APRES L'INCESTE…
Comment je me suis reconstruite
avec la psychogénéalogie
de Noëlle Le Dréau,
InterEdition Dunod
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PREFACE
de Muriel Salmona
de Muriel Salmona
Je ne peux que saluer avec émotion la force de vie, le talent, la détermination et le courage de Noëlle Le Dréau. Tout au long de son ouvrage passionnant, avec une écriture généreuse et évocatrice, elle témoigne de son histoire, de sa volonté de comprendre coûte que coûte, et de sa quête exigeante de sa vérité, de la vérité de tout un univers familial miné depuis des générations par la violence, le silence et le déni, de la vérité universelle de vies fracassées par l'inceste. Vérité universelle de toutes les victimes qui sont abandonnées et condamnées au silence. Noëlle à cinquante ans osera braver cette loi du silence et dénoncer les violences incestueuses dans une tentative altruiste de partager une vérité qui aurait pu être libératrice pour tout un système familial empoisonné et enchaîné par le secret et une mise en scène mystificatrice, elle sera rejetée et exclue. C'est donc sans cette famille autiste, fermée sur elle-même, qu'accompagnée par son conjoint elle reconstruira son histoire, l'histoire de ses parents, celle de ses grands parents et des générations antérieures, et qu'elle rendra enfin justice non seulement à la petite fille terrorisée et traumatisée qu'elle était, mais aussi à tous les autres enfants terrorisés et traumatisés depuis plusieurs générations dans sa famille, et par extension qu'elle rendra justice à tous les enfants qui subissent la violence de l'inceste.
Si la violence est une atteinte à notre dignité et à nos droits fondamentaux à la vie et à la sécurité, le témoignage de Noëlle nous montre à quel point la violence de l'inceste opère un véritable meurtre identitaire et transgénérationnel. C'est l'incohérence de la violence de l'inceste, son non-sens absolu, sa négation de tout ce qui fait l'humain qui la rend particulièrement traumatisante. Cette violence opère une déchirure du sens que nous donnons au monde et à notre existence, aux relations avec ceux qui nous entourent. Ce sens, cette cohérence, cette intime connaissance du monde qui nous habite et qui nous entoure est un tissu fragile que nous nous efforçons de tisser tout au long de notre vie, une enveloppe vivante en constant remaniement, une interface précieuse et indispensable. Grâce à lui nous avons un sentiment d’unité et d’appartenance à nous-même et au monde. Il nous permet non seulement d’exister comme un individu singulier, unique, avec son histoire, ses savoirs, ses émotions et ses sentiments, mais aussi comme un élément d’un tout universel, capable d’entrer en relation et d'être en empathie avec les autres, et de pouvoir les reconnaître dans leur singularité, avec leur histoire, leurs savoirs, leurs émotions et leurs sentiments. Il est ce filtre qui nous permet d'aimer et de nous transformer sans cesse en toute sécurité sans risque de nous perdre. La violence de l'inceste met à mal cette cohérence si nécessaire. A l’opposé de toute relation, elle s’impose et instrumentalise pour soumettre et détruire, elle impose une histoire, des émotions qui ne nous concernent pas, qui n’ont aucun sens dans notre réalité d'enfant. Elle nous fait jouer un rôle dans un scénario absurde et monstrueux, celui de l’agresseur. La violence de l'inceste nie tout ce que nous sommes, notre personne, notre histoire, nos émotions, nos besoins fondamentaux, nos droits, notre sens de la vérité, de la justice, elle détruit tous nos repères. La violence ne peut pas être absorbée, ni métabolisée, elle fait effraction et entraîne une hémorragie psychique avec un vécu d’anéantissement, laissant une sensation de vide et de mort psychique. La violence de l'inceste balaie tout comme une tornade, elle fracasse tous ceux qui sont à son contact, fait voler en éclat tout le tissu familial, tous les liens.
