Dre Muriel SALMONA
FNAC ; DECITRE ; AMAZON ; FURET DU NORD…
Ce livre est un nouveau cri de révolte et une réponse documentée à l’urgence : celle de démontrer, sans détour, comment le système de reproduction des violences sexuelles continue d’imprégner notre société, quels sont ses mécanismes invisibles, et pourquoi, malgré les avancées des dernières décennies, ces violences n’ont jamais cessé de croître, voire de se multiplier.
S’attaquer à plusieurs vérités, même si elles sont dérangeantes, est une absolue exigence, afin de dénoncer :
• le déni, la loi du silence, l’impunité et déconstruire les mythes sexistes autour des violences, des victimes et du « profil » des agresseurs sexuels ;
• l’absence de protection de celles et ceux qui en sont les plus victimes et les moins en capacité de se défendre : les enfants et les personnes les plus vulnérables et discriminées ;
• les plus grands obstacles : l’absence totale de prise en compte du trauma, l’impact de ces violences sur les victimes, mais aussi sur ceux qui les commettent.
Les psychotraumatismes sont un des vecteurs les plus puissants de la reproduction des violences sexuelles. Les reconnaître et les prendre en charge chez les victimes et les agresseurs dès les premières violences, quand elles sont commises dans l’enfance, est un enjeu majeur pour enrayer la fabrique des agresseurs sexuels et en finir avec les violences sexuelles systémiques.
Muriel Salmona nous éclaire sur ce phénomène massif et d’une complexité stupéfiante, pour qu’enfin se brise le cycle de l’impunité et de la souffrance.
INTRODUCTION
Enrayer la fabrique des agresseurs sexuels n’est pas une utopie. Il est possible de lutter contre la criminalité sexuelle et son impunité, et cela passe avant tout, comme nous allons le démontrer tout au long de cet ouvrage, par la protection des enfants qui en sont les principales victimes, et par le traitement de leurs psychotraumatismes.
Enrayer la fabrique des agresseurs sexuels nécessite donc une meilleure connaissance et une meilleure compréhension des psychotraumatismes, de leurs mécanismes, de leurs conséquences et de leur traitement. Cette prise en compte des psychotraumatismes sera également très utile, comme nous le verrons, pour lutter contre le déni et l’impunité des violences sexuelles et rendre justice aux victimes. De même, face à la domination masculine, aux inégalités, aux discriminations et aux propagandes haineuses sexistes et anti-victimaires qui sont le terreau qui permet aux violences de s’exercer sans frein, la compréhension de leur impact psychotraumatique permettra de mieux identifier leur pouvoir colonisateur sur les agresseurs et de l’enrayer.
Depuis plus de vingt ans, nous savons, grâce à de nombreuses études, qu'avoir subi des violences dans l'enfance est le facteur de risque principal de subir ou de commettre des violences physiques et/ou sexuelles (Felitti et al., 1998, Felitti et Anda, 2010). Une grande étude de l’ONU dirigée par Fulu et publiée dans la revue internationale The Lancet en 2017 a montré que le fait d’avoir subi des violences sexuelles dans l’enfance avait les conséquences suivantes :
- pour une femme, le risque de subir à nouveau des violences sexuelles est multiplié par 4,5 ;
- pour un homme le risque de commettre des violences sexuelles est multiplié par 3,5.
Après des violences physiques et sexuelles subies dans l’enfance,
- le risque de subir à nouveau des violences physiques est multiplié par 16 pour une femme ;
- celui de commettre des violences conjugales et sexuelles est multiplié par 14 pour un homme (Fulu, et al., 2017).
On sait également que ce risque de subir ou commettre des violences sexuelles quand on en a subi dans l’enfance est dû principalement à des psychotraumatismes qui n’ont pas été pris en charge (Hillis et al., 2016).
- Tant que les enfants seront exposés…
Tant que les enfants seront exposés dans leur entourage à des prédateurs sexuels qui peuvent agir en toute impunité, tant que des centaines de milliers d’enfants seront victimes de violences physiques et/ou sexuelles chaque année et en seront gravement traumatisés, tant que ces enfants devront y survivre seuls, sans secours, protection ni soins, sans que leurs traumas soient identifiés ni soignés, sans que la société reconnaisse qu'ils subissent de graves violations de leurs droits, et sans que la justice poursuive ni condamne ces criminels, la fabrique des agresseurs sexuels fonctionnera à plein rendement, de proche en proche et de génération en génération.
