte de propagandes haineuses et mystificatrices sont tellement monstrueuses, impensables, incompréhensibles et inhumaines qu’y être confronté est extrêmement traumatisant, sidérant et dissociant. Elles sont à l’origine d’une mémoire traumatique intolérable, d’une anesthésie émotionnelle généralisée et d’amnésies traumatiques dissociatives chez celles et ceux qui y sont exposé.e.s d’une façon ou d’une autre. En découlent des conduites d’évitement et un état dissociatif qui empêchent de les penser, de les identifier et de les combattre en venant au secours des victimes. 

Le but est de développer d’une part une culture du respect, des droits des enfants de leur consentement, de la loi et de l’interdiction de toute forme de violence et d’atteinte à leur dignité et, d’autre part, une culture de la protection et du soin. Pour y parvenir, la reconnaissance des psychotraumatismes et la connaissance de leurs mécanismes sont des outils essentiels qui permettent de penser les violences et l’instrumentalisation que les agresseurs en font, et de sortir de la sidération et de la dissociation où elles nous plongent.


Dre Muriel SALMONA


1  Fondatrice et présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie (Sté memoiretraumatique.org), membre du comité scientifique de la chaire Mukwege, ex-membre de la Commission indépendante inceste et violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE), autrice de plusieurs ouvrages dont chez Dunod, Le livre noir des violences sexuelles, 2013, 3ème édition 2022 et Enrayer la fabrique des agresseurs sexuels, 2025.


 2 D. FINKELHOR, « The international epidemiology of child sexual abuse », Child Abuse & Neglect, vol. 18, n° 5, 1994, pp. 409417 ; R. CAMPBELL et a., « The co-occurrence of childhood sexual abuse, adult sexual abuse, intimate partner violence, and sexual harassment », Journal of Consulting and Clinical Psychology, vol. 76, n° 2, 2008, pp. 194207 ; V.J. FELITTI, R.F. ANDA, « The Relationship of Adverse Child- hood Experiences to Adult Health, Well-being, Social Function, and Health Care », in R. LANIUS, E. VERMETTEN, C. PAIN (dir.), The Effects of Early Life Trauma on Health and Disease: the Hidden Epidemic, Cambridge University Press, 2010, pp. 7787 ; A.C. MCFARLANE, « The long-term costs of traumatic stress: Inter- twined physical and psychological consequences », World Psychiatry, vol. 9, n° 1, 2010, pp. 3-10 ; Organisation mondiale de la Santé, London School of Hygiene & Tropical Medecine, Preventing intimate partner and sexual violence against women Taking action and generating evidence, 2010 ; Organisation mondiale de la Santé, « Global status report on violence against children », art. cit. (n. 1) ; E. FULU, S. MEDIEMA, T. ROSELLI, S. MCCOOK, « Pathways between childhood trauma, intimate partner violence, and harsh parenting: Findings from the UN Multi-country Study on Men and Violence in Asia and the Pacific », The Lancet Global Health, vol. 5, n° 5, 2017, pp. E512E522. P. HAILES, R. YU, A. DANESE, J.A. FRAZIER, « Long-term outcomes of childhood sexual abuse: An umbrella review », The Lancet Psychiatry, vol. 6, n° 10, 2019, pp. 830839 ; Association mémoire traumatique et victimologie, Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte déni de protection, de reconnaissance et de prise en charge, op. cit. (n. 1) ; IPSOS pour Mémoire traumatique et victimologie, Violences sexuelles de l’enfance, enquête auprès des victimes, op. cit. (n. 1) ; Service statistique ministériel de la sécurité intérieure, Victimation, délinquance et sentiment d’insécurité, op. cit. (n. 1).


 3 E. VERMETTEN, M. VYTHILINGAM, S.M. SOUTHWICK, D.S. CHARNEY, J.D. BREMNER, « Long-term treatment with paroxetine increases verbal declarative memory and hippocampal volume in posttraumatic stress disorder », Biological psychiatry, vol. 54, n° 7, 2003, pp. 693702 ; R. YEHUDA, J. LEDOUX, « Response variation following trauma: A translational neuroscience approach to understanding PTSD », Neuron, vol. 56, n° 1, pp. 19-32. C.B. NEMEROFF, « Paradise lost: The neurobiological and clinical consequences of child abuse and neglect », Neuron, vol. 89, n° 5, 2016, pp. 892909 ; N. PERROUD, E. PAOLONI-GIACOBINO, et a., « Increased methylation of glu- cocorticoid receptor gene (NR3C1) in adults with a history of childhood maltreatment: A link with the severity and type of trauma », Translational Psychiatry, n° 1, 2011, e59 ; M. SALMONA, Le Livre noir des violences sexuelles, 3e éd., 2022, Dunod, 512 pages.


 4 I. KEYGNAERT, I. VAN MELKEBEKE, Zorg voor slachtoffers van seksueel geweld: Gids voor steunfiguren, Instituut voor de gelijkheid van vrouwen en mannen, 2018, p. 35.


5  T. EHLING, E.R.S. NIJENHUIS, A. KRIKKE, « Volume of discrete brain structures in florid and recovered DID, DDNOS, and healthy controls », intervention pour la 20e Conférence annuelle de l’International Society for the Study of Dissociation, 2003 ; S. HILLIS, J. MERCY, A. AMOBI, H. KRESSE, « Global prevalence of past-year violence against children: A systematic review and minimum estimates », Pediatrics, vol. 137, n° 3, 2016, e20154079.


6 Association mémoire traumatique et victimologie, Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte déni de protection, de reconnaissance et de prise en charge, op. cit. (n. 1) ; IPSOS pour Mémoire traumatique et victimologie, Violences sexuelles de l’enfance, enquête auprès des victimes, op. cit. (n. 1) ; Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, Violences sexuelles faites aux enfants : « on vous croit », Rapport final, 2023.


 7 M. SALTER, D. WOODLOCK, « The antiepistemology of organised abuse: Ignorance, exploitation, inaction », The British Journal of Criminology, vol. 63, n° 1, 2023, pp. 221237.


