LETTRE À MADAME TAUBIRA QUAND ELLE ÉTAIT GARDE DES SCEAUX
"Vous qui êtes ministre de la Justice, ne pouvez-vous pas œuvrer pour modifier ces lois afin que toutes les victimes de ces crimes puissent porter plainte quand elles sont enfin prêtes parce qu’enfin protégées, entendues et soignées ?"
Madame,
je m’adresse à vous aujourd’hui en 2014, car je suis désespérée.
Je suis née en Guyane, issue d’une famille de noirs marrons, et j’ai vécu jusqu’à mes 20 ans en Guyane.
De l’âge de 14 ans jusqu’à mes 20 ans, j’ai été victime de graves violences physiques, psychologiques et sexuelles, et retenue prisonnière par le mari de ma mère (je ne peux plus appeler ce monstre «père») :
- mes parents n’ayant pas déclaré ma naissance, je n’avais pas d’état civil ; ils ne touchaient pas d’allocations familiales pour moi, d’ailleurs, lui, le mari de ma mère refusait de toucher quoi que ce soit pour moi, car il disait que je n’étais rien, que je ne valais rien, que je n’avais droit à rien ;
- ils m’ont retirée de l’école à 14 ans et obligée à travailler très dur avec ma mère à la plantation familiale ;
- le mari de ma mère a commis des violences sexuelles sur moi pendant des années, il m’a pris ma virginité, il venait régulièrement me violer dans mon hamac pendant que le reste de la famille dormait,je suis même tombée enceinte, et il m’a obligée à aller faire une IVG ;
- je n’avais pas le droit de protester, de sortir de chez eux, de parler à d’autres personnes, seulement celui d’obéir et de subir, j’étais régulièrement menacée de mort avec une machette ;
- ma mère n’a jamais pris ma défense et faisait comme si elle ne savait pas ce qui se passait ; pourtant son mari avait aussi violé ma sœur ainée (qui n’a pas le même père), ainsi que d’une de mes cousines qui vivaient avec nous, il était également violent avec ma mère, ainsi qu’avec certains de mes frères, mais personne (famille, amis) ne lui a jamais rien dit, ni ne nous a aidé ;
- l’assistante sociale de ma ville savait que j’étais privée d’école, mais elle n’a rien fait non plus, ni le directeur de l’école qui est juste venu une fois voir ma famille pour leur dire que je devais être scolarisée mais ça s’est arrêté là ;
- une de mes tantes a voulu m’aider à obtenir des papiers d’identité, mais le mari de ma mère l’a menacée, et elle n’a pas pu faire le nécessaire ;
Au cours de l’été de mes 20 ans, j’ai enfin pu m’échapper de cet enfer, en profitant d’une visite à ma grand-mère. J’y suis restée quelques mois, puis je me suis installée à Cayenne avec celui qui est devenu mon mari.
Nous avons eu un enfant et j’ai réussi à obtenir enfin un jugement déclaratif de naissance, puis des papiers d’identité, puis nous avons eu d’autres enfants et nous sommes venus nous installer en France.
Pendant les premières années de notre vie commune, je n’arrivais pas à parler de toutes ces violences dont j’avais été victime, et je le vivais très mal, mon mari avait beaucoup de mal à pouvoir m’approcher dans notre intimité.
Ce n’est que 7 ans après m’être sauvée que j’ai pu enfin exprimer toute cette souffrance à une psychologue de la PMI de mon quartier.
Puis il a fallu encore 7 ans encore pour que je consulte une psychiatre spécialisée dans les violences faites aux femmes, que vous connaissez.
Grâce à ces deux personnes, ainsi qu’au soutien de mon mari et de quelques personnes de ma belle-famille et de mon entourage à qui j’ai pu petit à petit parler de mon histoire, je peux essayer d’avancer dans ma vie, surtout pour mes enfants, que je veux aimer et protéger plus que tout.
Malgré tout, je souffre toujours des séquelles de toutes ces violences que j’ai subies : mal-être constant, repliement sur moi, manque de confiance et d’estime de moi, flashes incontrôlables provoquant des crises d’angoisse. En particulier ces séquelles m’empêchent d’assumer un travail à plein temps, ce pourquoi je suis en arrêt longue maladie.
Je n’arrive pas non plus à me détacher de ma mère, même si je lui en veux énormément de ne pas m’avoir protégée, j’ai besoin de lui parler, de savoir pourquoi elle a accepté cette situation. J’ai essayé d’obtenir des réponses, mais elle ne veut pas ou ne peut pas parler. D’ailleurs elle continue à vivre avec ce monstre, c’est pourquoi je ne peux pas aller la voir, ni seule, ni avec mes enfants.
Le travail psychothérapique que j’ai entrepris me permet aujourd’hui d’accepter mon statut de victime, me donne le courage de briser la loi du silence qui pèse sur ces secrets de famille, et me motive à :
- obtenir que mon tortionnaire soit enfin puni pour tout ce qu’il m’a fait subir ;
- savoir si c’est vraiment mon père biologique ou s’il s’est permis de me traiter comme ça parce qu’il savait que je ne suis pas sa fille, car il n’a jamais fait de mal à mes petites sœurs, mais il l’a fait à ma sœur aîné qui n’est pas du même père et à une de mes cousines.
J’ai donc rencontré un avocat spécialisé en droit pénal pour porter plainte, il m’a répondu :
- que je ne pouvais pas lancer de procédure de contestation de paternité, car le délai de 10 ans était passé !
- que je ne pouvais pas non plus porter plainte pour viols sur mineur, car bien que le délai de prescription soit de 20 ans après la majorité et que j’ai moins de 38 ans, ce délai de prescription est pour moi de 10 ans car j’ai eu 28 ans seulement quelques semaines avant la loi Perben II et que la loi n’étant pas rétroactive, à quelques semaines près je ne peux pas en bénéficier !!
Je suis donc aujourd’hui désespérée, car je n’ai plus aucun moyen de porter plainte au pénal si ce n’est de signaler ce que j’ai subi au procureur de la République (ce que j’ai fait), ni de savoir la vérité sur mes origines.
J’ai l’impression d’être de nouveau prisonnière, et que c’est lui qui a gagné, car ma cousine pour laquelle les faits ne sont pas encore prescrits, ne portera jamais plainte, elle vit toujours dans cet environnement fermé, où le silence est imposé par l’entourage, milieu qui ne veut surtout pas remuer le passé.
Comment ces crimes-là peuvent-ils être prescrits ?
Pourquoi des lois qui permettraient à toutes les victimes comme moi d’espérer se sentir enfin reconnues et mieux, ne peuvent-elles pas être rétroactives ?
Vous qui êtes à la fois une femme et une guyanaise, vous savez que beaucoup d’autres femmes sont dans mon cas et aussi désespérées que moi.
Vous qui êtes ministre de la Justice, ne pouvez-vous pas œuvrer pour modifier ces lois afin que toutes les victimes de ces crimes puissent porter plainte quand elles sont enfin prêtes parce qu’enfin protégées, entendues et soignées ?
J’espère que vous serez sensible à mon histoire et que vous allez m’aider à obtenir réparation.
En vous remerciant d’avance.
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