Toutes les enquêtes sur le sujet établissent que les enfants, et avant tout parmi eux les filles et les enfants plus vulnérables sont les principales victimes de violences sexuelles. Les études scientifiques montrent que ces violences font partie des plus traumatisantes, par leur caractère particulièrement cruel, dégradant et inhumain. Elles provoquent d’importantes atteintes du cortex cérébral ainsi que des circuits cérébraux des émotions et de la mémoire (système limbique) qui sont à l’origine de troubles psychotraumatiques. Ces troubles s’installent dans la durée et auront de graves répercussions sur la santé et la vie des victimes. Le cerveau humain est très vulnérable face à ces violences et au stress extrême qu’elles génèrent, d’autant plus si les victimes sont jeunes et en situation de handicap, en particulier de type neurodéveloppemental, et que les violences sont répétées. Le cerveau, face au stress extrême qui représente un risque vital cardiologique et neurologique, met en place des mécanismes neurobiologiques de sauvegarde exceptionnels ; ces mécanismes s’apparentent à une disjonction qui déconnecte les circuits émotionnels et ceux de la mémoire. La déconnexion des circuits émotionnels crée une dissociation traumatique qui anesthésie émotionnellement la personne traumatisée ; la déconnexion du circuit de la mémoire crée une mémoire traumatique non intégrée qui fait revivre de façon intrusive les violences comme si elles étaient en train de se reproduire.
Cette mémoire traumatique, a la particularité, contrairement à la mémoire normale autobiographique, d’être non consciente, non contextualisée dans le temps et l’espace, non intégrée, incontrôlable, immuable (Ledoux et Muller, 1997). Elle contient, telle une « boîte noire », tout ce qui s’est passé lors des violences, tout ce qu’a vécu, vu et ressenti la victime, mais également – et c’est ce qui va être à l’origine de la reproduction des violences – tout ce qu’a fait, dit et mis en scène l’agresseur, le tout étant mélangé comme un magma. Cette mémoire traumatique, indifférenciée tant qu’elle n’est pas décryptée et intégrée en mémoire autobiographique, a le pouvoir d’envahir le psychisme dès qu’une situation, un lien rappelle les violences ou leur contexte. Les victimes revivent alors les scènes de violences comme si elles étaient en train de se reproduire, comme dans une machine à remonter le temps. Cependant, lors de cette réactivation de leur mémoire traumatique, elles ne sont pas seulement envahies par les mêmes émotions, sensations et perceptions que celles qu’elles ont vécues lors des violences (terreur, pleurs, détresse, douleurs, images, bruits, odeurs…), mais également par la haine et la rage destructrice de leur agresseur, et par ses phrases assassines, ses cris, ses injures, ses menaces, son mépris et son excitation perverse et sadique. C’est ainsi que le psychisme de la victime se retrouve colonisé durablement par l’agresseur, par sa violence, par ses mensonges et ses mises en scène (Salmona, 2022a).
Et les enfants victimes – s’ils ne sont pas soignés – vont devoir grandir et se développer avec une mémoire traumatique qui contient à la fois ce qu’ils ont ressenti et la volonté destructrice de l’agresseur, ce qui va distordre la perception de ce qu’ils sont, de ce qu’ils ressentent et de ce qu’ils veulent.
Cette mémoire traumatique, qui se déclenche dès qu’un lien rappelle les violences, est un enfer, elle fait croire à l’enfant traumatisé qu’il est à nouveau en danger, lui fait ressentir, comme si elles étaient en train de se reproduire, les mêmes douleurs, la même terreur, la même peur de mourir ou la même sensation de mort imminente que celles qu’il a vécues lors des violences, mais également la rage, les hurlements, les injures, la haine, le mépris, l’intentionnalité de détruire et l’excitation perverse sexuelle de l’agresseur. Cette violence, cette haine et cette excitation perverse qui les envahissent pourront se retourner contre eux ou contre autrui, comme nous le verrons. Elles pourront prendre la forme de tentatives de suicide, de mises en danger, d’automutilations, de pensées et de conduites sexualisées envahissantes, de phobies d’impulsions, ou bien de violences infligées à autrui, suivant les stratégies de survie que les enfants, en grandissant, choisiront dans celles qui seront à leur disposition pour gérer cette mémoire traumatique. Ce choix de stratégies de survie, plus ou moins induit par une société inégalitaire et sexiste, se fera en fonction de leur sexe, de leur milieu, de leur éducation, de leurs parcours individuels, de leurs rencontres et de leurs apprentissages. Ces stratégies de survie aboutissent à une identification principale soit à la victime qu’ils ont été, une victime coupable et honteuse qu’il faudra contrôler ou attaquer, soit à leur agresseur, un agresseur tout-puissant. Car pour échapper à ce tsunami d’émotions terrifiantes, reproduire les violences qui s’imposent dans leur tête sur soi ou sur autrui va recréer un état de stress extrême traumatique, refaire disjoncter le circuit émotionnel et provoquer à nouveau une dissociation traumatique. Ces conduites dissociantes violentes permettent d’éteindre le cerveau et d’anesthésier les émotions intolérables provenant de la mémoire traumatique. Mais ces stratégies de survie violentes ne sont efficaces que momentanément, elles aggravent les traumas, rechargent continuellement la mémoire traumatique et créent une dépendance à la violence, sur soi-même ou sur autrui, de plus en plus importante. Les victimes ne sont pas les seules à utiliser ces stratégies violentes sur elles-mêmes ou sur autrui pour calmer des explosions de leur mémoire traumatique qui génèrent des états de détresse, d’agitation, de colère, des mises en danger ou des tentatives de suicide ; leur entourage, ou encore des professionnels non formés les prenant en charge peuvent y avoir recours pour les calmer (menaces, coups, contention, isolement…).