 8 Service statistique ministériel de la sécurité intérieure, Victimation, délinquance et sentiment d’insécurité, Rapport d’enquête Vécu et ressenti en matière de sécurité, 2022.


9  IPSOS pour Mémoire traumatique et victimologie, Violences sexuelles de l’enfance, enquête auprès des victimes, op. cit. (n. 1).


10 K. STEELE, J. COLRAIN, « Abreactive work with sexual abuse survivors: Concepts and techniques », in M.A. HUNTER (dir.), The sexually abused male, vol. 2, Lexington Press, 1990, pp. 1-55 ; Z. SOLOMON, R. GARB, A. BLEICH, D. GRUPPER, « Reactivation of combat-related posttraumatic stress disorder », The American journal of psychiatry, vol. 144, n° 1, 1987, pp. 5155 ; B.A. VAN DER KOLK, O. VAN DER HART, « The intrusive past: The flexibility of memory and the engraving of trauma », American Imago, vol. 48, n° 4, 1991, pp. 425454.



 11  J.E. LEDOUX, J. MULLER, « Emotional memory and psychopathology », Philosophical Transactions of the Royal Society B: Biological Sciences, vol. 352, n° 1362, 1997, pp. 17191726.


 12 M. SALMONA, Le Livre noir des violences sexuelles, op. cit. (n. 3).


 13  O. VAN DER HART, E.R.S. NIJENHUIS, K STEELE, Le soi hanté : dissociation structurelle et traitement de la traumatisation chronique, De Bœck, 2010, 496 pages ; B.A. VAN DER KOLK, « The devastating effects of ignoring child maltreatment in psychiatry Commentary on « The enduring neurobiological affects of abuse and neglect », 14 Journal of Child Psychology and Psychiatry, vol. 57, n° 3, 2016, pp. 267270 ; M. SALMONA, Le Livre noir des violences sexuelles, op. cit. (n. 3).


 15 M. SALMONA, Enrayer la fabrique des agresseurs sexuels, Dunod, 2025, 368 pages.


16 M. FARLEY, A. COTTON, J. LYNNE, E. ZURBRIGGEN, C. STARK, M. KENNEDY, « Prostitution & trafficking in nine countries: An update on violence and posttraumatic stress disorder », Journal of Trauma Practice, vol. 2, n° 34, 2003, pp. 3374.


17  J. BRIERE, J.R. CONTE, « Self-reported amnesia for abuse in adults molested as children », Journal of Traumatic Stress, vol. 6, n° 1, 1993, pp. 2131 ; L.M. WILLIAMS, « Recall of childhood trauma: A prospective study of women’s memory of child sexual abuse », Journal of Consulting and Clinical Psychology, vol. 62, n° 6, 1994, pp. 11671176; Association mémoire traumatique et victimologie, Impact des violences sexuelles de l’enfance à l’âge adulte déni de protection, de reconnaissance et de prise en charge, op. cit. (n. 1) ; M. SALMONA, « L’Amnésie traumatique : un mécanisme dissociatif pour survivre », in R. COUTANCEAU, C. DAMIANI (dir.), Victimologie. Évaluation, traitement, résilience, Dunod, 2018, pp. 7185 ; IPSOS pour Mémoire traumatique et victimologie, Violences sexuelles de l’enfance, enquête auprès des victimes, op. cit. (n. 1).


 18 M. SALMONA, Le Livre noir des violences sexuelles, op. cit. (n. 3).


 19 Ibid., M. SALMONA, Enrayer la fabrique des agresseurs sexuels, op. cit. (n. 14).


20 M. SALMONA, Enrayer la fabrique des agresseurs sexuels, op. cit. (n. 14).


mardi 22 avril 2025

Enrayer la fabrique des agresseurs sexuels : parution le 21 mai du livre de la Dre Muriel SALMONA édité chez Dunod



ENRAYER LA FABRIQUE DES 
AGRESSEURS SEXUELS 

Dre Muriel SALMONA

Parution le 21 mai 2025 chez DUNOD






Parution chez DUNOD le 21 mai 2025


disponible en librairie à partir du 21 mai 2025 et en version e-book ou broché sur les sites

 FNAC ; DECITRE ; AMAZON ; FURET DU NORD


Ce livre est un nouveau cri de révolte et une réponse documentée à l’urgence : celle de démontrer, sans détour, comment le système de reproduction des violences sexuelles continue d’imprégner notre société, quels sont ses mécanismes invisibles, et pourquoi, malgré les avancées des dernières décennies, ces violences n’ont jamais cessé de croître, voire de se multiplier.

S’attaquer à plusieurs vérités, même si elles sont dérangeantes, est une absolue exigence, afin de dénoncer :

• le déni, la loi du silence, l’impunité et déconstruire les mythes sexistes autour des violences, des victimes et du « profil » des agresseurs sexuels ;

• l’absence de protection de celles et ceux qui en sont les plus victimes et les moins en capacité de se défendre : les enfants et les personnes les plus vulnérables et discriminées ;

• les plus grands obstacles : l’absence totale de prise en compte du trauma, l’impact de ces violences sur les victimes, mais aussi sur ceux qui les commettent.

Les psychotraumatismes sont un des vecteurs les plus puissants de la reproduction des violences sexuelles. Les reconnaître et les prendre en charge chez les victimes et les agresseurs dès les premières violences, quand elles sont commises dans l’enfance, est un enjeu majeur pour enrayer la fabrique des agresseurs sexuels et en finir avec les violences sexuelles systémiques.

Muriel Salmona nous éclaire sur ce phénomène massif et d’une complexité stupéfiante, pour qu’enfin se brise le cycle de l’impunité et de la souffrance.


Pour découvrir un extrait du livre cliquez ICI

INTRODUCTION


Enrayer la fabrique des agresseurs sexuels n’est pas une utopie. Il est possible de lutter contre la criminalité sexuelle et son impunité, et cela passe avant tout, comme nous allons le démontrer tout au long de cet ouvrage, par la protection des enfants qui en sont les principales victimes, et par le traitement de leurs psychotraumatismes.

