Pour tout l’entourage des victimes, qu’il soit familial, amical ou professionnel il est impératif de savoir reconnaître les blessures psychiques pour tenir compte de leurs manifestations, et d’être informé sur les conséquences très lourdes qu’elles peuvent avoir, pour accompagner, comprendre et soigner au mieux les personnes traumatisées, les sécuriser, être solidaires avec elles et leur éviter des souffrances supplémentaires.
Les personnes traumatisées ont avant tout besoin d’être secourues, sécurisées, soignées, entourées de chaleur humaine, d’humanité et de solidarité pour les réconforter, les rassurer et apaiser leur détresse et les sortir de leur état de sidération ou de prostration. Elles ont besoin également d’être entendues, soutenues et comprises, il est important qu’elles puissent partager leurs émotions, leurs craintes, leurs questionnements en toute sécurité sans être culpabilisées, sans ressentir qu’elles gênent ou sont inadéquates, et en respectant leur rythme.
De plus, et c’est essentiel, elles ont besoin d’être informées sur les impacts traumatiques et de savoir que leurs réactions sont normales et universelles en cas de situations de violences aussi extrêmes que ces massacres terroristes.
Tous ces besoins ne sont pas qu’immédiats ou post-immédiats, ils sont pendant des mois, voire des années tout aussi nécessaires, suivant l’ampleur du traumatisme, d’autant plus si la prise en charge n’a pas été suffisamment spécifique et prolongée comme c’est souvent le cas.
Il faut du temps, des informations précises, de la patience, une solidarité sans faille, et un accompagnement spécialisé…
Et c’est normal : le temps pour se libérer d’un tel traumatisme et pour apaiser une douleur morale si massive est un temps de réparation et d’intégration psychique qui ne peut pas faire l’économie de tout un travail, de compréhension et d’élaboration sur tout ce qui a été vécu et ressenti au moment des attentats et après, sur ce qui s’est passé, sur les terroristes et leurs stratégies, sur les contextes socio-politiques, un long et très lourd travail de deuil est à mener également, tout cela nécessite un accompagnement éclairé, dans la durée.
Or il est rare que les victimes bénéficient longtemps de cet accompagnement, souvent l’entourage, au bout de quelques semaines, ne tient plus compte des traumatismes et de la douleur morale des victimes, elles se retrouvent fréquemment seules à devoir survivre avec des symptômes psychotraumatiques qui ne se font pas oublier et continuent à les envahir, particulièrement, comme nous le verrons, avec la mémoire traumatique et son cortège de flash-backs, réminiscences, cauchemars, comme si les attentats étaient encore et toujours en train de se produire, telle une torture sans fin.
Il est essentiel de ne pas confondre la guérison du traumatisme et l’oubli, la cicatrice douloureuse de l’évènement monstrueux restera mais la victime ne revivra plus celui-ci à l’identique avec la même détresse, la mémoire traumatique aura fait place à une mémoire autobiographique .
D’où l’importance que tout le monde soit informé précisément de qu’est un traumatisme psychique, des mécanismes à l’œuvre et des conséquences sur la vie des victimes, seul moyen de comprendre les réactions des victimes traumatisées et de reconnaître à son juste niveau leurs souffrances, et d’être le plus bien-traitant et aidant possible. Les proches doivent avoir les outils pour comprendre que toutes les réactions traumatiques de la victime - particulièrement les phénomènes de sidération, de mémoire traumatique et de dissociation.
De quoi parle-t-on, qu’est-ce qu’un psychotraumatisme ?
Les troubles psychotraumatiques sont des conséquences normales et universelles de violences, ils sont d’autant plus fréquents que les violences sont extrêmes, terrorisantes et impensables, comme l’ont été ces attentats. Ces conséquences s’expliquent par la mise en place de mécanismes neuro-biologiques et psychiques de survie à l’origine d’une mémoire traumatique.
Les atteintes sont non seulement psychologiques, mais également neurologiques avec des dysfonctionnements importants des circuits émotionnels et de la mémoire qui sont visibles sur des IRM (Imagerie par Résonance Magnétique). Si ces troubles sont présents pendant plus d’un mois après l’attentat, on considère que la personne souffre d’un État de Stress Post-Traumatique (ESPT), au delà de 3 mois on considère que cet état s’est chronicisé.