Quel que soit leur choix de conduites dissociantes violentes pour se calmer, qu’il s’agisse de conduites à risque et violences contre soi-même ou bien de violences contre autrui, les victimes vont se re-traumatiser sans fin et devenir dépendantes de ces conduites dissociantes, ce qui met leur vie ou celle d’autrui en danger.
- Pour les victimes qui s’agressent elles-mêmes ou se mettent en danger pour se calmer, leurs traumatismes, en s’aggravant, génèrent des états dissociatifs traumatiques quasi permanents qui les anesthésient émotionnellement et les mettent dans l’incapacité de se protéger et de se défendre. Elles seront dès lors ciblées par les agresseurs et en grand danger de subir de nouvelles violences sexuelles, comme nous le verrons.
- Pour les victimes qui deviennent des agresseurs sexuels, les violences sexuelles qu’ils exercent sur autrui sont également traumatisantes pour eux-mêmes, elles génèrent à chaque passage à l’acte de nouveaux psychotraumatismes avec une mémoire traumatique qui se recharge. Leur mémoire traumatique contient alors les violences sexuelles qu’ils ont subies, les mots et les actes de leur agresseur, les violences sexuelles qu’ils ont commises et la terreur de leurs victimes. Leur mémoire traumatique devient de plus en plus explosive, en s’allumant à chaque fois qu’une situation rappelle des violences, soit subies soit commises, et ils vont continuer à la gérer en l’anesthésiant par de nouvelles violences physiques et sexuelles qu’ils vont commettre dans un processus sans fin.
Il est à noter que si l’on n'est jamais responsable des violences sexuelles que l’on a subies et des psychotraumatismes qu’elles entraînent, on est en revanche responsable – dès que l’on n’est plus un petit enfant – des stratégies de survie que l’on choisit quand celles-ci portent atteinte à l’intégrité d’autrui. On a toujours le choix, car il existe toute une gamme de stratégies de survie, plus ou moins coûteuses pour soi ou pour autrui.
La société porte également une très lourde responsabilité en ne protégeant pas efficacement les victimes de violences sexuelles, en ne traitant pas leurs psychotraumatismes, en ne poursuivant ni ne condamnant les agresseurs sexuels et en laissant une impunité quasi totale régner. Les enfants victimes de violences sexuelles, s’ils sont secourus, protégés et si leurs traumatismes sont traités spécifiquement, n’auront pas à mettre en place de stratégies de survie telles que des conduites dissociantes violentes, ils ne reproduiront pas de violences envers eux-mêmes ou contre autrui.
Et c’est l’environnement patriarcal toxique dans lequel les enfants victimes évoluent, qui, en véhiculant une domination masculine avec des représentations inégalitaires, sexistes et anti-victimaires associées à un déni des violences sexuelles et de leurs conséquences psychotraumatiques, va faciliter la reproduction de violences en fonction de leur sexe : aux filles de s’identifier aux victimes et de subir un continuum de violences tout au long de leur vie, aux garçons de s’identifier aux agresseurs et de devenir les instigateurs de ces violences.
- La fabrique des agresseurs se met alors en marche
Cette reproduction des violences passe donc avant tout par le psychotraumatisme. Être traumatisé par des violences c’est le facteur de risque le plus important, à la fois
- d’en subir de nouvelles et d’être en situation de vulnérabilité, et
- d’en commettre sur autrui et d’adhérer à une position dominante.
La distribution très genrée de ces facteurs de risque passe quant à elle par les inégalités de pouvoir entre les hommes et les femmes dans les sociétés où règnent sexisme, misogynie et exploitation sexuelle et domestique des filles et des femmes.
Et nous verrons comment, à l’échelle de la société et d’une population, les conséquences psychotraumatiques non reconnues ni soignées des violences sexuelles et sexistes entretiennent, voire aggravent de proche en proche et de génération en génération ces violences, ces inégalités, ces stéréotypes sexistes et cette haine des femmes par l’intermédiaire d’une mémoire traumatique qui colonise depuis l’enfance les hommes et les femmes – même si c’est dans une moindre mesure pour ces dernières.