Enrayer la fabrique des agresseurs sexuels nécessite donc une meilleure connaissance et une meilleure compréhension des psychotraumatismes, de leurs mécanismes, de leurs conséquences et de leur traitement. Cette prise en compte des psychotraumatismes sera également très utile, comme nous le verrons, pour lutter contre le déni et l’impunité des violences sexuelles et rendre justice aux victimes. De même, face à la domination masculine, aux inégalités, aux discriminations et aux propagandes haineuses sexistes et anti-victimaires qui sont le terreau qui permet aux violences de s’exercer sans frein, la compréhension de leur impact psychotraumatique permettra de mieux identifier leur pouvoir colonisateur sur les agresseurs et de l’enrayer.

Depuis plus de vingt ans, nous savons, grâce à de nombreuses études, qu'avoir subi des violences dans l'enfance est le facteur de risque principal de subir ou de commettre des violences physiques et/ou sexuelles (Felitti et al., 1998, Felitti et Anda, 2010). Une grande étude de l’ONU dirigée par Fulu et publiée dans la revue internationale The Lancet en 2017 a montré que le fait d’avoir subi des violences sexuelles dans l’enfance avait les conséquences suivantes :

  • pour une femme, le risque de subir à nouveau des violences sexuelles est multiplié par 4,5 ;
  • pour un homme le risque de commettre des violences sexuelles est multiplié par 3,5.

Après des violences physiques et sexuelles subies dans l’enfance,

  • le risque de subir à nouveau des violences physiques est multiplié par 16 pour une femme ;
  • celui de commettre des violences conjugales et sexuelles est multiplié par 14 pour un homme (Fulu, et al., 2017). 

On sait également que ce risque de subir ou commettre des violences sexuelles quand on en a subi dans l’enfance est dû principalement à des psychotraumatismes qui n’ont pas été pris en charge (Hillis et al., 2016).

      1. Tant que les enfants seront exposés…

Tant que les enfants seront exposés dans leur entourage à des prédateurs sexuels qui peuvent agir en toute impunité, tant que des centaines de milliers d’enfants seront victimes de violences physiques et/ou sexuelles chaque année et en seront gravement traumatisés, tant que ces enfants devront y survivre seuls, sans secours, protection ni soins, sans que leurs traumas soient identifiés ni soignés, sans que la société reconnaisse qu'ils subissent de graves violations de leurs droits, et sans que la justice poursuive ni condamne ces criminels, la fabrique des agresseurs sexuels fonctionnera à plein rendement, de proche en proche et de génération en génération.

Toutes les enquêtes sur le sujet établissent que les enfants, et avant tout parmi eux les filles et les enfants plus vulnérables sont les principales victimes de violences sexuelles. Les études scientifiques montrent que ces violences font partie des plus traumatisantes, par leur caractère particulièrement cruel, dégradant et inhumain. Elles provoquent d’importantes atteintes du cortex cérébral ainsi que des circuits cérébraux des émotions et de la mémoire (système limbique) qui sont à l’origine de troubles psychotraumatiques. Ces troubles s’installent dans la durée et auront de graves répercussions sur la santé et la vie des victimes. Le cerveau humain est très vulnérable face à ces violences et au stress extrême qu’elles génèrent, d’autant plus si les victimes sont jeunes et en situation de handicap, en particulier de type neurodéveloppemental, et que les violences sont répétées. Le cerveau, face au stress extrême qui représente un risque vital cardiologique et neurologique, met en place des mécanismes neurobiologiques de sauvegarde exceptionnels ; ces mécanismes s’apparentent à une disjonction qui déconnecte les circuits émotionnels et ceux de la mémoire. La déconnexion des circuits émotionnels crée une dissociation traumatique qui anesthésie émotionnellement la personne traumatisée ; la déconnexion du circuit de la mémoire crée une mémoire traumatique non intégrée qui fait revivre de façon intrusive les violences comme si elles étaient en train de se reproduire.

Cette mémoire traumatique, a la particularité, contrairement à la mémoire normale autobiographique, d’être non consciente, non contextualisée dans le temps et l’espace, non intégrée, incontrôlable, immuable (Ledoux et Muller, 1997). Elle contient, telle une « boîte noire », tout ce qui s’est passé lors des violences, tout ce qu’a vécu, vu et ressenti la victime, mais également – et c’est ce qui va être à l’origine de la reproduction des violences – tout ce qu’a fait, dit et mis en scène l’agresseur, le tout étant mélangé comme un magma. Cette mémoire traumatique, indifférenciée tant qu’elle n’est pas décryptée et intégrée en mémoire autobiographique, a le pouvoir d’envahir le psychisme dès qu’une situation, un lien rappelle les violences ou leur contexte. Les victimes revivent alors les scènes de violences comme si elles étaient en train de se reproduire, comme dans une machine à remonter le temps. Cependant, lors de cette réactivation de leur mémoire traumatique, elles ne sont pas seulement envahies par les mêmes émotions, sensations et perceptions que celles qu’elles ont vécues lors des violences (terreur, pleurs, détresse, douleurs, images, bruits, odeurs…), mais également par la haine et la rage destructrice de leur agresseur, et par ses phrases assassines, ses cris, ses injures, ses menaces, son mépris et son excitation perverse et sadique. C’est ainsi que le psychisme de la victime se retrouve colonisé durablement par l’agresseur, par sa violence, par ses mensonges et ses mises en scène (Salmona, 2022a).

Et les enfants victimes – s’ils ne sont pas soignés – vont devoir grandir et se développer avec une mémoire traumatique qui contient à la fois ce qu’ils ont ressenti et la volonté destructrice de l’agresseur, ce qui va distordre la perception de ce qu’ils sont, de ce qu’ils ressentent et de ce qu’ils veulent.

