Agresser ou être agressée : mémoire traumatique, inégalités sexuelles et Millénium en tant que dispositif socio-littéraire
Kate Rose
China University of Mining and Technology
Publié dans la revue :
Dignity : A Journal on Sexual Exploitation and Violence, Volume 3 Issue 3 Article 6, octobre 2020.
Rose, Kate (2018) « Abuse or Be Abused: Traumatic Memory, Sex Inequality, and Millennium as a Socio-Literary Device » Dignity: A Journal on Sexual Exploitation and Violence: Vol. 3: Iss. 3, Article 6.
Article consultable et téléchargeable en Anglais :
https://digitalcommons.uri.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1115&context=dignity
Article traduit en français avec l’aimable autorisation de l’auteure par Muriel et Jean-Pierre Salmona téléchargeable en PDF sur le site de notre association ICI
Résumé :
Cet article applique les recherches de la psychiatre française Muriel Salmona à l'analyse littéraire de la protagoniste de Stieg Larsson, Lisbeth Salander, dans la trilogie Millenium (Les hommes qui n'aimaient pas les femmes, 2008 ; La fille qui rêvait d'un bidon d'essence et d'une allumette, 2009 ; La reine dans le palais des courants d'air, 2010). Il suggère que les romans de Larsson peuvent être utiles pour sensibiliser à la violence sexuelle dans l’enfance, en lisant des signes négligés liés aux aspects neurologiques de la mémoire traumatique. Dans la tradition des romans noirs nordiques, les hyperboles sensationnalistes de l’identité de Salander servent à magnifier et à mettre en lumière un problème social mal compris. L'article s'inspire principalement du livre de Salmona, Le Livre Noir des Violences Sexuelles (2013), influent en France, mais qui n'a pas encore atteint le reste du monde. Les implications révolutionnaires de l'œuvre de Salmona expliquant la mémoire traumatique et la reliant à l'inégalité des sexes sont explorées et utilisées pour l'analyse littéraire. Cette approche socio-littéraire traite la littérature comme un laboratoire pour mieux comprendre les problèmes de la vie réelle. Dans ce cas, cela s'apparente à la tendance émergente de la médecine narrative incluse dans la critique littéraire, en particulier par l'analyse critique du discours. Les théories de Salmona et le personnage fictif de Larsson partagent de nombreuses caractéristiques, ce qui suggère que Larsson, comme de nombreux écrivains, était en avance sur son temps. Non liés par des contraintes scientifiques, les romanciers peuvent aller de l'avant en décrivant leur perception du monde actuel, le façonnant à son tour en sensibilisant les lecteurs.
Mots clés :
Stieg Larsson ; Muriel Salmona, trauma, littérature, série Millenium, féminisme, état de stress post-traumatique, ESPT, expériences défavorables de l'enfance, ACE, amnésie traumatique
Article traduit :
Le psychologue Dee Graham a suggéré dans Loving to Survive (1994) que les relations homme-femme ordinaires suivent le modèle de base du syndrome de Stockholm, selon lequel ceux qui sont en captivité ou subordonnés absorbent les valeurs et les visions du monde de ceux qui les tiennent en otage (littéralement ou au figuré) et s’y identifient, afin d'assurer leur propre survie. La recherche neurologique sur les traumatismes psychologiques décrit comment les cycles de violence fonctionnent (Bremner, Vythilingam & Vermetten, 2003 ; van der Kolk, Hopper, & Osterman, 2001 ; Kendler et al., 2000), tandis que la psychiatre française Muriel Salmona a contextualisé ces résultats à la lumière de l'inégalité des sexes. Salmona a travaillé pendant des décennies, menant une pratique clinique spécialisée dans le trouble de stress post-traumatique (ESPT) résultant des violences sexuelles subies dans l’enfance. Son approche thérapeutique a guéri de nombreuses personnes, dont certaines sur lesquelles avait été porté à tort un autre diagnostic psychiatrique, et aidé d'innombrables femmes à sortir de la prostitution et de situations de violences. Elle est intervenue devant les tribunaux pour protéger les enfants et a contribué à sensibiliser le public à la maltraitance et à l'ESPT, notamment par le biais de son association à but non lucratif Mémoire Traumatique et Victimologie. Elle a dirigé ou participé à de nombreuses études clés, notamment pour l'UNICEF (Salmona, 2017 ; 2016 ; 2013). Ses principales découvertes portent sur la mémoire traumatique et l'amnésie traumatique, sous-catégories largement mal comprises de l'ESPT, en y incluant les rôles sexuels et l'inégalité (Salmona 2013, 2015, 2018).
Lisbeth Salander, protagoniste de la trilogie Millenium de Stieg Larsson, apparaît comme une incarnation littéraire des théories de Salmona. Le parcours de la protagoniste montre (tout comme Salmona) comment le traumatisme et l’inégalité agissent ensemble pour préserver les privilèges masculins. À travers un prisme littéraire dramatisé, Larsson expose les états psychologiques intérieurs et leur lien avec les fausses représentations sociales qui permettent aux violences de rester impunies. Dans cet article, j'analyserai les romans de Larsson en tant que dispositifs socio-littéraires pour accroître la prise de conscience des violences, des inégalités et des traumatismes, ainsi que de leurs implications et conséquences.
Les best-sellers records de la trilogie Millenium et les deux grands films (l'un suédois [2009] l'autre hollywoodien [2011]) ont été fréquemment étudiés dans diverses disciplines universitaires. Des livres entiers traitent de Millenium, à la lumière du féminisme (King, 2012), de la psychologie (Rosenberg et O’Neill, 2011), de la philosophie (Bronson, 2011), du viol (Astrom, 2013), et il y a même un livre sur l'autisme (Loftis, 2015) qui contient un chapitre sur Salander. Cette diversité d'analyses suggère que les interprétations de Millenium ont de vastes implications, et peut-être que les intentions de Larsson (un féministe engagé) ont été aussi mal comprises que son personnage principal, Salander, l'est par ceux qui l'entourent. Soit dit en passant, l'ESPT et de nombreuses autres tableaux cliniques sont régulièrement diagnostiqués à tort comme autisme, selon Salmona (2013), ou comme de nombreux troubles généralement considérés comme endogènes et incurables (schizophrénie, dépression, trouble bipolaire et obsessionnel-compulsif (TOC)). Ceux-ci sont souvent provoqués par des traumatismes, en particulier des violences sexuelles dans l'enfance (Read, Fink, Rudegeair, Felitti et Whitfield, 2008; Kendler, Bulik, Silberg, Hettema et Myers, 2000).
L'étude révolutionnaire des expériences défavorables de l'enfance (Adverse Childhood Expérience, ACE) (Felitti et al., 1998) a quantifié sans aucun doute possible les effets des traumatismes de l'enfance sur tous les aspects de la santé des adultes. La popularité sans précédent de Millenium reflète peut-être une soif de comprendre la question, ubiquitaire et importante mais très négligée, de l’incapacité de la société à protéger les enfants contre les violences. Malgré toute l'attention que cette trilogie a obtenue, le thème central du traumatisme n'a pas encore reçu une attention suffisante, une lacune surprenante dans la mesure où le traumatisme est un élément déterminant dans les identités occidentales contemporaines, élément largement exploré en ce qui concerne la littérature de la Shoah, la littérature afro-américaine, le réalisme magique et d'autres domaines.
Pourquoi la fiction ?
Les techniques d’écriture de la fiction peuvent permettre une représentation plus précise du traumatisme que la mimésis ou les mémoires, en raison de la capacité de la littérature à remodeler le langage et de sa liberté vis à vis des conventions et des canons du discours déterminés par les forces historiques liées à la domination (Roussos, 2007). Les techniques littéraires donnent une voix aux états intérieurs des personnages, augmentant peut-être l’empathie des lecteurs vis à vis de personnes réelles. Avec l'essor des études sur les traumatismes depuis des décennies et l'essor de la médecine narrative (Charon et al., 2017), utiliser des textes littéraires pour exprimer, contextualiser et éventuellement traiter l'ESPT chez des personnes réelles n'est plus une idée nouvelle.