Face au caractère systémique des violences sexuelles, à leur ampleur et à la gravité de leurs conséquences sur la santé mentale et physique des victimes, il est frappant de constater que d’année en année leur nombre est en constante augmentation et leur impunité s'aggrave, malgré tous les mouvements de libération de la parole des victimes, malgré toutes les avancées internationales sur les droits des femmes et des enfants, malgré l’amélioration des lois pénalisant les violences sexuelles, malgré la progression des connaissances sur leurs conséquences psychotraumatiques et leur traitement.
Il est également frappant de voir à quel point les inégalités entre les hommes et les femmes persistent, de même que les stéréotypes sexistes et les discours anti-victimaires, alors que tout permet de les dénoncer comme mensongers, incohérents et injustes.
Pourtant, on pourrait enrayer la fabrique des agresseurs et la progression continue du nombre de violences sexuelles ; il suffirait d’identifier toutes les victimes, de les protéger, de les légitimer, de soigner leurs psychotraumatismes et de leur rendre justice. Mais comme nous le verrons, cela nécessite une bonne connaissance des psychotraumatismes, pour chacune des étapes de la prise en charge des victimes. Et c’est là que le bât blesse : cette connaissance indispensable n’est toujours pas systématiquement enseignée aux professionnels qui sont censés mettre en œuvre ces prises en charge, ni diffusée aux victimes et à un large public, alors qu’elle est bien établie depuis des décennies. Pourquoi ?
Il y a une très forte volonté pour que rien ne bouge. Comme si l’essentiel était de prouver que les violences sexuelles sont une fatalité et de naturaliser la loi du plus fort. Faire l’impasse sur les psychotraumatismes, leurs mécanismes et le fonctionnement de la mémoire traumatique et son traitement permet d’un côté d’invisibiliser et de culpabiliser les victimes, de les rendre plus vulnérables, de délégitimer leurs témoignages, et de l’autre de dédouaner les agresseurs, de saborder les enquêtes et les procédures judiciaires. Il est alors possible en toute sécurité, pour certains hommes, d’utiliser les violences sexuelles comme conduite dissociante et comme un instrument de pouvoir extrêmement efficace pour soumettre, instrumentaliser et exploiter des femmes et des personnes vulnérables. En toute sécurité, car exercer des violences sexuelles se fait sans risque avec une garantie d’impunité : alors que seuls 10 % des viols font l’objet de plaintes, 74 % de ces plaintes sont classées sans suite et seulement 6 % aboutissent à une condamnation, soit 0,6 % de l’ensemble des viols (Infostat justice, 2018). Et cette impunité quasi totale offre aux agresseurs la garantie de pouvoir continuer à anesthésier leurs traumas grâce à de nouvelles violences, dans un processus que presque jamais rien n’arrête.
Les violences sexuelles ne sont donc pas une fatalité, on peut bloquer leur reproduction en reconnaissant et en protégeant les victimes, et surtout en traitant leurs psychotraumatismes.
Dans notre société où règne encore le déni de ces violences sexuelles et de leurs conséquences psychotraumatiques, la très grande majorité des victimes (83 %) ne sont jamais ni reconnues ni protégées (IVSEA, 2015) et quand il s’agit d’enfants victimes, seuls 8 % de ceux qui ont révélé les violences ont été protégés (MTV/Ipsos, 2019). Elles se retrouvent seules à devoir survivre face à leur agresseur, à sa stratégie, à ses discours et à ses violences, qu’elles peinent à identifier et à nommer. Le fait que l’agresseur soit le plus souvent un membre de la famille ou une personne proche rend très difficile pour des victimes le plus souvent en situation de vulnérabilité et de dépendance de se légitimer en tant que telles, de pouvoir dénoncer ce qu’elles subissent et de faire valoir leurs droits. Ainsi, elles se retrouvent seules face aux lourdes conséquences psychotraumatiques des violences, avec des réactions et des conduites qui leur semblent paradoxales et pour lesquelles elles se culpabilisent ou sont culpabilisées, des symptômes et des souffrances qu’elles ne comprennent pas. Mais comme ces conséquences psychotraumatiques sont très peu connues, même par les professionnels de santé qui ne sont presque jamais formés, elles ne sont pas diagnostiquées ni reliées aux violences subies. Alors que les symptômes psychotraumatiques sont des conséquences normales et universelles, 79 % des professionnels de la santé ne font pas de liens entre ces symptômes et les violences sexuelles qui en sont la cause (MTV/Ipsos, 2019). Et de façon particulièrement injuste, ce sont les victimes qui vont se sentir honteuses, coupables, bizarres, nulles, incapables, folles…, qui vont se remettre en question, avoir des doutes et peur d’être des menteuses, des monstres… qui vont devoir se cacher, se contrôler sans cesse, voire disparaître : les violences sexuelles dans l’enfance sont une des premières causes de mort précoce par suicides, accidents ou maladie (Felitti et Anda, 2010 ; Wang et al., 2023 ; Grummit et al., 2024).