Cette mémoire traumatique, qui se déclenche dès qu’un lien rappelle les violences, est un enfer, elle fait croire à l’enfant traumatisé qu’il est à nouveau en danger, lui fait ressentir, comme si elles étaient en train de se reproduire, les mêmes douleurs, la même terreur, la même peur de mourir ou la même sensation de mort imminente que celles qu’il a vécues lors des violences, mais également la rage, les hurlements, les injures, la haine, le mépris, l’intentionnalité de détruire et l’excitation perverse sexuelle de l’agresseur. Cette violence, cette haine et cette excitation perverse qui les envahissent pourront se retourner contre eux ou contre autrui, comme nous le verrons. Elles pourront prendre la forme de tentatives de suicide, de mises en danger, d’automutilations, de pensées et de conduites sexualisées envahissantes, de phobies d’impulsions, ou bien de violences infligées à autrui, suivant les stratégies de survie que les enfants, en grandissant, choisiront dans celles qui seront à leur disposition pour gérer cette mémoire traumatique. Ce choix de stratégies de survie, plus ou moins induit par une société inégalitaire et sexiste, se fera en fonction de leur sexe, de leur milieu, de leur éducation, de leurs parcours individuels, de leurs rencontres et de leurs apprentissages. Ces stratégies de survie aboutissent à une identification principale soit à la victime qu’ils ont été, une victime coupable et honteuse qu’il faudra contrôler ou attaquer, soit à leur agresseur, un agresseur tout-puissant. Car pour échapper à ce tsunami d’émotions terrifiantes, reproduire les violences qui s’imposent dans leur tête sur soi ou sur autrui va recréer un état de stress extrême traumatique, refaire disjoncter le circuit émotionnel et provoquer à nouveau une dissociation traumatique. Ces conduites dissociantes violentes permettent d’éteindre le cerveau et d’anesthésier les émotions intolérables provenant de la mémoire traumatique. Mais ces stratégies de survie violentes ne sont efficaces que momentanément, elles aggravent les traumas, rechargent continuellement la mémoire traumatique et créent une dépendance à la violence, sur soi-même ou sur autrui, de plus en plus importante. Les victimes ne sont pas les seules à utiliser ces stratégies violentes sur elles-mêmes ou sur autrui pour calmer des explosions de leur mémoire traumatique qui génèrent des états de détresse, d’agitation, de colère, des mises en danger ou des tentatives de suicide ; leur entourage, ou encore des professionnels non formés les prenant en charge peuvent y avoir recours pour les calmer (menaces, coups, contention, isolement…).

Quel que soit leur choix de conduites dissociantes violentes pour se calmer, qu’il s’agisse de conduites à risque et violences contre soi-même ou bien de violences contre autrui, les victimes vont se re-traumatiser sans fin et devenir dépendantes de ces conduites dissociantes, ce qui met leur vie ou celle d’autrui en danger.

  • Pour les victimes qui s’agressent elles-mêmes ou se mettent en danger pour se calmer, leurs traumatismes, en s’aggravant, génèrent des états dissociatifs traumatiques quasi permanents qui les anesthésient émotionnellement et les mettent dans l’incapacité de se protéger et de se défendre. Elles seront dès lors ciblées par les agresseurs et en grand danger de subir de nouvelles violences sexuelles, comme nous le verrons.
  • Pour les victimes qui deviennent des agresseurs sexuels, les violences sexuelles qu’ils exercent sur autrui sont également traumatisantes pour eux-mêmes, elles génèrent à chaque passage à l’acte de nouveaux psychotraumatismes avec une mémoire traumatique qui se recharge. Leur mémoire traumatique contient alors les violences sexuelles qu’ils ont subies, les mots et les actes de leur agresseur, les violences sexuelles qu’ils ont commises et la terreur de leurs victimes. Leur mémoire traumatique devient de plus en plus explosive, en s’allumant à chaque fois qu’une situation rappelle des violences, soit subies soit commises, et ils vont continuer à la gérer en l’anesthésiant par de nouvelles violences physiques et sexuelles qu’ils vont commettre dans un processus sans fin.

Il est à noter que si l’on n'est jamais responsable des violences sexuelles que l’on a subies et des psychotraumatismes qu’elles entraînent, on est en revanche responsable – dès que l’on n’est plus un petit enfant – des stratégies de survie que l’on choisit quand celles-ci portent atteinte à l’intégrité d’autrui. On a toujours le choix, car il existe toute une gamme de stratégies de survie, plus ou moins coûteuses pour soi ou pour autrui.

La société porte également une très lourde responsabilité en ne protégeant pas efficacement les victimes de violences sexuelles, en ne traitant pas leurs psychotraumatismes, en ne poursuivant ni ne condamnant les agresseurs sexuels et en laissant une impunité quasi totale régner. Les enfants victimes de violences sexuelles, s’ils sont secourus, protégés et si leurs traumatismes sont traités spécifiquement, n’auront pas à mettre en place de stratégies de survie telles que des conduites dissociantes violentes, ils ne reproduiront pas de violences envers eux-mêmes ou contre autrui.

Et c’est l’environnement patriarcal toxique dans lequel les enfants victimes évoluent, qui, en véhiculant une domination masculine avec des représentations inégalitaires, sexistes et anti-victimaires associées à un déni des violences sexuelles et de leurs conséquences psychotraumatiques, va faciliter la reproduction de violences en fonction de leur sexe : aux filles de s’identifier aux victimes et de subir un continuum de violences tout au long de leur vie, aux garçons de s’identifier aux agresseurs et de devenir les instigateurs de ces violences.

      1. La fabrique des agresseurs se met alors en marche

Cette reproduction des violences passe donc avant tout par le psychotraumatisme. Être traumatisé par des violences c’est le facteur de risque le plus important, à la fois 

  • d’en subir de nouvelles et d’être en situation de vulnérabilité, et
  • d’en commettre sur autrui et d’adhérer à une position dominante. 

La distribution très genrée de ces facteurs de risque passe quant à elle par les inégalités de pouvoir entre les hommes et les femmes dans les sociétés où règnent sexisme, misogynie et exploitation sexuelle et domestique des filles et des femmes.