Contestant la valeur thérapeutique de la représentation du traumatisme à travers des romans, certains suggèrent que la fiction peut nier, banaliser ou dramatiser l'expérience des survivants. Dans le but de donner la parole à ceux qui ont été réduits au silence et dépouillés de leur humanité, on se demande s'il est éthique d'employer des techniques littéraires, particulièrement pour des écrivains qui ne sont pas eux-mêmes des survivants de traumatismes ; de même, pour les hommes qui écrivent sur des femmes violées. Cette préoccupation figure dans les critiques sur Larsson ; par exemple, ses représentations de viols, jugées inutilement crues, peuvent déclencher les angoisses des survivants (Ferber, 2012, p. 12). Cependant, être capable de comprendre les déclencheurs et de les retracer jusqu'aux horreurs endurées peut être crucial pour éliminer les effets des traumatismes (Salmona, 2013, p. 316).
Le potentiel thérapeutique de la fiction dépend de la manière dont les histoires invitent à la complicité de l’auditeur ou du lecteur par la proximité intime qu'elles établissent avec les luttes d’autres personnes ainsi que la contextualisation potentielle de ses propres schémas (Brooks, 1994, p. 67). Alors que les survivants découvrent généralement leur propre éthique et leurs propres moyens de gérer l'ESPT, avec des comportements incompréhensibles pour ceux qui les entourent (Salmona, 2013, p. 195-196), Millenium peut aider les lecteurs à reconnaître de tels modèles de comportement et à les relier à des histoires non reconnues. L'analyse de Millenium à la lumière des découvertes de Salmona sur la mémoire traumatique donne un aperçu des approches biblio-thérapeutiques de la littérature, à la fois comme outil social et pour favoriser la guérison individuelle. Je ne dis pas que Larsson ait eu en aucune façon connaissance du travail de Salmona (ce n'était certainement pas le cas), ni qu’il comprenait les découvertes neurologiques sur lesquelles son travail est basé. Je me permets cependant de dire qu'il a saisi les mécanismes de la mémoire traumatique dans leurs implications individuelles et sociales, et aussi qu'il a découvert comment les rendre manifestement évidents à un grand nombre de personnes. Apprendre à lire et enseigner des romans dans le but de comprendre les traumatismes peut aider les professionnels et les survivants. L'utilisation de romans captivants comme celui de Larsson (qui nécessitent peu d'efforts par rapport aux articles de revues de neurologie à comité de lecture) peut être un moyen d'accroître la sensibilisation et d'approfondir les connaissances, dans un monde où la mémoire traumatique est gravement ignorée ou mal comprise.
Dans la tradition du roman noir nordique, Larsson utilise les intrigues de la fiction policière pour éclairer les problèmes sociaux (Forshaw, 2012; Bergman, 2014). Sa juxtaposition de détails mimétiques méticuleux et d'hyperboles sensationnalistes situe le lecteur loin du réel. La capacité de la littérature à s'écarter du réel pour mieux le représenter, en véhiculant des réalités complexes et non reconnues qui existent dans des états émotionnels non verbaux, en fait un outil idéal pour dénoncer et combattre l'oppression, et combler les lacunes de ce que la société reconnaît (Roussos, 2007).
Les horreurs hyperboliques de Larsson situent le lecteur dans l’univers mental et social de Salander. Les états intérieurs de Salander sont illustrés à travers la violence crue qui a colonisé sa vie (terme utilisé par Salmona [2013, p. 168], également par Roussos [2007]). Ceci est comparable à la façon dont les littératures postcoloniales, indigènes et afro-américaines comblent les vides de la mémoire historique traumatique, en privilégiant des techniques telles que le réalisme magique pour représenter des horreurs qui ne peuvent être exprimées à travers une mimésis stricte, et en découvrant ou réinventant des vérités qui ne peuvent être situées! dans des sources historiques, des cultures et des langues perdues. Les romans de Toni Morrison en sont emblématiques. Bien que les techniques choisies soient très différentes (tout comme leurs positions sur le sujet), ses écrits et ceux de Larsson utilisent des hyperboles sensationnalistes pour incarner des réalités émotionnelles qui ne peuvent pas être exprimées à travers un langage et un discours ordinaires déterminés par la domination. Les deux mettent en évidence le traumatisme comme un déterminant socio-historique et individuel.
L'attention méticuleuse de Larsson aux détails correspond aux états mentaux de Salander, y compris son hypervigilance, et met l'accent sur ses schémas anesthésiants, dissociatifs et à la recherche de dangers. Selon Salmona, la majorité des survivants vivent dans un monde de souvenirs traumatiques superposés qui ne peuvent être traduits en récit. Que l’accent soit mis sur le souvenir ou l’oubli, les souvenirs fragmentés et les déclencheurs qui leurs sont associés colonisent la vie des survivants. La guérison consiste à reconstituer une mémoire narrative qui peut être contextualisée et comprise. En ce qui concerne la méthode thérapeutique, dans laquelle Salmona s'est perfectionnée, les lacunes de la mémoire sont comblées grâce au survivant et au thérapeute qui réassemblent minutieusement des fragments épars de souvenirs, de cauchemars et de symptômes tels que compulsions, phobies, aversions à certains moments, à certains lieux, à certains sons, etc. Cela se distingue de la psychanalyse de plusieurs manières, peut-être avant tout parce que cette méthode thérapeutique est combinée avec une prise de conscience de la façon dont la société ne parvient pas à protéger les plus vulnérables et comment les cycles de violence perdurent. Il fournit également un modèle qui s'applique à presque tous les survivants - la réponse normale face à l'impensable.
L'héritage persistant du traumatisme
La plus grande étude jamais menée sur les traumatismes de l'enfance, l'étude des expériences défavorables de l'enfance (ACE) (1995-1997), ne laisse aucun doute sur les effets d'un traumatisme précoce sur la santé ultérieure. Dans l'étude ACE, sur les 17 337 adultes (Américains de la classe moyenne à supérieure) de la Health Maintenance Organisation (HMO, littéralement Organisation de maintien de la santé), 22% ont été victimes de violences sexuelles pendant leur enfance ; en outre, la principale cause de leurs problèmes de santé à 55 ans était la négligence ou les mauvais traitements dans les premières années de leur vie. Ceux qui avaient subi des expériences négatives dans l'enfance couraient un risque significativement plus élevé de troubles physiques et psychologiques, de toxicomanie, de suicide ; les comportements sexuels à risque étaient également beaucoup plus répandus, en particulier chez les femmes (Hillis, Anda, Felitti et Marchbanks, 2001).
Le trouble de stress post-traumatique (ESPT) causé par les violences sexuelles pendant l'enfance est similaire à l'ESPT après un combat et une torture prolongée, ces derniers étant ensemble les plus dévastateurs psychologiquement ; le premier est distinct en ce qu'il n'est le plus souvent pas reconnu et que la majorité des auteurs sont ceux qui devraient protéger et élever la victime (Salmona, 2013, p. 52, 130-132, 220). Les modèles de comportement associés à l'ESPT comprennent les re-victimisations et les contacts avec les agresseurs, la dissociation et la recherche du danger. Les conséquences de diagnostics inexacts résultant d'une incapacité à détecter les violences sexuelles pendant l'enfance conduisent non seulement à des traitements inadéquats (durant souvent toute la vie), mais aussi à ce que des auteurs de violences, narcissiques et charmeurs semblant irréprochables, restent libres (Salmona, 2013, p. 261) ; il arrive aussi que des personnes protectrices moins éloquentes soient accusés à tort. Dans la mesure où un nombre faible mais significatif de victimes de violence deviennent des agresseurs, cela alimente le cycle. D'après les recherches de Salmona (bien que ce soit certes un point controversé), il y a peu de chances que quelqu'un devienne un agresseur s’il n’a pas été maltraité. Cela est dû aux mécanismes neurologiques de la mémoire traumatique, et les études sur les nourrissons suggèrent que l'empathie est un trait humain naturel et universel (ils ne sont pas nés monstres, mais le deviennent). Elle a également montré que si les deux subissent des violences, les hommes sont incités à commettre des violences et les femmes formatées à en subir. Comprendre ce modèle grâce à la reconnaissance de la mémoire traumatique peut contribuer énormément à la guérison individuelle et sociétale, ainsi qu'à l'égalité. Il coïncide avec le schéma décrit par Graham (1994), dans lequel les relations ordinaires homme-femme, amoureuses ou autres, sont déterminées par l'exploitation et la dépendance, cette norme invisible par son omniprésence (l'idée qu'elle est naturelle). En d'autres termes, les comportements et relations « normales » entre hommes et femmes sont le résultat d'un modèle de type victime/agresseur, tout comme la culture du viol est la norme de la romance et de la masculinité dominantes. Cela est évident dans la sexualisation de la violence par la pornographie, bien que Graham discute de facettes plus subtiles et omniprésentes. Graham suggère que le syndrome de Stockholm est au cœur du modèle de double comportement qui régit la société. Ce qui est considéré comme un comportement féminin est un phénomène lié au traumatisme et à la peur, et la masculinité conventionnelle est basée sur le rôle de l’agresseur. Bien que certains ne poussent pas cette analyse aussi loin que Graham, elle est certainement pertinente pour l’analyse du rôle largement non reconnu du traumatisme dans le façonnement de la société. Salmona va encore plus loin, en démontrant comment ces rôles sont ancrés dans la mémoire traumatique.