Les troubles psychotraumatiques sont caractérisés par un symptôme central : la mémoire traumatique (avec des reviviscences, des flach-backs, des cauchemars), à laquelle sont associés des conduites d’évitement et de contrôle, des symptômes dissociatifs que nous allons décrire plus précisément, et une hyperactivation neuro-végétative (irritabilité, sursaut, insomnie).
Les troubles sont évolutifs dans le temps et les personnes ayant été exposées à un traumatisme majeur devront - au-delà d’une prise en charge immédiate - être traitées ou tout au moins surveillées pendant des mois (la mémoire traumatique peut apparaître à distance) pour éviter la chronicisation de leurs troubles à moyen et à long termes, et de lourdes conséquences sur leur santé.
Il est utile de rappeler que la gravité de l’impact psychotraumatique n’est pas lié à une fragilité psychologique de la victime (une vulnérabilité liées à l’âge, comme pour les enfants, ou à certains handicaps, ne fait qu’intensifier les symptômes), mais à la monstruosité de l’agression, au caractère particulièrement terrorisant, atroce et inhumain des violences, à l’impuissance totale ressentie ainsi qu’à la mise en scène terrorisante et à l’intentionnalité destructrice inconcevable des terroristes qui créent une effraction psychique et un état de choc avec une sidération, c’est à dire une paralysie de toute l’activité du cortex cérébral.
Une sidérération
Sidérée, la victime se retrouve alors dans l’incapacité de réagir de façon réfléchie, elle reste pétrifiée ou agit sur un mode automatique. Cet état de sidération (que souvent la victime va se reprocher alors qu’il n’est pas contrôlable) est à l’origine de toute une cascade de réactions traumatiques, il met le cerveau dans l’incapacité de contrôler la réponse émotionnelle qui rapidement devient extrême avec une sur-production d’hormones de stress (adrénaline et cortisol).
Un stress dépassé
Ce stress dépassé représente un risque vital cardiologique et neurologique, pour y échapper le cerveau met en place des mécanismes de sauvegarde exceptionnels pour désactiver de force la réponse émotionnelle : comme dans un circuit électrique en survoltage, il provoque une disjonction avec la production par le cerveau d’un cocktail aux effets morphine-kétamine like.
Une disjonction de survie
Cette disjonction interrompt à la fois le circuit émotionnel et isole la structure cérébrale à l’origine de la réponse émotionnelle (l’amygdale cérébrale), ce qui entraîne ce qu’on appelle une dissociation traumatique avec une anesthésie émotionnelle (la victime est déconnectée, elle se sent spectatrice de l’évènement qui lui paraît irréel). La disjonction interrompt également le circuit de la mémoire, la mémoire des évènements ne peut pas être intégrée ni transformée en mémoire autobiographique par l’hippocampe (structure cérébrale qui est le système d’exploitation de la mémoire, des apprentissages et des repérages temporo-spatiaux) ce qui entraîne une mémoire traumatique (flash-back, réminiscences, cauchemars).
Une mémoire traumatique
C’est cette mémoire traumatique brute, bloquée dans l’amygdale cérébrale, non intégrée, non différenciée, qui, au moindre lien rappelant les violences, les fera revivre à la victime à l’identique comme une machine à remonter le temps, avec les mêmes images atroces, les mêmes cris et tirs entendus, les mêmes émotions telles que la terreur, la détresse et le désespoir, et les mêmes perceptions qui leurs sont rattachées (images, odeurs, bruits, paroles, cris, douleurs fulgurantes). Par exemple un pétard qui explosera, pourra déclencher une attaque de panique, tout comme des cris, la vue du sang, etc. Cette mémoire traumatique colonisera la victime et transformera sa vie en un terrain miné, avec d’intenses souffrances et des sensations de danger permanent, l’obligeant à mettre en place des stratégies de survie coûteuses, épuisantes et souvent handicapantes comme des conduites d’évitement (contrôle, hypervigilance, phobies, TOC ) et des conduites dissociantes pour s’anesthésier comme lors de la disjonction initiale (conduites addictives, mises en danger, conduites à risque).
Les phénomènes de mémoire traumatique permettent de comprendre qu’il est impossible pour les victimes traumatisées de prendre sur elles, d’oublier, de passer à autre chose, de tourner la page, comme on le leur demande trop souvent… Il est important d’expliquer à l’entourage que lorsque cette impressionnante mémoire traumatique sera traitée et transformée en mémoire autobiographique, la victime pourra se remémorer les violences sans les revivre. En attendant les proches doivent être patients, et ne pas paniquer pour ne pas aggraver la détresse de la victime.