Et nous verrons comment, à l’échelle de la société et d’une population, les conséquences psychotraumatiques non reconnues ni soignées des violences sexuelles et sexistes entretiennent, voire aggravent de proche en proche et de génération en génération ces violences, ces inégalités, ces stéréotypes sexistes et cette haine des femmes par l’intermédiaire d’une mémoire traumatique qui colonise depuis l’enfance les hommes et les femmes – même si c’est dans une moindre mesure pour ces dernières.

Face au caractère systémique des violences sexuelles, à leur ampleur et à la gravité de leurs conséquences sur la santé mentale et physique des victimes, il est frappant de constater que d’année en année leur nombre est en constante augmentation et leur impunité s'aggrave, malgré tous les mouvements de libération de la parole des victimes, malgré toutes les avancées internationales sur les droits des femmes et des enfants, malgré l’amélioration des lois pénalisant les violences sexuelles, malgré la progression des connaissances sur leurs conséquences psychotraumatiques et leur traitement.

Il est également frappant de voir à quel point les inégalités entre les hommes et les femmes persistent, de même que les stéréotypes sexistes et les discours anti-victimaires, alors que tout permet de les dénoncer comme mensongers, incohérents et injustes.

Pourtant, on pourrait enrayer la fabrique des agresseurs et la progression continue du nombre de violences sexuelles ; il suffirait d’identifier toutes les victimes, de les protéger, de les légitimer, de soigner leurs psychotraumatismes et de leur rendre justice. Mais comme nous le verrons, cela nécessite une bonne connaissance des psychotraumatismes, pour chacune des étapes de la prise en charge des victimes. Et c’est là que le bât blesse : cette connaissance indispensable n’est toujours pas systématiquement enseignée aux professionnels qui sont censés mettre en œuvre ces prises en charge, ni diffusée aux victimes et à un large public, alors qu’elle est bien établie depuis des décennies. Pourquoi ?

Il y a une très forte volonté pour que rien ne bouge. Comme si l’essentiel était de prouver que les violences sexuelles sont une fatalité et de naturaliser la loi du plus fort. Faire l’impasse sur les psychotraumatismes, leurs mécanismes et le fonctionnement de la mémoire traumatique et son traitement permet d’un côté d’invisibiliser et de culpabiliser les victimes, de les rendre plus vulnérables, de délégitimer leurs témoignages, et de l’autre de dédouaner les agresseurs, de saborder les enquêtes et les procédures judiciaires. Il est alors possible en toute sécurité, pour certains hommes, d’utiliser les violences sexuelles comme conduite dissociante et comme un instrument de pouvoir extrêmement efficace pour soumettre, instrumentaliser et exploiter des femmes et des personnes vulnérables. En toute sécurité, car exercer des violences sexuelles se fait sans risque avec une garantie d’impunité : alors que seuls 10 % des viols font l’objet de plaintes, 74 % de ces plaintes sont classées sans suite et seulement 6 % aboutissent à une condamnation, soit 0,6 % de l’ensemble des viols (Infostat justice, 2018). Et cette impunité quasi totale offre aux agresseurs la garantie de pouvoir continuer à anesthésier leurs traumas grâce à de nouvelles violences, dans un processus que presque jamais rien n’arrête.

Les violences sexuelles ne sont donc pas une fatalité, on peut bloquer leur reproduction en reconnaissant et en protégeant les victimes, et surtout en traitant leurs psychotraumatismes.

Dans notre société où règne encore le déni de ces violences sexuelles et de leurs conséquences psychotraumatiques, la très grande majorité des victimes (83 %) ne sont jamais ni reconnues ni protégées (IVSEA, 2015) et quand il s’agit d’enfants victimes, seuls 8 % de ceux qui ont révélé les violences ont été protégés (MTV/Ipsos, 2019). Elles se retrouvent seules à devoir survivre face à leur agresseur, à sa stratégie, à ses discours et à ses violences, qu’elles peinent à identifier et à nommer. Le fait que l’agresseur soit le plus souvent un membre de la famille ou une personne proche rend très difficile pour des victimes le plus souvent en situation de vulnérabilité et de dépendance de se légitimer en tant que telles, de pouvoir dénoncer ce qu’elles subissent et de faire valoir leurs droits. Ainsi, elles se retrouvent seules face aux lourdes conséquences psychotraumatiques des violences, avec des réactions et des conduites qui leur semblent paradoxales et pour lesquelles elles se culpabilisent ou sont culpabilisées, des symptômes et des souffrances qu’elles ne comprennent pas. Mais comme ces conséquences psychotraumatiques sont très peu connues, même par les professionnels de santé qui ne sont presque jamais formés, elles ne sont pas diagnostiquées ni reliées aux violences subies. Alors que les symptômes psychotraumatiques sont des conséquences normales et universelles, 79 % des professionnels de la santé ne font pas de liens entre ces symptômes et les violences sexuelles qui en sont la cause (MTV/Ipsos, 2019). Et de façon particulièrement injuste, ce sont les victimes qui vont se sentir honteuses, coupables, bizarres, nulles, incapables, folles…, qui vont se remettre en question, avoir des doutes et peur d’être des menteuses, des monstres… qui vont devoir se cacher, se contrôler sans cesse, voire disparaître : les violences sexuelles dans l’enfance sont une des premières causes de mort précoce par suicides, accidents ou maladie (Felitti et Anda, 2010 ; Wang et al., 2023 ; Grummit et al., 2024).

      1. Les psychotraumatismes se traitent

Sous traitement, la mémoire traumatique se recontextualise et s’intègre en mémoire autobiographique, les stratégies de survie deviennent inutiles et les atteintes cérébrales se réparent grâce à une neurogenèse et à la neuroplasticité du cerveau. L’absence de protection et de soin qui est malheureusement la norme représente une très grave perte de chance pour les victimes en termes de santé, et aussi pour la société puisqu’elle participe à la production de problèmes majeurs de santé publique et à une reproduction sans fin des violences.