Accro à la peur
La protagoniste de Larsson, Salander, pourrait choisir d’éviter bon nombre des dangers et des risques qui caractérisent sa vie, mais les cherche et les accepte. Cela peut être considéré comme un instrument d'intrigue pour augmenter le suspense, propulsant le roman vers l'avant à travers l'accumulation de dangers. Cependant, à la lumière du genre noir nordique et des théories de Salmona, il semble que Larsson crée une prise de conscience sociale en même temps qu'une intrigue.
Les comportements à risque sont largement mal compris et négligés dans la prise de conscience de l'ESPT et sont un élément clé de ce que Salmona identifie comme la mémoire traumatique. Les mécanismes neurologiques sont liés à l'anesthésie émotionnelle (la dissociation). Une réaction émotionnelle normale, face à un danger mortel, est la paralysie de la psyché (la sidération), comme un animal « faisant le mort ». La dissociation se produit lorsque la sécrétion d’adrénaline et de cortisol (hormones de stress) est trop élevée ce qui risquerait d’entraîner la mort autrement. Comme un court-circuit électrique, le système s’arrête ; l’hippocampe cérébral (responsable du récit) est coupé de l’amygdale (« système d’alarme »), qui piège le souvenir de la violence sous la forme d'une émotion brute, qui ne peut plus être rappelée selon un récit cohérent. Seule la terreur demeure. C'est une réponse normale et habituelle du cerveau humain.
En termes simples, les comportements à risque renouvellent la dose d'adrénaline et de cortisol, à laquelle l'organisme est devenu accro. La seule façon d’échapper à la mémoire traumatique immédiatement est de l’anesthésier par dissociation. La dissociation, lors d'un événement traumatique, et longtemps après, est fréquemment citée par les survivants. Le pont entre la neurologie et la sociologie a rarement été fait ; c’est l'originalité et l’importance de la description de la mémoire traumatique par Salmona.
Si, d'une part, les survivants semblent courir des dangers présentant une similitude frappante avec le traumatisme d'origine, ils ont également mis en place des boucliers autour de leur vie afin de naviguer à travers le champ de mines. Dans l'ESPT, il est bien connu que de petites choses peuvent déclencher un souvenir, une émotion, une anxiété, revivre les terreurs endurées. Encore une fois, la manière dont ces déclencheurs peuvent être utilisés pour reconstruire un récit est moins discutée.
On dit souvent aux survivants d'oublier le passé et de continuer leur vie et de bâtir leur vie sur la pointe des pieds autour des déclencheurs. L'approche de Salmona est à l'opposé, utilisant les déclencheurs pour accéder aux souvenirs coupés de la partie narrative du cerveau. La mémoire traumatique est une bombe prête à exploser à tout moment. Les comportements à risque et les conduites d'évitement sont les deux faces d'une même médaille. Les émotions et les sensations sont souvent incontrôlables et incompréhensibles pour les survivants, ce qui les fait se sentir étrangers à eux-mêmes et au monde, et mal adaptés à la vie. Ce schéma peut néanmoins être contré par une reconnaissance détaillée du traumatisme d'origine et de ses symptômes, conduisant le cerveau à se réparer. Les modifications cérébrales liées à la dissociation suite à un traumatisme psychologique sont visibles sur les images par résonance magnétique (IRM) (McFarlane 2010; Shin, 2006). Bon nombre des études neurologiques qui ont contribué aux découvertes de Salmona ont été menées aux États-Unis, mais ces articles hautement spécialisés sont largement ignorés.
Revenant à Larsson et à sa protagoniste Lisbeth Salander, les critiques des représentations de Larsson de la violence crue sous prétexte qu'elles peuvent déclencher l'anxiété des survivants (Ferber, 2012) semblent impliquer une approche « continuez à vivre » - alors que la guérison réelle nécessite l’utilisation de déclencheurs pour retracer les symptômes et les traduire en récits. De cette manière, les descriptions de Larsson peuvent être utiles comme outil biblio-thérapeutique. Ses représentations sont très différentes de la violence sexualisée crue de la pornographie. Les objectifs sont différents, l'un étant l'autonomisation, l'autre la soumission des femmes, et ils ne sont pas représentés sous le même angle.
Naviguer dans le champ de mines
Les survivants montrent fréquemment des capacités étranges qu'ils ont développées pour naviguer dans la conjugaison complexe d'un monde intérieur torturé et d'un monde extérieur indifférent (Salmona, 2013, p. 204). Cela peut être exagéré par Larsson, car les compétences de boxe de Salander lui permettent de vaincre plusieurs hommes de grande taille, tandis que ses compétences en piratage détournent des millions de dollars de sociétés impitoyables. Salander sauve de nombreuses femmes et certains hommes de la violence et du meurtre, mettant sa propre vie en danger. En effet, Salander se livre à une variété de comportements à risque, y compris la fraude majeure sur Internet, le blanchiment d'argent, le vol, la multiplication des partenaires sexuels, la surconsommation d'alcool, de cigarettes, de drogues dures, et à des confrontations avec des gangs et des criminels armés dans le cadre d'un travail de détective traquant et combattant les plus grands ennemis des femmes en Suède. Son altruisme de super-héros peut s’expliquer, selon les termes de Salmona, comme un renouvellement de la dissociation par des comportements à risque, s’anesthésiant efficacement avec les substances produites par son propre cerveau.
Afin de comprendre les schémas typiques de la réponse des survivants au traumatisme à la lumière des phénomènes neurologiques décrits ci-dessus, je discuterai du passé traumatisant que Larsson crée pour Salander et de ses conséquences ultérieures dans la vie. Encore une fois, Larsson sensationnalise et peut-être simplifie les événements avec une dichotomie entre le bien et le mal ; pourtant, cette clarté du contenu peut être essentielle pour suggérer des idées qui sont en effet complexes. Dans le monde réel, les victimes de violences sexuelles sont blâmées pour leurs symptômes et on leur dit de continuer à vivre ; peu de personnes veulent savoir ce qui leur est arrivé. Invisibles, les victimes vivent en marge, se détruisent (ou moins souvent détruisent les autres), meurent tranquillement (évitement) ou sortent avec fracas (risque).
L'utilité de la fiction réside dans la création de personnages que les lecteurs ont envie de connaître, rentrant ainsi dans l'intimité des victimes de violences d'un point de vue dépourvu de danger. En la créant comme une super-héroïne, objet d'envie, peut-être autant que de pitié, Larsson ne néglige pas pour autant de montrer les tourments intérieurs, les comportements bizarres de Salander ou comment elle est née. C'est le cheval de Troie que Wittig a décrit : les lecteurs pensent qu'ils reçoivent le cadeau d'un roman policier séduisant, sans savoir quels messages vont se faufiler dans la nuit. Conformément à la conscience sociale qui caractérise le genre nordique noir, ces messages révèlent comment les comportements étranges des victimes (liés aux traumatismes) s'associent à l'inégalité des sexes, assurant le manque de protection pour les plus vulnérables de la société. Pour le montrer, Larsson (qui a une formation de journaliste d’investigation) propose des descriptions graphiques de l’enfance de Salander, y compris des fragments de mémoire traumatique, tels qu'elle les vit constamment à l’arrière-plan de son esprit. Bien qu'il puisse simplifier ou exagérer, Larsson attire certainement l'attention sur les réalités clés de la façon dont les violences et les traumatismes fonctionnent comme une tragédie individuelle et sociale persistante.