- Les psychotraumatismes se traitent
Sous traitement, la mémoire traumatique se recontextualise et s’intègre en mémoire autobiographique, les stratégies de survie deviennent inutiles et les atteintes cérébrales se réparent grâce à une neurogenèse et à la neuroplasticité du cerveau. L’absence de protection et de soin qui est malheureusement la norme représente une très grave perte de chance pour les victimes en termes de santé, et aussi pour la société puisqu’elle participe à la production de problèmes majeurs de santé publique et à une reproduction sans fin des violences.
Sans trouble psychotraumatique et si notre société, inégalitaire, ne prônait pas une domination patriarcale tout en véhiculant une fascination pour les privilèges et une tolérance pour la violence envers les plus vulnérables, il n’y aurait nul besoin d’avoir recours à la violence pour survivre aux violences et pour être du « bon côté », celui des dominants.
Dans ce système inégalitaire, être une femme, un enfant ou une personne en situation de vulnérabilité (liée au handicap, à la maladie, à l’âge, à la précarité et à des discriminations) équivaut à être considéré comme de moindre valeur, donc ayant moins de droits, moins de dignité. Les violences sur ces personnes sont alors rationalisées comme « moins graves », voire sont légitimées sous couvert d’éducation, d’amour, de sexualité, de soins… Elles sont présentées de façon mystificatrice comme une nécessité et comme une fatalité.
Et les conséquences psychotraumatiques des violences, et parmi elles plus particulièrement la dissociation traumatique, sont retournées contre les victimes pour rationaliser les discriminations et les nouvelles violences commises contre elles. Les victimes dissociées sont considérées comme indignes et méritant ces violences : « Elles ne comprennent que si on est violent avec elles. » Et la gravité des violences est largement sous-estimée puisque ces dernières semblent n’avoir que peu d’impact sur des victimes anesthésiées émotionnellement par leur psychotraumatisme. Dans ce système inégalitaire et discriminant, commettre des actes dégradants et être cruel envers une femme ou une personne vulnérable, ce n’est pas être inhumain ; cela le serait si la victime était une personne dominante.
L’absence de reconnaissance, de prise en compte et de traitement des psychotraumatismes a pour effet de délégitimer les victimes et de tolérer l’abandon, les injustices, le manque d’empathie et de soins qu’elles subissent.
- dissociation et mémoire traumatiques à l’œuvre
La dissociation traumatique est au cœur de ce système de déni et d’invisibilisation de la gravité des violences et la mémoire traumatique est au cœur de la reproduction des violences.
Nous allons voir les rouages de la fabrique de ces systèmes et comment les enrayer. Et nous verrons que cela passe avant tout par la mise à jour des mécanismes psychotraumatiques et leur diffusion pour que personne ne les ignore et que tout le monde acquière une culture sur le psychotraumatisme ainsi que sur la protection et les soins les plus précoces à donner aux victimes. C’est ce qui permettra de leur rendre justice et de respecter leurs droits. Il s’agit de légitimer les victimes pour délégitimer les violences.
En protégeant les victimes, on les sort de la dissociation traumatique et de leur anesthésie émotionnelle, et en soignant leur mémoire traumatique on les décolonise de la violence.
Cet abandon et cette délégitimation des victimes, laissées seules pour survivre aux violences et à leurs conséquences psychotraumatiques, sont un scandale. Ce scandale et cette façon inhumaine de traiter les victimes ont été un choc pour moi quand j’en ai pris conscience dans mon adolescence avec ma propre expérience et la confrontation à la Shoah. J’ai été révoltée par toutes les injustices que subissaient les victimes de viols et de génocide, par le fait qu’elles devaient survivre seules dans une société indifférente. Rendre justice aux victimes des pires crimes est devenu un moteur essentiel de mon engagement et de mon parcours professionnel, associatif et militant.
De plus, depuis ma petite enfance, malgré une confrontation aux pires violences dans ma famille, je n’ai jamais pu adhérer au fait que la violence soit une fatalité humaine. Rien n’a pu me faire renoncer à l’idée que la nature humaine est fondamentalement bonne, pas même le choc de la découverte de la Shoah quand j’avais 13 ans, ni l’expérience quotidienne de la condition féminine, de la violence sexiste et sexuelle omniprésente et des injustices que je pouvais, tout au long de mon enfance et de mon adolescence, constater autour de moi et sur moi-même.