Une dissociation traumatique
De même, les phénomènes de dissociation péri-traumatiques que présentent souvent les victimes peuvent être trompeurs et faire croire que la victime ne va pas si mal puisqu’elle a l’air calme, détachée, voire même parfois elle peut être souriante comme si rien de grave ne s’était passé. Cet état discordant avec la situation traumatique doit alerter, il est l’indice d’un état de dissociation et d’un traumatisme majeur. L’état dissociatif ne signifie pas que la personne n’est pas en état de détresse, elle est privée de ses émotions et ne peut pas les exprimer. La dissociation n’empêche nullement d’être traumatisé, et c’est même le contraire, les victimes dissociées ont une tolérance aux violences et à la douleur qui font qu’elles ne pourront pas se protéger au mieux de situations dangereuses, et qu’elles seront encore plus traumatisées, avec une mémoire traumatique qui se rechargera d’autant plus, se transformant en une bombe à retardement. Parfois l’état dissociatif est tel que les personne peuvent être stuporeuses, totalement confuses et désorientées, amnésiques, sans notion du temps qui s’écoule, elles peuvent faire des «fugues» dissociatives et errer sans savoir qui elles sont, et où elles sont.
Ces symptômes dissociatifs s’installent parfois durant une longue période et masquent alors la mémoire traumatique (elle est anesthésiée), et font que l’entourage peut avoir du mal à reconnaître les victimes, elles semblent avoir changé totalement de personnalité (elles peuvent paraître étranges, difficiles à comprendre, avec des comportements paradoxaux). Comme nous l’avons déjà expliqué ces symptômes dissociatifs conduisent l’entourage des victimes à sous-estimer leur souffrance et l’intensité de son traumatisme, et à ne pas ressentir d’émotion face à elle, les processus d’empathie (par l’intermédiaire des neurones miroirs) étant désactivés par la dissociation traumatique. La dissociation est souvent perçue par les proches, comme de la résilience et les proches vont considérer qu’il n’y a plus de traumatisme, ce qui les rend moins compatissants et plus exigeants, voire facilement agacés devant des absences de réactions et des troubles cognitifs qui peuvent être pris pour de l’indifférence ou de la mauvaise volonté. Les personnes dissociées peuvent alors subir un véritable harcèlement psychologique avec des remarques désagréables et blessantes incessantes pour les faire réagir.
Pour éviter cela, il faut aider les proches à prendre en considération que la souffrance et la détresse de la victime sont rendues inaccessibles par la dissociation et qu’il est nécessaire de les reconstruire mentalement. Connaître le processus d’absence d’activation des neurones miroirs face à une personne dissociée, permet de l’identifier et de lutter contre cette anesthésie émotionnelle et cette indifférence induite, de comprendre qu’au contraire il faut encore plus s’inquiéter pour elles, puisque cela signifie qu’elles sont très traumatisées.
Mais, quand la personne sort de son état dissocié (le plus souvent parce qu’elle est à distance de l’événement traumatisant, sa mémoire traumatique (qui n’est plus anesthésiée par la dissociation) risque fortement d’exploser, déclenchant des réactions émotionnelles exacerbées (état d’agitation et de panique, sensation de mort imminente). C’est important que l’entourage comprenne qu’il s’agit encore d’un processus psychotraumatique normal, et que la victime ne devient pas folle, ni «hystérique».
Sans une prise en charge adaptée, sans soutien et protection, ces troubles psychotraumatiques peuvent durer des années, des dizaines d'années, voire toute une vie. Ils sont à l’origine d’une très grande souffrance mentale et d’un possible risque vital (suicide, conduites à risque, accidents, maladies). Ils ont un impact considérable démontré par les études internationales que ce soit sur leur santé mentale (troubles anxieux, dépressions, troubles du sommeil, troubles cognitifs, troubles alimentaires, addictions, etc.), ou physique (troubles liés au stress et aux stratégies de survie), et leur qualité de vie.
Quelles sont les personnes qui risquent d’être traumatisées ?