Après avoir émergé d’une enfance et une adolescence à subir des tortures au sein d'une unité psychiatrique, Salander se retrouve sous la tutelle du bienfaisant avocat Holger Palmgren. Suite à son l'accident vasculaire cérébral de ce dernier, elle est soumise à un nouveau tuteur, Nils Bjurman. Salander réussit maintenant dans son travail pour un cabinet d’enquêtes privées, dont le patron la respecte en tant qu’enquêteur principal du cabinet et tolère ses excentricités. Néanmoins, Bjurman fait valoir son droit légal de retenir son très bon salaire. Afin d'accéder à son propre argent, elle est obligée de lui faire une fellation. Lors de la visite obligatoire suivante, elle lui laisse l’occasion de la violer tout en le filmant à son insu. Cependant, elle n'utilise pas cette preuve contre lui sur le moment, mais l'immobilise et tatoue sur son ventre qu'il est un violeur. Ici, c'est le violeur qui est littéralement marqué à vie. Les actes de Salander peuvent avoir du sens de la part de quelqu'un qui a été écarté par le système judiciaire dans le passé. Cependant, aller jusqu'à permettre un viol de se produire et ne pas rendre public les preuves formelles peut sembler suffisamment incroyable pour discréditer d’une autre manière ces romans « journalistiques » (y compris une contextualisation réaliste des noms, des dates, des lieux). Les comportements de Salander sont néanmoins acceptés par les lecteurs, suggérant qu’ils sentent une vérité derrière l’hyperbole. Cela pourrait être lié à la façon dont ses actes correspondent à des schémas de comportement que beaucoup de gens reconnaissent mais ne comprennent pas, qui sont expliqués par Salmona comme des réponses neurologiques reliées au traumatisme. En particulier, la mémoire traumatique est à l’origine de la répétition de violences avec une dépendance aux substances anesthésiantes produites par le cerveau. Selon cette théorie, Salander traite sa propre mémoire traumatique en revivant la violence et en retrouvant la dissociation (anesthésie). Cela ne suggère en aucun cas que les victimes souhaitent être violées, ni qu'il s'agit d'un modèle nécessaire et incurable. Au contraire, la reconnaissance de la mémoire traumatique et de l'amnésie peut réduire la culpabilité et le blâme (chez la victime elle-même et son entourage) et permettre à la victime de se concentrer sur la reconstitution du passé afin de le surmonter afin qu'elle ne soit plus maltraitée. La non-reconnaissance des raisons pour lesquelles les survivants se mettent souvent en danger conduit plutôt à des cycles de violence, de culpabilité et d'incompréhension, consistant à blâmer la victime, plutôt que de contextualiser et de reconstituer l'injustice de ses expériences passées en les traduisant en récit, en lieu et place d'une peur brute semblable à la mort. Le but ici n'est pas de faire la psychanalyse d'un personnage de fiction, mais plutôt de suggérer comment Larsson (en tant que féministe déterminé à exposer les maux sociaux) relie les traumatismes de l'enfance et les comportements adultes « étranges » (en fait la réponse normale à des actes anormaux et aberrants), d'une manière qui peut être utilisée pour obtenir prise de conscience et guérison.
Chemins basés sur le sexe
L'amnésie traumatique concerne les deux sexes, bien que ses conséquences soient influencées par les rôles sociétaux attribuant la violence aux hommes et la victimisation aux femmes (Salmona, 2013, p. 257). Les agresseurs présentent fréquemment un trouble de la personnalité narcissique (NPD), plus fréquent chez les hommes (Grijalva et al., 2014). Cela se caractérise par un manque d'empathie et l'utilisation d'inversions pour éviter d'être démasqués. Selon Salmona, bien que tous les agresseurs ne soient pas des narcissiques ou des psychopathes, tous ont été soumis à une forme de traumatisme. Certains peuvent avoir fait l'expérience d'un soulagement obtenu par l’instrumentalisation d'autres personnes, mais le regretter et vouloir changer. Si cependant des mesures ne sont pas prises immédiatement, la dépendance à l'égard des violences envers les autres devient trop grande (encore une fois en raison des « drogues dures » produites par le cerveau) ; il devient impossible de regretter ses actes ou de vouloir changer. Je suis consciente qu'il s'agit d'une perspective controversée. Les arguments de Salmona sont cependant bien étayés (il existe une pléthore d’études neurologiques, ignorées principalement par ceux qui devraient les utiliser pour améliorer la réponse à donner aux victimes). En laissant les preuves convaincantes et abondantes dormir en toute sécurité dans des revues neurologiques, les programmes visent plutôt à aider l'agresseur (généralement de sexe masculin) à se réformer qu'à aider les survivants (femmes et enfants). Les études sur la mémoire traumatique suggèrent qu'en l'absence de reconstruction narrative précoce, la dépendance chimique endogène se manifeste par l'une des deux voies suivantes, agresser ou être agressé ; plus on avance sur ces chemins, plus il est difficile d’en sortir. Ceux qui agressent ont choisi le point de vue privilégié de pousser les autres devant eux à travers le champ de mines, de les faire exploser tout en restant en sécurité. La possibilité qu'ils changent est très mince, car ils ont renoncé à toute capacité d’empathie ; en outre, ils ont cultivé un degré élevé de tromperie, puisqu’ils fondent toute leur vie sur ce scénario. Il est douteux que les auteurs puissent tirer un bénéfice d'une assistance ou même simplement prétendre en tirer un, et en tout cas il est cruel de ne pas donner la priorité aux survivants qui ont choisi de ne pas nuire aux autres.
Le besoin de dissociation et la dépendance à des substances produites dans le cerveau poussent les survivants à devenir à nouveau des victimes ou des auteurs (obtenant un soulagement similaire, qu'ils soient blessés ou qu’ils blessent autrui). Bien que seule une minorité choisisse d'être des auteurs, cela suffit pour alimenter le cycle des violences et des inégalités. De plus, les auteurs légitiment leurs actes par des inversions, notamment en se faisant passer pour les victimes (Salmona, 2013, p. 253).
Au-delà de tout soupçon
Larsson insiste sur le fait que le traumatisme est une force motrice dans la vie de Salander, car les romans se concentrent en grande partie sur le souvenir des maltraitances de son enfance et en retracent les conséquences. L'intrigue qui ouvre la trilogie prépare le terrain pour la reconnaissance des violences sexuelles au sein des familles alors que Salander, avec Blomkvist (journaliste d'investigation pour le magazine de gauche Millenium), a entrepris de résoudre le mystère entourant Harriet Vagner (une jeune femme appartenant à une riche famille propriétaire d’entreprises), qui a disparu de nombreuses années auparavant. Ils découvrent qu'Harriet s'est enfuie après une enfance de violences incestueuses aux mains de son père et de son frère violeur et meurtrier. Le frère, Martin, a également été agressé sexuellement par leur père. La représentation de Larsson coïncide avec la théorie de Salmona (2013, 151-152) : les hommes et les femmes sont encouragés à suivre des voies différentes après des violences, infligeant des préjudices ou subissant des préjudices respectivement. Sachant que justice ne serait pas rendue, Harriet a finalement tué son père en état de légitime défense et s'est échappée. Larsson met en lumière une tragédie sociale largement méconnue : contrairement au stéréotype de la « famille aimante », la plupart des crimes contre les enfants sont commis par leurs propres parents. Tant que les stéréotypes persisteront, il sera encore plus facile pour les agresseurs de se faire passer pour des protecteurs inquiets et de cacher leur identité criminelle à huis clos (ils seront considérés comme héroïques pour avoir enduré le malheur d'avoir des enfants qui sont diagnostiqués bipolaires, ayant des TOC, des troubles des apprentissages...). C'est particulièrement vrai si les parents sont riches, instruits et blancs.