Sans trouble psychotraumatique et si notre société, inégalitaire, ne prônait pas une domination patriarcale tout en véhiculant une fascination pour les privilèges et une tolérance pour la violence envers les plus vulnérables, il n’y aurait nul besoin d’avoir recours à la violence pour survivre aux violences et pour être du « bon côté », celui des dominants.

Dans ce système inégalitaire, être une femme, un enfant ou une personne en situation de vulnérabilité (liée au handicap, à la maladie, à l’âge, à la précarité et à des discriminations) équivaut à être considéré comme de moindre valeur, donc ayant moins de droits, moins de dignité. Les violences sur ces personnes sont alors rationalisées comme « moins graves », voire sont légitimées sous couvert d’éducation, d’amour, de sexualité, de soins… Elles sont présentées de façon mystificatrice comme une nécessité et comme une fatalité.

Et les conséquences psychotraumatiques des violences, et parmi elles plus particulièrement la dissociation traumatique, sont retournées contre les victimes pour rationaliser les discriminations et les nouvelles violences commises contre elles. Les victimes dissociées sont considérées comme indignes et méritant ces violences : « Elles ne comprennent que si on est violent avec elles. » Et la gravité des violences est largement sous-estimée puisque ces dernières semblent n’avoir que peu d’impact sur des victimes anesthésiées émotionnellement par leur psychotraumatisme. Dans ce système inégalitaire et discriminant, commettre des actes dégradants et être cruel envers une femme ou une personne vulnérable, ce n’est pas être inhumain ; cela le serait si la victime était une personne dominante.

L’absence de reconnaissance, de prise en compte et de traitement des psychotraumatismes a pour effet de délégitimer les victimes et de tolérer l’abandon, les injustices, le manque d’empathie et de soins qu’elles subissent.

      1. dissociation et mémoire traumatiques à l’œuvre

La dissociation traumatique est au cœur de ce système de déni et d’invisibilisation de la gravité des violences et la mémoire traumatique est au cœur de la reproduction des violences.

Nous allons voir les rouages de la fabrique de ces systèmes et comment les enrayer. Et nous verrons que cela passe avant tout par la mise à jour des mécanismes psychotraumatiques et leur diffusion pour que personne ne les ignore et que tout le monde acquière une culture sur le psychotraumatisme ainsi que sur la protection et les soins les plus précoces à donner aux victimes. C’est ce qui permettra de leur rendre justice et de respecter leurs droits. Il s’agit de légitimer les victimes pour délégitimer les violences.

En protégeant les victimes, on les sort de la dissociation traumatique et de leur anesthésie émotionnelle, et en soignant leur mémoire traumatique on les décolonise de la violence.

Cet abandon et cette délégitimation des victimes, laissées seules pour survivre aux violences et à leurs conséquences psychotraumatiques, sont un scandale. Ce scandale et cette façon inhumaine de traiter les victimes ont été un choc pour moi quand j’en ai pris conscience dans mon adolescence avec ma propre expérience et la confrontation à la Shoah. J’ai été révoltée par toutes les injustices que subissaient les victimes de viols et de génocide, par le fait qu’elles devaient survivre seules dans une société indifférente. Rendre justice aux victimes des pires crimes est devenu un moteur essentiel de mon engagement et de mon parcours professionnel, associatif et militant.

De plus, depuis ma petite enfance, malgré une confrontation aux pires violences dans ma famille, je n’ai jamais pu adhérer au fait que la violence soit une fatalité humaine. Rien n’a pu me faire renoncer à l’idée que la nature humaine est fondamentalement bonne, pas même le choc de la découverte de la Shoah quand j’avais 13 ans, ni l’expérience quotidienne de la condition féminine, de la violence sexiste et sexuelle omniprésente et des injustices que je pouvais, tout au long de mon enfance et de mon adolescence, constater autour de moi et sur moi-même.

J’étais une petite fille – certes très malheureuse – mais je croyais intensément à un futur meilleur et à un bonheur possible, essayant avec obstination d’attraper au vol la moindre étincelle d’espoir. Pourtant, tout, autour de moi, me renvoyait à un sombre destin tout tracé, misérabiliste et inexorable. En tant que fille unique, piégée dans un milieu sordide et violent, survivant dans une solitude totale avec une mère sans foi ni loi, dans la trahison perpétuelle, capable de me vendre à l’âge de 6 ans à des pédocriminels pour rembourser des dettes abyssales et tenter d’éviter la faillite d’un petit commerce, faillite qui aura quand même lieu. Avec un père, vétéran d’Indochine, dépressif, alcoolo-tabagique, d’une jalousie maladive, obnubilé par ma mère, ayant abdiqué face à elle et qui mourra précocement à l’âge de 48 ans d’un cancer de l’œsophage et des poumons. Ma mère, qui multipliait les amants et me les imposait jusqu’au sein de notre domicile familial, n’avait aucune ambition pour moi et ne m’a jamais apporté aucune aide ni aucun soutien dans ma scolarité, bien au contraire, tandis que mon père, du fait de son addiction à l’alcool, n’en avait pas les capacités. Dans ce contexte les débuts de ma scolarité en primaire ont été catastrophiques. Les conséquences psychotraumatiques des violences sexuelles que j’avais subies à 6 ans, l’insécurité dans laquelle je vivais liée aux violences intrafamiliales, à la précarité et aux déménagements successifs (nous avons vécu dans le sous-sol insalubre d’un pavillon de banlieue pendant 2 ans) ont fait que j’ai traversé dans un brouillard total ma scolarité jusqu’à la fin de la primaire. Je n’étais littéralement pas là, au point de n’avoir aucun souvenir de mon école, de mes enseignantes, ni de mes camarades de classe. J’étais en permanence réfugiée dans un monde imaginaire, m’inventant une autre vie avec d’autres parents, un royaume magique où j’étais une princesse. Dans la réalité j’étais en échec total, toujours dernière ou avant-dernière de ma classe, comme je l’ai appris par ma maîtresse en arrivant en CM2, lorsque bénéficiant d’un peu plus de stabilité j’ai enfin pu émerger. Mes parents ne m’ont laissé aucune trace des débuts de ma scolarité, rien, aucune photo, aucun bulletin, comme si cela n’avait pas existé, comme si je n’avais pas existé. Et, avec du recul, j’ai compris que j’étais totalement dissociée et qu'il valait mieux que je sois la plus « transparente » possible pour survivre dans ce milieu hostile. C’est moi qui, plus tard, dès que j’ai été en âge de pouvoir le faire, me suis mise à conserver compulsivement, avec mes premiers appareils photo, toutes les traces de ma vie puis de celle de ma famille et de mes enfants, avec un besoin de photographier tous les instants que je vivais, pour en conserver bien plus que le souvenir, l’assurance qu’ils avaient bien existé. Cette expérience de la dissociation et de l’amnésie traumatique allait me marquer profondément et construire une expérience au monde très particulière où rien de ce qui m’entourait ou de ce qui m’arrivait ne devait être ignoré, tout devait être observé, photographié, passé au crible d’une analyse pour être compris et répertorié. C’est ainsi que j’ai commencé à dessiner, écrire dans des cahiers, dévorer des livres et décrypter le monde en permanence.