Les victimes directes sont les plus exposées au risque de traumatisme majeur. Ce sont celles qui ont subi les attentats, et qui, blessées ou non, ont été soudain plongées dans la terreur la plus totale et la plus implacable, confrontées à la barbarie insensée des terroristes, exposées avec leurs proches au risque d’être tuées, et qui ont vu autour d’elles de nombreuses personnes mourir, être gravement blessées, mutilées.
Puis viennent les personnes qui ont été pendant les attentats des témoins non exposés directement aux terroristes, sans être menacés d’être blessés ou tués (témoins à distance, proches qui ont eu les victimes au téléphone pendant l’attentat).
Ensuite celles qui ont secouru les victimes (forces de l’ordre, pompiers, soignants qui ont été confrontés à des grands blessés de guerre, dont ils n’ont pas l’expérience pour la plupart) ou bien celles qui sont arrivés après et qui on vu les blessés et les cadavres mutilés, les victimes en état de très grande détresse, le sang, etc.(voisins, passants).
Et enfin, les victimes indirectes que sont les proches, la famille, les amis, les connaissances de celles et ceux qui ont subi les attentats, qui ont été assassinés ou y ont survécu blessés physiquement et/ou psychiquement.
Mais il ne faut pas oublier également les personnes qui n’ont pas été victimes directes ou indirectes des attentats mais dont le passé traumatique peut être réactivé et les re-traumaiser (victimes d’attentats précédents ou d’autres violences, maltraitance, viols, etc.) par eux-ci.
Quelle prise en charge ?
Dans un premier temps, protéger, mettre en sécurité rassurer et réconforter les victimes et prendre en charge leur état de stress ou de choc émotionnel est primordial. Aller vers elles, s’assurer que leurs besoins fondamentaux sont assurés (ne pas avoir froid, ni faim, ni soif, être à l’abri et au calme, ne pas être isolées). Donner des informations fiables, répondre aux questions concernant la situation, l’état des autres victimes, sur ce qui va se passer dans l’immédiat et plus tard.
Il est essentiel, de prendre en charge le choc psychotraumatique initial, la détresse et la souffrance psychologique, l’état de sidération, la dissociation traumatique et le stress aigu, ce qui permet de prévenir la mise en place d’une mémoire traumatique à long terme (protéger les victimes d’un surcroit de stress, traiter la douleur et contrôler les excès de stress par un traitement).
Il faut qu’elles puissent exprimer leurs émotions (la peur, la tristesse, la rage, le désespoir, l’incompréhension, etc.), ce n’est pas grave de pleurer, tout au contraire. Partager leurs ressentis, comprendre leurs réactions est très important pour s’apaiser et pour se dé-culpabiliser par rapport à une impossibilité de réagir (sidération), à un état de confusion, de perte de repères et d’anesthésie émotionnelle (dissociation), ou à des expériences d’angoisses extrêmes et d’état de panique.
Nous l’avons vu les victimes sont souvent en état de dissociation, perdues, confuses, il est important de leur donner des repères, il faut leur parler, leur tenir un discours cohérent, rassurant, permettre de reprendre doucement contact avec la réalité : «je suis là avec vous, tout est fini, vous ne risquez plus rien, vous êtes en sécurité à tel endroit, il est telle heure, je vais vous expliquer comment vous êtes arrivés ici et ce qui va se passer».
Rassurer les personnes traumatisées sur leur état est important, leur dire qu’avec ce qui est arrivé, il est normal d’avoir été terrorisé, dépassé par ses émotions, normal de n’avoir pas pu réagir sur le moment (sidération), normal d’avoir un sentiment d’impuissance très douloureux, normal de ne plus ressentir ses émotions et d’avoir un sentiment d’irréalité, de déconnexion, normal d’être perdu, ne plus savoir où on est (dissociation). Normal d’être envahi par des images atroces, de revivre sans cesse une ou des scènes, de réentendre des bruits, des cris, de ressentir à nouveau des douleurs, une panique, etc. (mémoire traumatique). Mais qu’avec un accompagnement sécurisant et des soins cela va s’atténuer et disparaître petit à petit.
Pour les victimes, bénéficier du soutien, de la reconnaissance, de la solidarité, de la compréhension, de l’accompagnement et de l’aide des équipes de secours et de son entourage est salvateur, et représente un atout énorme pour se reconstruire.