Dans le deuxième roman, La Fille qui rêvait d'un bidon d'essence et d'une allumette (2009), Larsson attire l'attention sur le renversement par lequel la victime est amenée à paraître folle tandis que l'agresseur se fait passer pour une victime. Une fille, capturée et retenue dans une pièce sombre, rejoue mentalement un épisode du passé lorsqu'elle a jeté une brique de lait remplie d'essence sur un homme à l'intérieur d'une voiture et lui a jeté une allumette enflammée. Larsson informe par la suite les lecteurs de la séquestration tout au long de l'enfance de Salander en raison d'un complot entre « la Section » (services secrets suédois) et le Dr Teleborian, un psychiatre pédophile. En faisant disparaître Salander, la Section protège Zalachenko (Zala), un ancien transfuge soviétique qui est également le père biologique de Salander. Les structures de pouvoir conspirent pour protéger les agresseurs, en particulier les hommes occupant des postes importants. La dichotomie Salander/Zalachenko illustre les espaces intermédiaires entre les structures de pouvoir dominées par les hommes et la mémoire traumatique, ainsi que la double voie qui en résulte : infliger des dommages ou en subir.
Comprendre le traumatisme de Salander repose sur les implications psychologiques et sociologiques du narcissisme. Millenium dépeint un éventail de criminels psychopathes et narcissiques et leurs hommes de main. Initialement source d’informations vitales sur les opérations de renseignement de l’Union de la République socialiste soviétique (URSS), Zala commence à faire du trafic d’esclaves sexuels. Il rencontre une femme de 17 ans qui tombe enceinte de jumeaux, dont Lisbeth (Salander). Bien que souvent absent, Zala ressurgit fréquemment pendant l’enfance de Salander, la terrorisant en exerçant sur sa mère des violences si graves qu’elle finira par en mourir. Lisbeth essaie de sauver sa mère et ce n'est qu'après que les autorités ont refusé à plusieurs reprises d'intervenir qu'elle a tenté de mettre le feu à son père. Cela peut sembler insensé, mais il s’agit, dans les circonstances, d’une tentative rationnelle de sauver la vie de sa mère. Les autorités enferment Salander préadolescente dans un service psychiatrique. La mère de Salander souffre d'hémorragies cérébrales qui nécessitent son hospitalisation permanente et provoquent finalement sa mort. Zala est autorisé à s'éloigner, mais souffre de graves blessures causées par l'incendie et perd un pied.
Beaucoup plus tard, Zala finit par tirer sur Salander et la fait enterrer, mais elle sort littéralement de la tombe et le blesse avec une hache. Dans le troisième roman, La Reine dans la palais des courants d'air (2010), ils se retrouvent tous les deux dans le même hôpital (encore une fois, les survivants ne sont pas protégés - dans la vraie vie, les enfants sont souvent renvoyés par les tribunaux à leurs agresseurs). Bien que Salander ait agi en état de légitime défense, c'est elle qui est accusée de meurtre (inversion). Teleborian propose un faux examen psychiatrique et recommande que Salander soit internée en psychiatrie sans procès (les puissants utilisent la loi pour soutenir leurs propres perversions). Il l’accuse d'être psychopathe (p. 250), encore une inversion : plus tard, Teleborian est arrêté pour possession d’images pédo-pornographiques trouvées sur son ordinateur par Salander et ses amis hackers. Il est l'un des nombreux agresseurs dépeints par Larsson qui malgré d'innom-brables crimes s'en sortent sous le couvert de leur respectable identité professionnelle.
Les représentations fictives de Larsson correspondent à des découvertes sociologiques suggérant que de nombreux psychopathes mènent des carrières professionnelles très réussies dans lesquelles leurs troubles deviennent des atouts pour eux (Babiak et Hare, 2006). C'est là encore un cas de renversement, car leurs victimes sont considérées comme inférieures, dans leur vie professionnelle ou en dehors ailleurs, même lorsqu'elles mènent une vie éthique. La satisfaction des psychopathes et des narcissiques prend racine dans le traitement de leur mémoire traumatique, en changeant de rôle pour ne plus être la victime, adhérant ainsi pleinement à la loi du plus fort (Salmona, 2013, p. 251, 267). Les rôles sont répartis différemment, le script ne change pas.
Salander est accusée à plusieurs reprises de crimes qu'elle n'a pas commis. Elle est accusée du meurtre, non seulement de Zala et de son tuteur violeur Bjurman, mais aussi d'un jeune couple enquêtant sur le trafic sexuel. Les discours officiels sur Salander qui la décrivent comme une jeune femme violente, instable et psychotique avec des antécédents de prostitution - construisent autour d’elle un récit qui n’est pas le sien et qui ne correspond en rien à sa personnalité réelle. Que ce soit en privé au cours des violences qu'elles subissent ou en public, les victimes sont assignées dans des rôles, leur individualité et leur humanité sont ignorées, brisées, rejetées. Larsson souligne à quel point les survivants sont mal représentés et mal compris, assignés dans des rôles qui n'ont rien à voir avec qui ils sont vraiment, et souvent forcés de jouer en tant qu'esclaves dans les scénarios de leurs agresseurs (syndrome de Stockholm) pour traiter leurs souvenirs traumatiques.
La dichotomie entre le bien et le mal que Larsson établit entre Salander et Zala souscrit aux conventions du genre à suspense : les deux ont des pouvoirs presque surhumains, ils se poursuivent jusqu'à ce que le bien finisse par triompher ; même la filiation entre les deux est prévisible (Star Wars, etc.). Zala est un méchant stéréotypé, un espion russe et un gangster sans nuances dans sa psychopathie. Selon Salmona, le survivant et l'agresseur habitent un monde déterminé par la mémoire traumatique et les solutions dichotomiques proposées (en fonction de leur sexe). Larsson fait valoir ses arguments de manière claire et accessible : les femmes et les enfants ne sont pas protégés contre les violences sexuelles, alors qu’elles constituent un crime très lourd de conséquences pour les individus et la société. Tant que les violences seront dissimulées, la société ne pourra jamais être égalitaire. Pourtant, il va plus loin en faisant du traumatisme et de ses conséquences un élément central de la question de l'égalité. Larsson présente deux facteurs imbriqués qui vont à l'encontre de l’égalité : la mémoire traumatique et l’inversion.
Mythes, inversions et stéréotypes
Un obstacle important à la protection des victimes dans la vie réelle, également souligné par Larsson, est le mythe selon lequel les lieux où les enfants sont censés être protégés et aimés sont les plus sûrs. Quatre-vingt-dix pour cent des enfants victimes de violences sexuelles connaissent leur agresseur, et seulement 10% signalent les violences à un adulte potentiellement utile (Finkelhor, 2012). La classification des victimes en tant que menteuses ou déviantes sexuelles est un héritage permanent, ce renversement contribuant à un taux très faible de poursuites pour les crimes sexuels commis contre des enfants (la forme la plus traumatisante), conformément à la tendance générale pour les auteurs de violences sexuelles.
En Suède, le taux de viols signalés est le plus élevé d'Europe, peut-être en raison des spécificités de la qualification des crimes et d'une plus grande volonté des victimes de s'exprimer. Pourtant, la Suède n'a qu'un taux de condamnation de 12% dans les procès pour viol (Brottsförebyggande rådet, 2016), ce qui suggère que les victimes ne sont pas crues. Les romans de Larsson insistent sur ce point, car Salander depuis son enfance a été accusée de mentir et de manipuler quand elle tentait de se protéger et de défendre les autres. En collaboration avec les services secrets suédois, le Dr Teleborian réussit à étouffer la menace à la sécurité de l'État représentée par la jeune Salander si elle révélait l'existence de Zala. Les responsables des services secrets sont conscients de l’intelligence géniale et de l’intransigeance de Salander et intègrent sciemment Teleborian. Son programme de torture sous prétexte de soins est conçu, sinon pour la tuer, du moins pour la mettre hors d'état de nuire, et à bien des égard il y réussit, comme le montrent ses comportements asociaux et déviants. Teleborian fait son travail et tire du plaisir de son contrôle total sur la jeune fille attachée au lit. Pour certains, malgré son génie mathématique et son pragmatisme en tant que hacker de renommée mondiale, Salander semble mentalement attardée (un renversement artificiel et un phénomène courant chez les survivants).