Quand je suis revenue petit à petit au monde à partir du CM2, ce fut une expérience à la fois merveilleuse et très douloureuse. Je ne pouvais plus échapper à ce qui se passait chez moi et à toutes les souffrances que j’avais déjà endurées. Il a fallu rattraper plusieurs années, j’ai redoublé le CM2 et j’ai enfin pu me faire mes premières amies (les classes étaient non mixtes). Lors de ce redoublement, mes résultats scolaires s’étaient améliorés, mais étaient toujours insuffisants et ma maîtresse a voulu m’orienter vers un CAP (certificat d'aptitude professionnelle, à l'époque) et ne pas me laisser passer en sixième, considérant que je ne serai pas capable de suivre un enseignement général au collège. J’ai alors décidé de me battre, j’ai été ma propre avocate et j’ai plaidé ma cause, demandé qu’on me laisse une chance et je l’ai obtenue, non sans entendre que c’était voué à l’échec.

Grandir, être de plus en plus autonome et pouvoir gérer moi-même ma scolarité au collège, avoir des professeurs passionnants qui ont cru en mes capacités, cela m’a sauvée. Un peu par dérision, lors de mon entrée au collège, ma jeune tante maternelle de 19 ans, qui travaillait déjà et devait quand même être un peu impressionnée par mon obstination à passer en sixième, m’avait promis de m’offrir le chien dont je rêvais toutes les nuits si j’étais dans les cinq premières lors de mon premier bulletin, en étant sûre que cela ne se produirait pas. Contre toute attente de mon entourage, je fus classée 3e de ma classe, inaugurant une longue série de succès scolaires et une passion d’étudier, et j’eus une petite chienne avec laquelle je pus partager l’amour et la complicité qui me manquaient tant. Et c’est ainsi qu’en étant élue déléguée de classe au collège, je pus commencer une longue carrière de défenseure des droits de mes pairs tout au long de ma scolarité, jusqu’en faculté.

C’était parti, j’y croyais, et à l’âge de 13 ans en revenant du collège – je me souviens exactement de la rue et de l’endroit – j’ai scellé un pacte avec moi-même : je combattrais toute ma vie les violences, les inégalités et les injustices, je prendrais au sérieux la parole des enfants qui en sont victimes, et je ferais tout pour les protéger et leur rendre le monde meilleur et pour qu’ils ne soient pas abandonnés à leur sort. Un livre m’avait marqué, Chiens perdus sans colliers de Gilbert Cesbron, qui confortait ce que je pensais : les enfants ne sont pas mauvais, délinquants, violents par nature, ils le sont du fait de leur histoire ; ils ont été massacrés, déportés de leur vie, et il est essentiel et possible de leur rendre leur dignité en reconnaissant ce qu’ils ont subi et en leur permettant de reprendre leur route. Je trouvais particulièrement injuste que la société ne protège pas les enfants des pires violences, qu’elle les laisse survivre seuls et qu’elle vienne ensuite les juger et les considérer comme « perdus » quand ils développent des troubles psychiatriques ou quand ils deviennent alcooliques, toxicomanes, délinquants, marginaux, sans prendre en compte leurs traumatismes ni les soigner, sans leur avoir jamais tendu la main. Ma propre expérience et l’extrême solitude qui avait été la mienne, le parcours de mon père, son alcoolisme, sa dépression et sa mort précoce, que je reliais à son enfance fracassée et à ses années de guerre, et surtout le récit des rares survivants des camps d’extermination nazis qui avaient dû, dans l’indifférence de tous, avancer seuls pour réintégrer à marche forcée un monde qui avait permis ces crimes contre l’humanité, tout cela représentait une injustice intolérable qu’il fallait réparer à tout prix pour éviter qu’elle se reproduise encore et encore. Plus jamais ça.

J’ai pu, au prix de beaucoup d’efforts, en compartimentant le plus hermétiquement possible ma vie au collège, au lycée puis à la fac d’un côté et ma vie dans ma famille catastrophique de l’autre, avancer et envisager un avenir. Je me suis projetée d’abord comme enseignante en secondaire pour donner une chance à tous les laissés-pour-compte, comme on l’avait fait pour moi, puis comme médecin après la maladie et la mort de mon père, pour soigner tous ceux que la vie avait traumatisés. J’ai fait des études scientifiques et médicales et c’est ainsi qu’avec l'aide et le soutien inconditionnel de mon mari puis de mes enfants, je suis devenue médecin psychiatre, spécialisée en psychotraumatologie. J’ai pris en charge pendant plus de 30 ans des victimes de violences et fait des travaux de recherche clinique sur les mécanismes psychotraumatiques et les violences. Et depuis près de 20 ans, je me suis engagée pour la cause des victimes et la lutte contre les violences, j’ai écrit des articles, des livres, fait des formations, organisé des colloques, fondé une association que je préside « Mémoire traumatique et victimologie » et créé avec mon mari un site pour diffuser au plus grand nombre ces connaissances, alors que rien ne semblait m’y conduire au départ.