Il ne s’agit pas que les victimes fassent à tout prix le récit de ce qui s’est passé ; dans un premier temps c’est trop difficile et cela réactive les sentiments de terreur. La disjonction traumatique au moment du stress extrême, fait que tout ce qui se passe après elle, est engrangé comme un magma indifférencié dans l’amygdale cérébrale, il faudra un travail patient pour tout remettre en ordre chronologique, pour reconstituer, nommer, faire un récit, comprendre ce qui a été vécu, ressenti de façon cohérente, intégrable, sans revivre aussitôt l’état de sidération qui va faire redisjoncter le circuit.
En quoi consiste une thérapie post-traumatique ?
le thérapeute spécialisé en psychotraumatologie sert de guide et d’éclaireur dans les moments les plus difficiles, et de « cortex cérébral de secours » en cas de sidération (comme un disque dur extérieur qui prend le relais en cas de nécessité), il va identifier la mémoire traumatique, qu’il faut localiser puis patiemment la désamorcer. Ce travail de repérage permet aux victimes de revisiter les violences sans que la sidération ne les envahisse à nouveau. Cela peut se faire grâce à la construction d’une analyse précise et pertinente, et d’une organisation chronologique cohérente, du déroulement des violences, des mises en scène des agresseurs et du vécu émotionnel et comportemental des victimes, qui permettent aux victimes de récupérer une capacité de contrôle émotionnel. Avec cette capacité, les circuits émotionnels et de la mémoire ne disjonctent plus à chaque évocation, les victimes ne sont plus dissociées et la mémoire des violences peut s’intégrer petit à petit en mémoire autobiographique. Parallèlement, l’identification de la mémoire traumatique permet aux victimes de séparer ce qu’elles sont de ce qui les colonise et provient des violences et des agresseurs. Elles sont alors libérée de la haine et de la destruction que l’agresseur a déversées en elles, peuvent s’éprouver à nouveau telles qu’elles sont, et retrouver leur personnalité et leur estime de soi.
Il s’agit donc, en d’autres termes, de faire des liens en réintroduisant des représentations mentales pour chaque manifestation de la mémoire traumatique (remise en sens), de « réparer » l’effraction psychique initiale, la sidération psychique liée à l’irreprésentabilité des violences. Pour revisiter le vécu des violences, le thérapeute accompagne pas à pas les victimes tel un « démineur professionnel », dans le cadre sécurisant de la psychothérapie, pour que ce vécu puisse petit à petit devenir intégrable, car mieux représentable, mieux compréhensible, en mettant des mots sur chaque situation, sur chaque comportement, sur chaque émotion, en analysant avec justesse le contexte, ses réactions, le comportement de l’agresseur. Cette analyse poussée permet au cerveau associatif et à l’hippocampe de reprendre le contrôle des réactions de l’amygdale cérébrale, et d’encoder la mémoire traumatique émotionnelle pour la transformer en mémoire autobiographique consciente et contrôlable.
Le but de la prise en charge psychothérapique, est donc de ne jamais renoncer à tout comprendre, à remettre en sens. Tout symptôme, tout cauchemar, tout comportement qui n’est pas reconnu comme cohérent avec ce que l’on est fondamentalement ou ce que l’on devrait être, toute pensée, réaction, sensation incongrue doit être disséquée pour la relier à son origine, pour l’éclairer par des liens avec les violences subies. Par exemple une odeur qui donne un malaise et envie de vomir se rapporte à une odeur de poudre ou de sang, une douleur qui fait paniquer et donne la sensation de mourir se rapporte à une douleur ressentie lors de l’agression, un bruit qui paraît intolérable et angoissant est un bruit entendu lors des violences comme les bruits de tirs ou d’explosion. Une heure de la journée peut être systématiquement angoissante ou peut entraîner une prise d’alcool, des conduites boulimique s’il s’agit de l’heure de l’attentat.
Rapidement, ce travail se fait quasi automatiquement chez les personnes traumatisées et permet de sécuriser le terrain psychique, car lors de l’allumage de la mémoire traumatique le cortex pourra désormais contrôler la réponse émotionnelle et apaiser la détresse, sans avoir recours à une disjonction spontanée ou provoquée par des conduites dissociantes à risque, les atteintes neurologiques pourront se réparer grâce aux capacités de neurogénèse et de neuro-plasticité du cerveau.