Après avoir tenté d’assassiner Salander, Zala « expliqua patiemment qu’au contraire, il était victime d’un crime, que c’était en fait Salander qui avait tenté de l’assassiner » (3-90). Il insiste sur ce scénario jusqu'à ce qu'il soit finalement tué par un agent secret mourant qui décide finalement d'agir d’une manière qu'il considère comme éthique (l'agent étant une personne horrible, mais pas narcissique comme Zala). Zala est coaché par ses associés : « Vous êtes une victime, et il est important que nous veillions à ce que ce soit l’image présentée à la presse » (La Reine dans la palais des courants d'air, p. 91). Teleborian accuse Salander d'être manipulatrice (La Reine dans la palais des courants d'air, p. 250) tout en prétendant être un professionnel de la santé attentionné. Cependant le neurochirurgien Jonasson n'est pas dupe et, bien qu'il ne suive généralement pas les règles (les bons ne le font jamais ici), il prétend être « tenu d'observer les procédures bureaucratiques » (La Reine, p. 251) et refuse ainsi l'accès de Teleborian aux soins psychiatriques de Salander. Pour Jonasson il est évident que le discours de « Teleborian contredit la propre idée qu’il s’est faite sur Salander » (La Reine, p. 250). Teleborian, par exemple, rapporte : « Elle manque d'empathie et, à bien des égards, peut être décrite comme une sociopathe » (La Reine, p. 368), alors qu'elle passe sa vie à secourir des victimes et à prendre soin de sa mère handicapée et de son ancien tuteur vieillissant, Holger Palmgren ; et Teleborian la diagnostique plus tard comme « davantage une psychopathe égomaniaque » (La Fille qui rêvait d'un bidon d'essence, p. 369), ce qui est clairement ce qu'il est lui-même. Cependant, les stéréotypes sociaux contribuent à confirmer ses mensonges, car son comportement charmeur et sympathique contraste avec la position apparemment agressive et antisociale de Salander. Pour combattre ces stéréotypes, il est essentiel de comprendre la dynamique narcissique/survivante (un des principaux sous-produits de la mémoire traumatique).
Larsson dépeint les agresseurs narcissiques et les survivants héroïques qui prennent des risques comme des faces opposées d'une même pièce psychologique, correspondant à la théorie de Salmona selon laquelle les deux comportements sont enracinés dans la mémoire traumatique. Zala présente des comportements caractéristiques d'un trouble narcissique de la personnalité, comme la tromperie et la manipulation : alors qu'il faisait l'objet d'une enquête pour tentative de meurtre sur Salander, tout en la présentant comme la criminelle, il « ressentit une exaltation soudaine et aurait éclaté de rire » (La Reine, p. 93). Il laisse entendre que les blessures par balle de Salander pourraient être expliquées comme un conflit père-fille (La Reine, p. 93), ce qui (bizarrement) contribue à sa défense. Il insiste sur le fait que, puisque la police secrète est « trop sensible pour la tuer », Salander doit « disparaître ... être déclarée invalide ... être internée dans un établissement psychiatrique à vie » (La Reine, p. 94). Faire sur les survivants un diagnostic de troubles innés tout en ne tenant pas compte de leur traumatisme (démarche habituelle selon l'étude ACE), les réduit en fait au silence en niant ce qu'ils ont vécu et en rejetant leurs symptômes comme faisant en quelque sorte partie intégrante d'eux. Les troubles psychologiques sont les seuls pour lesquels une cause est rarement recherchée ; quand quelqu'un saigne, les médecins recherchent le couteau qui l'a coupé. Tout en ignorant les symptômes évidents de la mémoire traumatique ou de la catégorie plus large de l'ESPT, ils sont étiquetés et médicamentés ; très souvent, ils ne sont pas eux-mêmes conscients de leur passé (amnésie traumatique). C'est à travers les symptômes que ce passé peut être reconstitué, traduit en récit et définitivement surmonté ; les médicaments tels que les neuroleptiques empêchent l'accès à ce passé. Un autre obstacle est la manière dont les narcissiques construisent le récit, en niant et en retournant la situation des survivants, car ils sont experts en tromperie et jouissent d'une position sociale plus élevée. Bien souvent, les parents abusifs vivent jusqu'à un âge avancé en bonne santé, tandis que leurs enfants peuvent mourir d'une crise cardiaque tôt dans leur vie - les agresseurs utilisent d'autres personnes pour traiter la mémoire traumatique à leur place, les poussant devant eux dans le champ de mines, le rendant ainsi sans danger pour eux.
La plupart des narcissiques (contrairement aux psychopathes) dépensent beaucoup d'énergie pour éviter d’être repérés, développant des stratégies élaborées pour ressembler à des citoyens exemplaires alors que leurs victimes semblent folles, malades, inaptes (Salmona, 2013, pp. 235-256). Larsson insiste sur le fait que c'est souvent l'homme le moins soupçonné, le plus charmant, qui est en réalité le narcissique, et que les hommes qui sont en apparence les plus agressifs ou semblent les suspects les plus probables peuvent certes être des personnes épouvantables (misogynes, etc.), mais ne correspondant pas à la pathologie spécifique du trouble de la personnalité narcissique. Quand Erika Berger est cyber-harcelée puis traquée, le principal suspect, l'arrogant et misogyne Holms, se révèle innocent de cette violence, tandis que l'obséquieux Fredriksson est le coupable insoupçonné (La Reine, p. 571).
Les Vanger dans Les hommes qui n'aimaient pas les femmes, semblent être une famille respectable, mais la violence dans et hors de leurs rangs est monnaie courante. Comment Martin Vanger a-t-il pu échapper à la justice en ayant commis autant de meurtres ? Même Salander ne pouvait le comprendre au début : « Elle pouvait à peine imaginer les horreurs qui avaient dû se dérouler dans le sous-sol de Martin Vanger, au milieu de cet endroit idyllique et bien ordonné » (Les hommes qui n'aimaient pas les femmes, p. 506). Les familles font par leur propre organisation imaginer quelque chose de bien ordonné et d'idyllique, surtout quand elles sont riches. Les meurtres sont également une question de classe : « Ses victimes étaient souvent de nouvelles arrivantes, des jeunes femmes immigrées qui n'avaient ni amis ni contacts sociaux en Suède. Il y avait aussi des prostituées et des exclues sociales, avec des problèmes de drogue ou autres dans leur milieu » (Les hommes qui n'aimaient pas les femmes, p. 506). Comme il est bien connu que la majorité des femmes prostituées ont subi des violences sexuelles pendant leur enfance (Bindel, 2017 ; Farley, 2010), Larsson attire à nouveau l'attention sur la poly-victimisation.
Après que Salander ait vu Martin Vanger mourir, elle trouve le dossier où il recense ses victimes potentielles ; sa réaction met en évidence que Larsson comprend la désindividualisation des crimes misogynes : « Il n'avait tué qu'une fraction de ces femmes, mais chaque femme qui s'approchait de lui était une victime potentielle » (Les hommes qui n'aimaient pas les femmes, p. 507). Tout comme les psychopathes et les narcissiques ne sont pas des monstres inhumains, mais plutôt des agglomérats de violences passées ayant des conséquences neurologiques et sociales (basées sur le sexe), les victimes ne sont pas seulement des individus malchanceux ; toutes sont le produit d'une mémoire traumatique. Salander détruit ce catalogue ainsi que les photographies des victimes torturées conservées comme souvenirs, considérant que le simple fait des les voir est une perpétuation de la violence misogyne et donc de l'inégalité (même si elles devaient être utilisées comme preuves). Salander a perdu confiance dans le système depuis longtemps et ne participera pas à une enquête policière. Sa méfiance à l'égard de l'autorité se résume au mieux dans les mots de Palmgren : « Par principe, notre cliente ne parle pas à la police ou à d'autres personnes ayant autorité, et encore moins aux psychiatres. La raison en est simple. À chaque fois elle a été punie parce que les fonctionnaires du gouvernement avaient décidé que Zala était plus important qu'elle » (La Reine, p. 736). Ne cherchant pas à comprendre les fondements de ses comportements, tant en termes de traumatisme que d'inégalité, la police interprète ses refus de coopérer comme un signe de déficience mentale, de folie ou de retard (La Reine, p. 627). De même, Blomkvist ne comprend pas que Salander coupe toute relation avec lui après des moments qui auraient dû les rapprocher, dans le cadre d'une intimité mutuellement satisfaisante.