J’étais une petite fille – certes très malheureuse – mais je croyais intensément à un futur meilleur et à un bonheur possible, essayant avec obstination d’attraper au vol la moindre étincelle d’espoir. Pourtant, tout, autour de moi, me renvoyait à un sombre destin tout tracé, misérabiliste et inexorable. En tant que fille unique, piégée dans un milieu sordide et violent, survivant dans une solitude totale avec une mère sans foi ni loi, dans la trahison perpétuelle, capable de me vendre à l’âge de 6 ans à des pédocriminels pour rembourser des dettes abyssales et tenter d’éviter la faillite d’un petit commerce, faillite qui aura quand même lieu. Avec un père, vétéran d’Indochine, dépressif, alcoolo-tabagique, d’une jalousie maladive, obnubilé par ma mère, ayant abdiqué face à elle et qui mourra précocement à l’âge de 48 ans d’un cancer de l’œsophage et des poumons. Ma mère, qui multipliait les amants et me les imposait jusqu’au sein de notre domicile familial, n’avait aucune ambition pour moi et ne m’a jamais apporté aucune aide ni aucun soutien dans ma scolarité, bien au contraire, tandis que mon père, du fait de son addiction à l’alcool, n’en avait pas les capacités. Dans ce contexte les débuts de ma scolarité en primaire ont été catastrophiques. Les conséquences psychotraumatiques des violences sexuelles que j’avais subies à 6 ans, l’insécurité dans laquelle je vivais liée aux violences intrafamiliales, à la précarité et aux déménagements successifs (nous avons vécu dans le sous-sol insalubre d’un pavillon de banlieue pendant 2 ans) ont fait que j’ai traversé dans un brouillard total ma scolarité jusqu’à la fin de la primaire. Je n’étais littéralement pas là, au point de n’avoir aucun souvenir de mon école, de mes enseignantes, ni de mes camarades de classe. J’étais en permanence réfugiée dans un monde imaginaire, m’inventant une autre vie avec d’autres parents, un royaume magique où j’étais une princesse. Dans la réalité j’étais en échec total, toujours dernière ou avant-dernière de ma classe, comme je l’ai appris par ma maîtresse en arrivant en CM2, lorsque bénéficiant d’un peu plus de stabilité j’ai enfin pu émerger. Mes parents ne m’ont laissé aucune trace des débuts de ma scolarité, rien, aucune photo, aucun bulletin, comme si cela n’avait pas existé, comme si je n’avais pas existé. Et, avec du recul, j’ai compris que j’étais totalement dissociée et qu'il valait mieux que je sois la plus « transparente » possible pour survivre dans ce milieu hostile. C’est moi qui, plus tard, dès que j’ai été en âge de pouvoir le faire, me suis mise à conserver compulsivement, avec mes premiers appareils photo, toutes les traces de ma vie puis de celle de ma famille et de mes enfants, avec un besoin de photographier tous les instants que je vivais, pour en conserver bien plus que le souvenir, l’assurance qu’ils avaient bien existé. Cette expérience de la dissociation et de l’amnésie traumatique allait me marquer profondément et construire une expérience au monde très particulière où rien de ce qui m’entourait ou de ce qui m’arrivait ne devait être ignoré, tout devait être observé, photographié, passé au crible d’une analyse pour être compris et répertorié. C’est ainsi que j’ai commencé à dessiner, écrire dans des cahiers, dévorer des livres et décrypter le monde en permanence.
Quand je suis revenue petit à petit au monde à partir du CM2, ce fut une expérience à la fois merveilleuse et très douloureuse. Je ne pouvais plus échapper à ce qui se passait chez moi et à toutes les souffrances que j’avais déjà endurées. Il a fallu rattraper plusieurs années, j’ai redoublé le CM2 et j’ai enfin pu me faire mes premières amies (les classes étaient non mixtes). Lors de ce redoublement, mes résultats scolaires s’étaient améliorés, mais étaient toujours insuffisants et ma maîtresse a voulu m’orienter vers un CAP (certificat d'aptitude professionnelle, à l'époque) et ne pas me laisser passer en sixième, considérant que je ne serai pas capable de suivre un enseignement général au collège. J’ai alors décidé de me battre, j’ai été ma propre avocate et j’ai plaidé ma cause, demandé qu’on me laisse une chance et je l’ai obtenue, non sans entendre que c’était voué à l’échec.