La restauration de la capacité de modulation de la réponse émotionnelle peut être visualisée par des IRM : lors d’une exposition à un récit de violences de guerre sur des vétérans traumatisés, avant et après traitement. Avant traitement, lors de l’exposition au récit de guerre, l’IRM montre un hippocampe qui, à l’allumage de la mémoire traumatique, est totalement hors circuit, et une amygdale énorme non contrôlée et très active (très colorée sur l’IRM fonctionnelle) entraînant une attaque de panique et une dissociation. Alors qu’après traitement, l’hippocampe est très actif et très coloré lors de l’allumage d’une amygdale de petite taille et peu colorée, car bien modulée et dont le contenu est intégré aussitôt en mémoire autobiographique par l’hippocampe. Non seulement le récit de violences n’entraîne pas de réaction émotionnelle explosive chez le vétéran mais il permet d’intégrer les nouvelles réminiscences des violences qu’il a déclenché, et de déminer un peu plus sa mémoire traumatique.
Les proches pourront aider les victimes à rechercher les liens qui déclenchent sa mémoire traumatique pour l’aider à mieux la contrôler. Ce qui est crucial, c’est que les proches restent calmes, confiants, parlent aux victimes pour les ramener dans le monde actuel, en les rassurant et en leur décrivant ce qui se passe, ce qui permet de les aider à sortir du passé où la mémoire traumatique, véritable machine à remonter le temps, les a bloquées.
Plus les victimes et leur entourage comprennent ce qui se passe, plus la mémoire traumatique peut être contrôlée et désamorcée (c’est le principe du traitement).
Comme nous l’avons vu, pour éviter d’allumer cette mémoire traumatique, tant qu’elle n’est pas désamorcée, les victimes sont obligées de mettre en place des stratégies de survie coûteuses, souvent handicapantes comme les conduites d’évitement, et parfois dangereuses, incompréhensibles et paradoxales, comme les conduites à risque et les mises en danger.
Devant tous ces comportements déstabilisants, déconcertants et angoissants, l’entourage ne doit pas s’en prendre aux victimes, ni paniquer. Il est tout à fait contre-productif de faire la morale aux victimes pour «qu’elles prennent sur elles, qu’elles passent à autre chose». Il s’agit avant tout de comprendre et de rechercher ce qui provoque l’exacerbation des stratégies de survie, de faire des liens pour désamorcer la mémoire traumatique (par exemple pour une alcoolisation massive, repérer que celle-ci a toujours lieu à l’heure où l’attentat s’est produit). De bien comprendre aussi que ce n’est pas une question de mauvaise volonté des victimes, ni de pathologie psychiatrique : les troubles psychotraumatiques ne sont pas une maladie mentale (ils sont malheureusement souvent renvoyé comme telle par méconnaissance et manque de formation), tout comme une fracture due à des coups n’est pas une maladie osseuse, ce sont des blessures produites par des violences, qui peuvent plus ou moins bien cicatriser suivant la gravité de l’atteinte, la qualité des soins donnés et l’exposition à d’autres violences, et tout comme avec une fracture le tissu osseux à une grande capacité de réparation (ostéogénèse), il en est de même pour le tissu nerveux du cerveau (neurogénèse et neuroplasticité). Le plus important est donc de prodiguer des soins adaptés et de protéger les victimes contre de nouvelles violences.
L’entourage doit donc être solidaire et bienveillant dans la durée avec les personnes traumatisées. Il doit leur apporter tout le soutien nécessaire, les accompagner, les aider à trouver les informations indispensables et les professionnels ressources qualifiés qui leur seront le plus utiles. Il est essentiel de respecter le temps des victimes, de ne rien leur imposer, d’être patient et confiant, une prise en charge de qualité permet aux personnes de ne plus être colonisées par la mémoire traumatique des attentats, ce qui est libérateur et leur permet de ne plus survivre, mais de vivre avec un passé traumatique certes très douloureux mais qui n’est plus une bombe à retardement.
Et rappelons pour finir, la nécessité d’une offre de soin accessible proposant des prises en charge gratuites par des professionnels qualifiés et formés à la psychotraumatologie, dans un cadre sécurisé, accueillant et pluridisciplinaire. Ces centres sont très rares, les professionnels formés sont trop peu nombreux, il s'agit d'une urgence humanitaire et de santé public, les pouvoirs publics doivent agir en conséquence.
Dre Muriel Salmona, présidente de l’association Mémoire Traumatique et Victimologie
Paris le 15 novembre 2015