Un handicap caché
Des relations saines peuvent être peu familières et menaçantes pour les survivants, qui choisissent à la place (comme Salander) les frissons anesthésiants liés à la multiplication des partenaires sexuels. Soumis à toutes sortes d'inversions et anesthésiés par les cycles de violence qu'ils offrent, de nombreux survivants trouvent paradoxalement qu'aller au delà de ce miroir déformant est une expérience effrayante. Comme ils vivent constamment dans un champ de mines (l'alarme amygdale sonne), les dangers réels ne sont pas plus menaçants que ceux qu'ils perçoivent. De même, une relation saine peut sembler plus effrayante qu'une relation violente. Grâce à des mécanismes de survie qui ont leur origine dans la mémoire traumatique, les réactions des survivants ont été inversées. Larsson illustre clairement ce point en ce qui concerne la relation de Salander avec Blomkvist : « Son problème était qu'elle ne pouvait pas interpréter ses propres sentiments pour lui... elle lui parlait d'elle d'une manière qu'elle n'aurait jamais imaginé avec quelqu'un d'autre, même menacée de mort. Cela l'effrayait et la faisait se sentir nue et vulnérable, à sa merci » (Les hommes qui n'aimaient pas les femmes, p. 636).
De même, sur leur amitié amoureuse : « Elle n'avait aucune idée de la façon dont cela s'était passé ni de la façon dont elle devait y faire face » (Les hommes qui n'aimaient pas les femmes, p. 637). Elle devient plus réservée et s'éloigne de Blomkvist dans la majeure partie des deux romans suivants. « Lorsqu'il lui demanda si quelque chose n'allait pas, elle lui jeta un regard neutre et sans complaisance » (Les hommes qui n'aimaient pas les femmes, p. 637). Des sentiments humains normaux n'offrent pas l'anesthésie émotionnelle de la dissociation
C'est une autre facette du fait que les règles du jeu ne sont pas équitables entre ceux qui souffrent du handicap caché de la mémoire traumatique et ceux qui pourraient vouloir se lier d'amitié avec eux ou les aider. Les vérités inconfortables qui se cachent derrière des comportements dissociatifs et à risque permettent aux systèmes judiciaire, médical et social de qualifier aisément ces comportement (c'est à dire de blâmer la victime). Conformément au genre noir nordique, certains aspects du modèle social-démocrate suédois sont les principales cibles de Larsson : deux des principaux agresseurs de Salander sont ses protecteurs nommés par l'État, tandis que le troisième (son père biologique) est autorisé à exercer des violences sur elle et sur sa mère parce qu'il est de mèche avec les services secrets de l'État.
Loups habillés en mouton
La majorité des violences sexuelles commises pendant l'enfance se produisent au domicile de l'enfant, l'idée que le foyer est un endroit sûr par opposition au monde dangereux « de l'extérieur » est un mythe. Le mythe soutient qu'il y a de grands méchants loups dans la forêt, mais qu'à la maison, il y a de gentils bergers qui gardent le troupeau. L'idée que l'ennemi est « à l'extérieur » dans ce monde dangereux est une pierre angulaire du syndrome de Stockholm, dans lequel le captif s'identifie au ravisseur afin d'assurer sa survie (un mécanisme efficace habituel que la grande majorité des gens, hommes ou femmes, finissent par adopter). Ce mythe est particulièrement néfaste en ce qu'il limite la liberté et les possibilités d'évasion et accroît la dépendance à l'égard des agresseurs ; il persiste pourtant, malgré les preuves formelles que la plupart des auteurs sont connus de leurs victimes. La protection des enfants et des autres groupes les plus vulnérables dépend de la reconnaissance de ces faits ; la société (même dans la Suède socialement progressiste) ne parvient pas à les protéger.
Les critiques sociales de Larsson n'impliquent pas que les violences sexuelles se produisent « même en Suède », mais visent son propre pays scandinave dans ses particularités (dans la tradition du roman noir nordique). En discutant de la désapprobation de Larsson à l'égard du système suédois, Stenport & Alm (2009) soulèvent plusieurs points qui suggèrent que ses romans ne sont pas aussi féministes qu'ils peuvent le paraître. Par exemple, bien qu'il y ait certainement des femmes qui réussissent et des hommes immigrés qui réussissent, les femmes immigrées en sont absentes (Stenport & Alm, 2009, p.166). Elles lui reconnaissent une intention féministe de considérer « la femme en tant qu'individu comme une figure susceptible de remettre le monde à l'endroit » (p.170), mais considèrent cette solution comme inefficace. Bien que l'argument de Stenport & et Alm soit valable – pourquoi discréditer, plutôt que de chercher à améliorer, un système social suédois qui ne fonctionne pas toujours, mais qui est néanmoins conçu pour protéger les plus vulnérables – Larsson évoque les réalités importantes de ceux et celles qui passent à travers les mailles du filet.
Ils échouent en partie à cause de la mémoire traumatique et de la façon dont la société l'ignore ou la surestime. Cela peut expliquer les comportements étranges des survivants, et aussi répondre à la question que peuvent se poser ceux qui n'ont jamais subi de sévices : pourquoi quelqu'un ferait-il une chose aussi horrible ? Comment le peut-il ? Le narcissisme résultant de la maltraitance peut être l'une des réponses à leur perplexité face à l'existence de tels « monstres ». La dichotomie dessinée par Larsson, dans laquelle Salander et Zala s'opposent tout en partageant certaines similitudes, est en résonance avec les théories de Salmona, selon lesquelles le cerveau est câblé de la même manière pour les survivants et les auteurs de crimes, en ce qui concerne la mémoire traumatique. Les êtres humains ne sont pas nés pour être violents mais plutôt pour être compatissants, comme l'ont montré les recherches sur les nourrissons.
Millenium suggère que les intentions progressistes du gouvernement ne se traduisent pas dans la réalité. C'est ce qu'affirme le personnage de Dag (qui écrit un livre sur le trafic sexuel mais qui est assassiné avant d'avoir pu le terminer) : malgré les lois rigoureuses qui l'interdisent, « la Suède est l'un des pays qui importe le plus de prostituées par habitant, de Russie et des pays baltes » (La fille qui rêvait d'un bidon d'essence, p. 101). Il explique que « les jeunes femmes qui font l'objet de la traite sont tellement en bas de l'échelle sociale qu'elles ne présentent aucun intérêt pour le système juridique (La fille qui rêvait d'un bidon d'essence, p. 101). Sur l'ensemble des crimes liés au commerce du sexe, 99,9 % ne sont pas signalés à la police... Une pute est une pute. Elle fait partie du système » (La fille qui rêvait d'un bidon d'essence, p. 105). Les hommes qui haïssent les femmes sont ceux que Larsson attaque ; le gouvernement ne fonctionnera pas comme il est censé le faire tant qu'ils y tiendront des rôles importants, et comme le gouvernement en est truffé, on ne peut pas lui faire confiance (Larsson était pour l'adoption de la loi qui criminalise l'achat mais non la vente de sexe, et aidait de façon importante les femmes à échapper à la prostitution, mais il disait que la loi n'était pas suffisamment appliquée). Alors qu'il est possible que les personnes qui n'ont pas subi de traumatismes ignorent la prévalence parmi nous des narcissiques et des (poly)victimes qui rejouent secrètement des traumatismes pour atténuer les conséquences persistantes des sévices initiaux, ces traumatismes constituent un facteur social déterminant qui contribue non seulement à la violence mais aussi à l'inégalité.
