Paris, le 7 septembre 2020
Objet : la protection du Dr Denis Mukwege et la lutte contre l’impunité des violations très graves des droits humains en République Démocratique du Congo (RDC).
Madame la Haute-Commissaire des Nations unies aux droits de l'homme,
Je suis psychiatre française, psychotraumatoloque, présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie et membre du comité scientifique de la Chaire Mukwege à Liège. À ces titres j’œuvre depuis plusieurs années avec le Dr Denis Mukwege pour améliorer la prise en charge médicale et psychologique des femmes et des filles victimes de viols, défendre les droits des victimes et lutter contre l’impunité des crimes qu’elles subissent, en développant des travaux pour que les troubles psychotraumatiques consécutifs à ces viols soient pris en compte au niveau médico-légal comme des preuves dans les procédures judiciaires, et soient mieux reconnus afin d’évaluer de façon plus juste les préjudices consécutifs et les réparations auxquelles elles devraient avoir droit.
Dans ce cadre je suis fréquemment en contact avec le Dr Denis Mukwege, c’est ainsi qu’il m’a fait part début août des messages de haine et des menaces de mort qu’il recevait quotidiennement, ainsi que sa famille. Ces très graves menaces continuent à ce jour et mettent sa vie en grand danger, alors que cet homme exceptionnel et d’un courage inouï continue au péril de sa vie son combat pour la justice et la paix en RDC. Comme vous le savez, il dénonce sans relâche les massacres et les viols qui y sont commis, ainsi que leur impunité, et se bat pour que les femmes et les filles victimes de viols (utilisés comme armes de guerre) aient accès à des soins, à une protection, ainsi qu’à la justice et à des réparations.
Or sa sécurité n’est toujours pas assurée, et je suis extrêmement préoccupée et inquiète pour lui. Et nous sommes persuadés que seule une protection internationale serait efficace. Une protection par la police nationale congolaise représente un risque pour lui et pour les survivantes de l’hôpital Panzi, puisqu’il a été bien documenté (et c’est développé dans le rapport Mapping) que des ex-miliciens soupçonnés d’avoir participé à des massacres y sont intégrés. Ce risque ne peut être pris.
Aussi, je plaide auprès de vous pour le déploiement en urgence d’une brigade de la Monusco pour le protéger ainsi que le personnel et les patientes de l'hôpital de Panzi (comme cela avait été le cas après la tentative d’assassinat à laquelle il avait survécu en 2012, mais qui avait coûté la vie à son gardien qui avait tenté de s’interposer). J‘ai alerté les autorités française, et j’ai mis en ligne le 3 septembre 2020 une pétition de soutien au Dr Mukwege, co-signée par de nombreuses personnalités françaises, réclamant une protection internationale par la Monusco. Cette pétition a recueilli à ce jour plus de 35000 signatures : https://www.mesopinions.com/petition/droits-homme/menaces-mort-contre-prix-nobel-paix/103596
Le Dr Denis Mukwege, prix Nobel de la paix, par son engagement pour la Justice et la paix en RDC, par sa lutte contre les massacres et les viols utilisés comme armes de guerre, par son combat contre l’impunité de ces graves violations des droits humains perpétrées depuis 25 ans dans son pays, par sa demande de prise en compte des préconisations du rapport Mapping sur les massacres commis de 1993 à 2003 (en particulier demande de mise en place d’une justice internationale avec un Tribunal Pénal International ou des Chambres spécialisées mixtes), est une cible pour tous les auteurs de ces exactions, qui n’ont jamais été poursuivis ni condamnés. C’est cette impunité qui met le Dr Denis Mukwege en grand danger, et également toutes les survivantes et survivants de ces crimes internationaux de masse, perpétrés depuis près de 25 ans. Pour les victimes, le grand danger de subir à nouveaux des crimes, la peur pour leurs proches, la peur de se retrouver en contact avec leurs tortionnaires, créent de très grands sentiments d’insécurité et de souffrance, d’autant plus que les troubles psychotraumatiques extrêmement sévères qu‘elles présentent à la suite de ces actes inhumains sont sans cesse réactivés par le risque de croiser des criminels et par la multiplication sans fin de nouveaux massacres et de viols. Cette situation entraîne de très graves conséquences sur leur santé mentale et physique, aggrave leur situation économique, crée des inégalités, et est génératrice de précarité et de vulnérabilité. C’est une importante perte de chance pour toutes ces victimes et leurs proches, et une atteinte à leurs droits fondamentaux et à leur dignité.
L’impunité, nous le savons, perpétue les violences dans un cycle sans fin. 25 ans d’impunité, 6 millions de morts, et un grand nombre de victimes survivantes traumatisées, et de proches de victimes également traumatisés, font que la population de la RDC vit dans une souffrance et une insécurité intolérables. Seules la justice, la condamnation des auteurs de crimes, la reconnaissance des victimes, leur réparation, avec des soins adaptés au long cours et des aides socio-économiques, pourront permettre un retour à la paix.
Dans une lettre ouverte que nous vous avons adressée le 16 août 2020, signée par des institutions judiciaires françaises et européennes, par des ONG internationales et par mon association, nous vous réclamions de toute urgence une protection rapprochée et effective du Dr Denis Mukwege et de sa famille, ainsi que le soutien de ses actions et de son combat pour plus de justice et de vérité, en demandant la mise en place des préconisations du rapport Mapping : https://stopauxviolences.blogspot.com/2020/09/petition-menaces-de-mort-contre-le-prix.html
Je réitère cet appel urgent :
- pour la mise en sécurité en urgence du Dr Denis Mukwege, de sa famille et de l’hôpital Panzi par le déploiement d’une brigade de la Monusco ; dans ce contexte de crimes internationaux il est de la responsabilité de l’ONU de le protéger.
- pour la création d’une juridiction internationale pour poursuivre les responsables de ces crimes de masse, comme le préconise le rapport Mapping de 2010 : Tribunal Pénal International ou chambres mixtes spécialisées composées de juges internationaux et congolais.
La communauté internationale doit prendre ses responsabilités avant que le pire arrive. Vous avez condamné fermement ces menaces de mort et les massacres en RDC et je suis confiante dans les décisions que vous ferez prendre pour assurer la protection du Dr Denis Mukwege et l’avenir de son pays, pour que la vérité, la justice et la paix règnent enfin.
Veuillez croire, Madame la Haute-Commissaire des Nations unies aux droits de l’homme, à l’expression de ma respectueuse considération.
Dre Muriel Salmona, psychiatre, psychotraumatologue
Présidente et fondatrice de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie
Membre du Comité scientifique de la Chaire Internationale Mukwege
Tel : 06 32 39 99 34 ; mail : drmsalmona@gmail.com
Auteure du Livre noir des violences sexuelles paru chez Dunod, 2ème édition 2018
Conférence introductive de 1er congrès de la Chaire Mukwege sur le psychotraumatisme du viol : https://www.memoiretraumatique.org/assets/files/v1/Articles-Dr-MSalmona/2020-psychotraumatisme-du-viol-chaire-Mukwege.pdf