Mon parcours peut sembler résilient, et les traumas que j’ai subis très jeune être « un merveilleux malheur », comme aime à le développer Boris Cyrulnik ; j’ai été un temps tentée de le croire, mais il n’en est rien. J’ai expérimenté les conséquences psychotraumatiques des violences et de la volonté de détruire des agresseurs, de leur impact sur la santé et des souffrances qu’elles engendrent, de la colonisation par les agresseurs, et du continuum de violences qu’elles entraînent. J’ai expérimenté à quel point elles détruisent l’estime de soi, sapent la confiance en soi, font de son espace psychique et de son corps des ennemis contre lesquels il faut lutter sans cesse, à quel point elles sont aliénantes et nous formatent, nous amenant à nous considérer comme sans valeur ni légitimité, comme des esclaves. Ce sont des machines à fabriquer de la haine de soi, de la peur d’être mauvaise, méchante, perverse, nulle, pas normale, conduisant à des comportements qui semblent incohérents, paradoxaux, masochistes, comme si on se sabotait, se punissait et se détruisait sans fin. Malgré tout, mon sens de la justice et un besoin de cohérence m’ont persuadée que tout ce que je vivais, ressentais, la façon dont je me jugeais et me détestais n’était pas logique, et je retrouvais ces mêmes fonctionnements chez mon père, chez des amies puis chez les patientes et les patients lors de mes études de médecine et en psychiatrie, avec comme dénominateur commun chez toutes ces personnes un passé de violences dans l’enfance, avec presque toujours des violences sexuelles. Je me suis donc attelée à essayer de comprendre et décrypter les mécanismes à l’origine de ces comportements et de ces symptômes paradoxaux, à essayer de les relier, en un fil cohérent et logique, aux violences et aux agresseurs. En ne renonçant jamais à y trouver un sens, en refusant d’adhérer à de nombreuses théories et pseudo-syndromes mettant systématiquement en cause les victimes – comme si c’était elles qui produisaient leur malheur, qui étaient névrosées, folles, masochistes –, et à un incroyable fatras de stéréotypes sexistes présentant les femmes comme des êtres inférieurs dont l’essence est d’être dominées, esclavagisées, des êtres sans dignité aimant souffrir et subir des violences.

Pendant mes études, j'ai découvert un univers médical violent où régnait une domination patriarcale sans partage, un déni et une loi du silence vis-à-vis des violences faites aux femmes, aux enfants et aux personnes les plus vulnérables, et une négation de la réalité des traumas qui n’étaient pas enseignés, pas reconnus et encore moins soignés. En tant que jeune psychiatre en formation, accéder à des connaissances, des recherches sur les psychotraumatismes était une gageure. Seule l’approche psychanalytique de la névrose traumatique permettait, non sans difficulté, d’avoir accès aux travaux de précurseurs comme Janet et Ferenczi. Un ami qui avait fait sa thèse en psychiatrie militaire sur les traumatismes chez les vétérans de la guerre d’Algérie m’a permis, lors de mon internat, d’accéder à de nombreuses recherches sur les traumas de guerre et aux travaux du professeur Louis Crocq. Puis l’arrivée d’internet a permis de démultiplier les possibilités d’accéder à toute une importante littérature internationale méconnue en France, principalement anglo-saxonne, sur les conséquences des violences, sur les avancées en neurosciences et en neuro-imagerie relatives à l’impact des violences sur le cerveau, sur les circuits du stress, et de pouvoir ainsi progresser dans la compréhension des mécanismes neurophysiologiques à l’œuvre dans les traumas (Ledoux et Muller, 1997). À partir de toutes ces connaissances et ces recherches, j'ai essayé de concevoir pas à pas un modèle qui concilie les neurosciences et la clinique pour expliquer les mécanismes en jeu dans le trauma, et enfin rendre justice aux victimes et comprendre la mécanique de la fabrication de violences de génération en génération et de proche en proche.

Ce parcours éreintant et traumatisant, je ne le souhaite à personne et je ne l’érige pas en modèle. Si j’ai eu l’énergie et l’obstination de le faire, c’est uniquement parce que je veux éviter à tout prix que d’autres aient à le faire. Ce parcours n’a de sens que pour témoigner des conséquences psychotraumatiques des violences et éclairer leurs mécanismes, rendre justice aux victimes, les « décoloniser » et démontrer qu’avec une protection, une reconnaissance des psychotraumas et une compréhension de leurs mécanismes et des soins appropriés, toutes ces conséquences sont évitables et que l’on peut protéger efficacement les victimes et particulièrement les enfants et ainsi enrayer une fabrique sans fin de violences, de production d’inégalités, d’injustices et de précarité

Nous allons, tout au long de cet ouvrage, expliquer en détail comment le psychotraumatisme est la clé de voûte de la fabrique des agresseurs et de la reproduction des violences. Identifier les victimes le plus tôt possible, les protéger, reconnaître et traiter leurs psychotraumas sont la façon la plus efficace et la plus rapide d’enrayer cette production de violences (Salmona, 2009). Et c’est d’autant plus efficace qu’on ne laisse aucun enfant victime sans soin ni protection, les enfants étant les principales victimes de violences sexuelles. On peut éviter que les enfants victimes subissent sans fin des violences tout au long de leur vie ou deviennent des agresseurs. De même, dès le premier passage à l’acte, qui a lieu jeune, le plus souvent avant 18 ans, il est primordial de prendre en charge les agresseurs sexuels. Mon expérience clinique auprès de jeunes agresseurs m’a démontré que soigner leurs traumas, leur expliquer les mécanismes psychotraumatiques, la colonisation par l’agresseur et la violence est efficace et peut les sortir d’un parcours de prédateur.


Dre Muriel Salmona, psychiatre, présidente de l'association Mémoire traumatique et victimologie


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