Conclusion
Les conséquences des traumatismes de l'enfance sont profondément ressenties, alors que Salander développe son propre code moral face aux insuffisances de l'ordre législatif et public ordinaire, à savoir l'échec à protéger les femmes et les enfants des violences exercées par des narcissiques qui sont entrés dans leur intimité. Le narcissisme masculin et l'assujettissement féminin sont des normes aggravées et même perpétuées par la mémoire traumatique. Le succès des romans de Larsson suggère un désir du public de se confronter aux injustices niées et réduites au silence, du moins du point de vue sans danger de la fiction. Les lecteurs reconnaissent les fondements du comportement de Salander dans son passé traumatique et peuvent chercher à retrouver des symptômes semblables chez les personnes qui les entourent.
La clarté hyperbolique des romans, le passé féministe et militant de Larsson, et les conventions du roman noir nordique, tout indique un roman engagé (en français dans le texte) pour mettre fin à la violence misogyne. Dans la tradition des femmes guerrières qui se battent pour les femmes évoquée par Larsson (La Reine, p. 1), et la montée des cours d'autodéfense féministes, les personnages féminins ont appris des techniques pour maîtriser physiquement les agresseurs masculins (De Welde, 2012). Pourtant, la défense des victimes n'implique pas seulement la reconnaissance de ce qui leur est arrivé, mais aussi la reconnaissance des conséquences sociales et individuelles dévastatrices et « colonisatrices » du traumatisme comme facteur contribuant à l'inégalité des sexes. L'essentiel n'est pas le pouvoir physique (ici, les femmes gagnent souvent des bagarres avec les hommes), mais plutôt la capacité socialement valorisée de traumatiser, de manipuler et de contrôler. C'est un monde dans lequel la force brute ne compte plus pour beaucoup. Cependant, on peut dire que la domination masculine n'a jamais été fondée sur la force physique ; il est possible que sa persistance soit ancrée à l'existence de la mémoire traumatique en tant que force motrice du cycle de la violence.
Comme le laisse entendre Larsson, la non-reconnaissance de la combinaison narcissisme masculin/assujetissement féminin comme « traitement » de la mémoire traumatique a un coût élevé en termes individuel et sociétal. La victime se retrouve souvent seule ou dépendante des structures sociales avec des problèmes de santé physique et mentale. Les attitudes et les idées fausses de la société contribuent aux difficultés, qui perdurent même si la victime a rompu le schéma de l'oppression et des violences. Ainsi, Salander ne souhaite pas parler de sa vie ni de son passé avec son avocat, une réaction typique dans une société qui n'est pas prête à comprendre : « Ce n'est pas de sa faute si son père était un sadique et un meurtrier pathologique. Ce n'était pas de sa faute si son frère était un meurtrier. De plus, Dieu merci, personne ne savait qu'il était son frère, ce qui sinon aurait sans aucun doute été retenu contre elle... Et pourtant, c'est sa vie à elle qui allait être bouleversée » (La Reine, p. 243).
Tant que la compréhension et l'empathie font défaut en ce qui concerne la mémoire traumatique, les institutions sociales ne peuvent pas remplir leur fonction qui est de garantir la sécurité, l'égalité et la justice. Étant donné que les conventions du roman policier exigent que le coupable soit en général le personnage le moins soupçonnable, il serait peut-être naturel de s'intéresser aux familles « aimantes et gentilles », pour éventuellement dévoiler les sombres dessous qui hantent tant de vies.
REMERCIEMENTS :
Dignity remercie les personnes suivantes pour leur temps et leur expertise dans la révision de cet article : Laura S. Brown, Ph.D., psychologue clinique et médico-légale en pratique indépendante, Seattle, États-Unis; Susan Hawthorne, coéditeur, Spinifex Press, Australie ; et Hilda Lloréns, professeur adjoint, sociologie et anthropologie, Université de Rhode Island.
BIOGRAPHIE DE L’AUTEUR :
Kate Rose est professeur à l'Université chinoise des mines et de la technologie, où elle enseigne l'anglais à des étudiants diplômés et de premier cycle et mène des recherches avec le Centre international de sinologie comparée. Elle est également responsable de conférences universitaires internationales et de publications. Avant cela, elle a obtenu un doctorat en littérature comparée de l’Université de Montpellier, France, sur le réalisme magique et la quête de liberté dans les écrits contemporains des femmes françaises et francophones (également thème de son premier livre, Décoloniser l’imaginaire). Elle a développé une approche socio-littéraire décrivant le potentiel de la fiction pour renverser les hiérarchies fondées sur le sexe, notamment en reconnaissant les pleins effets de la violence et des traumatismes sexuels. Au Boston College, elle a été fortement influencée par les cours avec la philosophe féministe radicale Mary Daly. Actuellement, Kate dirige des projets avec des universitaires chinois, y compris des traductions d’écrits de femmes et la publication prochaine d’une anthologie interdisciplinaire, Creative China. Elle enseigne la littérature comparée, l'écriture créative, le théâtre, la communication interculturelle et la sociologie américaine. Son travail continue de se concentrer sur les écrits contemporains du monde entier et leur importance pour la promotion des femmes, dans une perspective comparative et transformatrice. Elle est également romancière, poète et dramaturge. N'hésitez pas à nous contacter: daretotell@yahoo.com.
CITATION RECOMMANDÉE :
Rose, Kate. (2018). Abuse or be abused: Traumatic memory, sex inequality and Millennium as a socio-literary device. Dignity: A Journal of Sexual Exploitation and Violence. Vol. 3, Issue 3, Article 6. https://doi.org/10.23860/dignity.2018.03.03.06 Available at http://digitalcommons.uri.edu/dignity/vol3/iss3/6.
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I'm here to testify about what Dr. James did for me. I have been suffering from (GENITAL HERPES VIRUS) disease for the past 4 years and had constant pain and inching, especially in my private part. During the first year. This disease started circulating all over my body and I have used Oregano oil, Coconut oil, Acyclovir, Val acyclovir, Acyclovir, and some other products and it really helped during my outbreaks but I totally got cured! From my HSV with a strong and active herbal medicine ordered from Dr. James herbal mix and it completely fought the virus from my nervous system, and I was tested negative after 15 days of using Dr. James herbal mix medicine. I'm here to let you all know that the herpes virus has a complete cure, I got rid of mine with the help of Dr. James herbal medicine. I came across a testimony of Tasha, on the internet testifying about Dr. James, on how he cured Her of 7 years HSV 2. And she also gave the email address of the great Dr. James (GREATCUREMAN@GMAIL.COM...]..., advising anybody to contact him for help on any kind of diseases that he would be of help with, so I emailed him telling him about me (HSV 2) he told me not to worry that I'm going to be cured!! Well, I never doubted him. I have faith he can cure me too, Dr. James prepared and sent me his herbal mix medicine made of roots and herbs which I took. In the first one week, I started experiencing changes all over me, after 15 days I drank his herbal mix medicine, I was totally cured. No more inching, pain on me anymore as Dr. James assured me. After some time I went to my doctor to do another test. The result came out negative. So friends my advice is if you have such disease or know anyone who suffers from it or any other disease like Alzheimer's Disease, Warts, Moles, Bipolar disorder, Shingles, HPV, HPV, HIV/AIDS, ALS, HBP, CANCER, NEPHROTIC SYNDROME HIV / AIDS, herpes cancer, Ovarian Cancer, Pancreatic cancers, bladder cancer, bladder cancer, prostate cancer, Glaucoma., Cataracts, Macular degeneration, Cardiovascular disease, Autism, Lung disease. Enlarged prostate, Osteoporosis. Alzheimer's disease, psoriasis, Tach Diseases, Lupus, Backache, dementia. Kidney cancer, lung cancer, skin cancer, skin cancer and skin cancer. Testicular Cancer, LEUKEMIA, VIRUSES, HEPATITIS, INFERTILITY., etc. you can contact the great one directly on his.... [greatcureman@gmail.com].....INFO@drjamesherbalmix:@gmail.com He is a good man, and He will help you.
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