Et si, comme pour Noëlle dans sa famille, personne ne vient dénoncer cette violence, la stopper et nous protéger, puis nous réanimer et nous aider à sortir du scénario en rétablissant du sens, elle met à mal tous les systèmes de défense psychologiques et livre notre cerveau à un stress tellement destructeur pour nos neurones que seul un mécanisme de sauvegarde exceptionnel nous permettra de survivre au prix de l'installation d'un trouble important de la mémoire : la mémoire traumatique* des violences qui fonctionnera comme un corps étranger inassimilable. Mémoire fantôme des violences, cette mémoire traumatique nous hantera sans fin, hantera nos proches, elle imposera ses propres lois, totalement incompréhensibles, et se comportera comme une bombe toujours prête à exploser en faisant revivre des souffrances indicibles, empêchant toute liberté par la menace qu’elle fait peser.
L’enveloppe déchirée par la violence devient alors une enveloppe vide avec une perte d’identité. La violence enkystée maintient béante la déchirure, et aucun des processus de réparation habituels ne permet plus de remplir l’enveloppe devenue tonneau des Danaïdes malgré les tentatives incessantes de colmatage des brèches. Ces tentatives font appel à des personnalités d’emprunt, accompagnées d’émotions et de sentiments douloureusement ressentis comme factices. Ces personnalités plaquées nous rendent interchangeables. La vie, devenue une mise en scène de la vie, est alors une lutte de tous les instants pour maintenir à tout prix un semblant de cohérence et ne pas sombrer dans le puits sans fond de la mort psychique par le vide, l’absence d’émotions et de sentiments.
Et Noëlle ne capitulera pas, sans relâche elle essayera d’aimer malgré tout, d'être loyale et juste malgré tout, de redonner un sens à cette histoire familiale malgré tout. Pour se retrouver ainsi piégée dans un univers familial de violences totalement aliénant, il faut qu’il y ait des raisons terribles, et ces raisons ne sont jamais liées à la victime, elles sont liées à une mémoire traumatique de violences que chaque agresseur a subi dans son passé, mémoire traumatique qu’il ne veut pas assumer, dont il ne veut rien savoir, et dont il s’agit pour lui de se débarrasser à tout prix sur autrui, quitte à y laisser son âme, car cette mémoire traumatique est perçue comme une menace d’auto-destruction et de folie insupportable. C'est cette histoire que Noëlle reconstituera pas à pas avec patience et détermination.
L'inceste n'a rien à voir avec un désir sexuel, c'est une violence insensée terriblement efficace pour s'anesthésier, pour se soulager. Le but de l'agresseur est d’imposer à une personne qu’il a sous sa main, comme son enfant, d’être son « esclave-soignant et son médicament » pour traiter sa mémoire traumatique, car la violence extrême est très efficace pour momentanément anesthésier un mal-être par un mécanisme neurobiologique de sauvegarde qui s'apparente à une disjonction au niveau du cerveau déclenché par le stress extrême que la violence produit. L'agresseur instrumentalise donc sa victime pour servir de fusible pour qu’il puisse disjoncter par procuration et s’anesthésier.
Et Noëlle nous montre dans son témoignage, combien nous avons besoin avant tout de vérité, de compréhension et de cohérence pour réparer cette déchirure du sens qu'opère une violence impensable telle que l'inceste. Et c'est un beau message d'espoir qu'elle nous donne. Pour lutter contre la violence nous avons besoin d’un monde juste et fraternel qui protègerait vraiment les victimes, un monde où l’égalité de droit pour tous les êtres humains serait respectée, un monde qui ne tiendrait plus de discours mystificateurs sur les femmes, les enfants, l’amour, l’éducation, la sexualité, le soin, le travail, mais un discours authentique sur les relations humaines où l’empathie et le respect des droits et de la dignité de chacun primeraient. Et c'est ce monde auquel Noëlle veut nous faire croire, auquel nous voulons croire et pour lequel avec elle, nous devons tous nous battre. Ce livre nous en donne encore plus envie.
Dr Muriel Salmona,
- Muriel Salmona “mémoire traumatique” in L'aide-mémoire en Psychotraumatologie, Paris, Dunod, 2008, et "Mémoire traumatique et conduites dissociantes" in Trauma et résilience Paris, Dunod, 2012
- pour en savoir plus site memoiretraumatique.org
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