Grandir, être de plus en plus autonome et pouvoir gérer moi-même ma scolarité au collège, avoir des professeurs passionnants qui ont cru en mes capacités, cela m’a sauvée. Un peu par dérision, lors de mon entrée au collège, ma jeune tante maternelle de 19 ans, qui travaillait déjà et devait quand même être un peu impressionnée par mon obstination à passer en sixième, m’avait promis de m’offrir le chien dont je rêvais toutes les nuits si j’étais dans les cinq premières lors de mon premier bulletin, en étant sûre que cela ne se produirait pas. Contre toute attente de mon entourage, je fus classée 3e de ma classe, inaugurant une longue série de succès scolaires et une passion d’étudier, et j’eus une petite chienne avec laquelle je pus partager l’amour et la complicité qui me manquaient tant. Et c’est ainsi qu’en étant élue déléguée de classe au collège, je pus commencer une longue carrière de défenseure des droits de mes pairs tout au long de ma scolarité, jusqu’en faculté.
C’était parti, j’y croyais, et à l’âge de 13 ans en revenant du collège – je me souviens exactement de la rue et de l’endroit – j’ai scellé un pacte avec moi-même : je combattrais toute ma vie les violences, les inégalités et les injustices, je prendrais au sérieux la parole des enfants qui en sont victimes, et je ferais tout pour les protéger et leur rendre le monde meilleur et pour qu’ils ne soient pas abandonnés à leur sort. Un livre m’avait marqué, Chiens perdus sans colliers de Gilbert Cesbron, qui confortait ce que je pensais : les enfants ne sont pas mauvais, délinquants, violents par nature, ils le sont du fait de leur histoire ; ils ont été massacrés, déportés de leur vie, et il est essentiel et possible de leur rendre leur dignité en reconnaissant ce qu’ils ont subi et en leur permettant de reprendre leur route. Je trouvais particulièrement injuste que la société ne protège pas les enfants des pires violences, qu’elle les laisse survivre seuls et qu’elle vienne ensuite les juger et les considérer comme « perdus » quand ils développent des troubles psychiatriques ou quand ils deviennent alcooliques, toxicomanes, délinquants, marginaux, sans prendre en compte leurs traumatismes ni les soigner, sans leur avoir jamais tendu la main. Ma propre expérience et l’extrême solitude qui avait été la mienne, le parcours de mon père, son alcoolisme, sa dépression et sa mort précoce, que je reliais à son enfance fracassée et à ses années de guerre, et surtout le récit des rares survivants des camps d’extermination nazis qui avaient dû, dans l’indifférence de tous, avancer seuls pour réintégrer à marche forcée un monde qui avait permis ces crimes contre l’humanité, tout cela représentait une injustice intolérable qu’il fallait réparer à tout prix pour éviter qu’elle se reproduise encore et encore. Plus jamais ça.
J’ai pu, au prix de beaucoup d’efforts, en compartimentant le plus hermétiquement possible ma vie au collège, au lycée puis à la fac d’un côté et ma vie dans ma famille catastrophique de l’autre, avancer et envisager un avenir. Je me suis projetée d’abord comme enseignante en secondaire pour donner une chance à tous les laissés-pour-compte, comme on l’avait fait pour moi, puis comme médecin après la maladie et la mort de mon père, pour soigner tous ceux que la vie avait traumatisés. J’ai fait des études scientifiques et médicales et c’est ainsi qu’avec l'aide et le soutien inconditionnel de mon mari puis de mes enfants, je suis devenue médecin psychiatre, spécialisée en psychotraumatologie. J’ai pris en charge pendant plus de 30 ans des victimes de violences et fait des travaux de recherche clinique sur les mécanismes psychotraumatiques et les violences. Et depuis près de 20 ans, je me suis engagée pour la cause des victimes et la lutte contre les violences, j’ai écrit des articles, des livres, fait des formations, organisé des colloques, fondé une association que je préside « Mémoire traumatique et victimologie » et créé avec mon mari un site pour diffuser au plus grand nombre ces connaissances, alors que rien ne semblait m’y conduire au départ.
Mon parcours peut sembler résilient, et les traumas que j’ai subis très jeune être « un merveilleux malheur », comme aime à le développer Boris Cyrulnik ; j’ai été un temps tentée de le croire, mais il n’en est rien. J’ai expérimenté les conséquences psychotraumatiques des violences et de la volonté de détruire des agresseurs, de leur impact sur la santé et des souffrances qu’elles engendrent, de la colonisation par les agresseurs, et du continuum de violences qu’elles entraînent. J’ai expérimenté à quel point elles détruisent l’estime de soi, sapent la confiance en soi, font de son espace psychique et de son corps des ennemis contre lesquels il faut lutter sans cesse, à quel point elles sont aliénantes et nous formatent, nous amenant à nous considérer comme sans valeur ni légitimité, comme des esclaves. Ce sont des machines à fabriquer de la haine de soi, de la peur d’être mauvaise, méchante, perverse, nulle, pas normale, conduisant à des comportements qui semblent incohérents, paradoxaux, masochistes, comme si on se sabotait, se punissait et se détruisait sans fin. Malgré tout, mon sens de la justice et un besoin de cohérence m’ont persuadée que tout ce que je vivais, ressentais, la façon dont je me jugeais et me détestais n’était pas logique, et je retrouvais ces mêmes fonctionnements chez mon père, chez des amies puis chez les patientes et les patients lors de mes études de médecine et en psychiatrie, avec comme dénominateur commun chez toutes ces personnes un passé de violences dans l’enfance, avec presque toujours des violences sexuelles. Je me suis donc attelée à essayer de comprendre et décrypter les mécanismes à l’origine de ces comportements et de ces symptômes paradoxaux, à essayer de les relier, en un fil cohérent et logique, aux violences et aux agresseurs. En ne renonçant jamais à y trouver un sens, en refusant d’adhérer à de nombreuses théories et pseudo-syndromes mettant systématiquement en cause les victimes – comme si c’était elles qui produisaient leur malheur, qui étaient névrosées, folles, masochistes –, et à un incroyable fatras de stéréotypes sexistes présentant les femmes comme des êtres inférieurs dont l’essence est d’être dominées, esclavagisées, des êtres sans dignité aimant souffrir et subir des violences.
Pendant mes études, j'ai découvert un univers médical violent où régnait une domination patriarcale sans partage, un déni et une loi du silence vis-à-vis des violences faites aux femmes, aux enfants et aux personnes les plus vulnérables, et une négation de la réalité des traumas qui n’étaient pas enseignés, pas reconnus et encore moins soignés. En tant que jeune psychiatre en formation, accéder à des connaissances, des recherches sur les psychotraumatismes était une gageure. Seule l’approche psychanalytique de la névrose traumatique permettait, non sans difficulté, d’avoir accès aux travaux de précurseurs comme Janet et Ferenczi. Un ami qui avait fait sa thèse en psychiatrie militaire sur les traumatismes chez les vétérans de la guerre d’Algérie m’a permis, lors de mon internat, d’accéder à de nombreuses recherches sur les traumas de guerre et aux travaux du professeur Louis Crocq. Puis l’arrivée d’internet a permis de démultiplier les possibilités d’accéder à toute une importante littérature internationale méconnue en France, principalement anglo-saxonne, sur les conséquences des violences, sur les avancées en neurosciences et en neuro-imagerie relatives à l’impact des violences sur le cerveau, sur les circuits du stress, et de pouvoir ainsi progresser dans la compréhension des mécanismes neurophysiologiques à l’œuvre dans les traumas (Ledoux et Muller, 1997). À partir de toutes ces connaissances et ces recherches, j'ai essayé de concevoir pas à pas un modèle qui concilie les neurosciences et la clinique pour expliquer les mécanismes en jeu dans le trauma, et enfin rendre justice aux victimes et comprendre la mécanique de la fabrication de violences de génération en génération et de proche en proche.
Ce parcours éreintant et traumatisant, je ne le souhaite à personne et je ne l’érige pas en modèle. Si j’ai eu l’énergie et l’obstination de le faire, c’est uniquement parce que je veux éviter à tout prix que d’autres aient à le faire. Ce parcours n’a de sens que pour témoigner des conséquences psychotraumatiques des violences et éclairer leurs mécanismes, rendre justice aux victimes, les « décoloniser » et démontrer qu’avec une protection, une reconnaissance des psychotraumas et une compréhension de leurs mécanismes et des soins appropriés, toutes ces conséquences sont évitables et que l’on peut protéger efficacement les victimes et particulièrement les enfants et ainsi enrayer une fabrique sans fin de violences, de production d’inégalités, d’injustices et de précarité.
Nous allons, tout au long de cet ouvrage, expliquer en détail comment le psychotraumatisme est la clé de voûte de la fabrique des agresseurs et de la reproduction des violences. Identifier les victimes le plus tôt possible, les protéger, reconnaître et traiter leurs psychotraumas sont la façon la plus efficace et la plus rapide d’enrayer cette production de violences (Salmona, 2009). Et c’est d’autant plus efficace qu’on ne laisse aucun enfant victime sans soin ni protection, les enfants étant les principales victimes de violences sexuelles. On peut éviter que les enfants victimes subissent sans fin des violences tout au long de leur vie ou deviennent des agresseurs. De même, dès le premier passage à l’acte, qui a lieu jeune, le plus souvent avant 18 ans, il est primordial de prendre en charge les agresseurs sexuels. Mon expérience clinique auprès de jeunes agresseurs m’a démontré que soigner leurs traumas, leur expliquer les mécanismes psychotraumatiques, la colonisation par l’agresseur et la violence est efficace et peut les sortir d’un parcours de prédateur.
Dre Muriel Salmona, psychiatre, présidente de l'association Mémoire traumatique et victimologie